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1895

La légende du chêne au Vendeur

Une légende publiée par Édouard Vigoland

Édouard Vigoland est l’auteur de la légende du Chêne au Vendeur. Les jeunes gens de Coulon en Montfort-sur-Meu, passant outre l’interdiction par les moines de festoyer au pied de l’arbre, sont emportés par l’enchantement d’un joueur de hautbois maléfique.

La légende du chêne au Vendeur

La légende du Chêne au Vendeur est publiée par Édouard Vigoland, en 1895, dans le dernier chapitre de son livre consacré à l’histoire de Montfort. —  VIGOLAND, Edouard, Montfort-sur-Meu : son histoire et ses souvenirs, Rennes, Hyacinthe Caillière, 1895. [pages 208-213] —

Le personnage principal de cette légende est le chêne au Vendeur, arbre remarquable autrefois situé dans le bois de Coulon, ancien quartier de la forêt de Brécilien.

Lorsqu’il écrit cette légende, l’arbre n’est plus que l’ombre de sa splendeur passée.

C’était vraiment un beau vieillard ce chêne royal, toujours vert malgré ses huit cents ans, son large flanc ouvert, sa cime ravagée par l’orage, son tronc desséché par le temps et chargé d’inscriptions encore plus que d’années.

VIGOLAND, Edouard, Montfort-sur-Meu : son histoire et ses souvenirs, Rennes, Hyacinthe Caillière, 1895. [page 207]

Nous ne possédons pas d’éléments permettant de savoir si cette légende a été collectée à Montfort ou si elle est une création d’Édouard Vigoland. On retrouve cependant dans ce texte de nombreuses références présentes dans l’ouvrage de l’abbé Oresve. —  ORESVE, abbé Félix Louis Emmanuel, Histoire de Montfort et des environs, Montfort-sur-Meu, A. Aupetit, 1858, Voir en ligne. p. 58 —

Le récit intégral d’Édouard Vigoland

Pauvre Chêne au Vendeur, que de fêtes, à la fois joyeuses et tristes, il avait connues autrefois. Tout jeune encore, il avait été l’arbre préféré d’Éon de l’Étoile, dont le souvenir est encore vivant dans le pays de Paimpont. C’est là qu’il y a plus de six cents ans ce « Fils de Dieu » venait organiser ses fêtes sacrilèges et ses redoutables orgies. Il aimait à se montrer sous le feuillage du grand chêne, à se parer de ses vêtements sacerdotaux, et entouré des « ses anges » et de « ses saints », il passait ses journées en danses infernales et en orgies plus infernales encore.

Lorsque ce fou dangereux eut disparu, les fêtes continuèrent, dit un historien 1 ; les joueurs de hautbois, nombreux dans la forêt, se donnèrent rendez-vous dans ce lieu, et leurs concerts, mêlés aux vagues harmonies des grands bois, entrainèrent dans le grand tourbillon de la danse toute la jeunesse du canton. Les marchands de Montfort, ajoute la tradition, venaient s’y étaler en foule ; des ventes, des assemblées s’y organisaient, et des jours entiers se passaient en divertissements aussi dangereux que prolongés. Qui dira combien de pauvres cerveaux perdirent là les dernières lueurs de leur raison, autour de tables bruyantes où coulait à flot le cidre de Coulon ; combien de belles et radieuses réputations s’y flétrirent, combien de larmes amères au lendemain de ces jours pleins de rires joyeux et de folles harmonies.

Mais voilà que vers le XVIIe siècle les moines de l’abbaye acquirent la partie de la forêt dans laquelle se trouvait le Chêne au Vendeur. Pour mettre fin aux orgies de l’ancien temps, ils interdirent les assemblées profanes et plantèrent une croix de bois à l’ombre du chêne, à la place même où brillait jadis celui qui se disait le juge des vivants et des morts. Dès lors ce fut la fin des antiques réjouissances, des fêtes bruyantes et des folles assemblées.

Or, à cette époque, dit une légende de la forêt, une noce eut lieu dans un village de Coulon. Les jeunes gens du pays s’y réunirent en foule, et plusieurs d’entre eux résolurent de réveiller les fêtes du vieux chêne et de résister aux moines qui avaient eu l’audace de chasser le joyeux démon du plaisir pour mettre à sa place l’austère image du Crucifié. Les mères sages et prudentes refuseraient sans doute ; mais avait-on besoin de leurs conseils ? Les moines avaient dressé là la croix du Sauveur : on saurait bien la mettre à l’écart. Les joueurs de hautbois n’oseraient pas y venir, mais il était facile de se passer de leurs accords. Et tous partirent joyeux, à travers les sentiers fleuris de la forêt ; en un instant la croix fut enlevée de la pelouse, les chants se firent entendre, et la danse commença autour du Chêne au Vendeur.

O bonheur ! Voilà qu’au milieu de la fête apparut, tout près du Chêne, un joueur de hautbois inconnu. Son visage était pâle, ses yeux voilés et comme empreints d’une mélancolique tristesse qui contrastait étrangement avec la radieuse beauté de la forêt et les visages épanouis des danseurs. Mais à ce moment nul n’y prit garde, car tout était plaisir, et ce fut bientôt autour du chêne une musique folle qui entraina toute cette jeunesse dans un tourbillon sans fin. Longtemps, l’infernale sarabande continua, puis peu à peu les voix se turent, le hautbois lui-même ne fit plus entendre ses accords, en vain les danseurs voulurent-ils s’arrêter, il fallut marcher encore ; les heures eurent beau s’écouler, les étoiles s’allumer là-haut, la ronde mystérieuse continua et ne s’arrêta plus.

Ce jour-là, les cloches de Coulon tintaient plus tristement que de coutume. La petite église était en deuil. Des mères pleuraient autour d’un cercueil, et ce cercueil était vide. Et le vieux recteur, d’une voix tremblante, brisée par l’émotion, recommanda l’âme de ceux-là qui, depuis de longs jours, étaient partis là-bas dans la forêt et qui « n’étaient pas revenus ». Depuis ce temps, jamais il n’y eut plus de fêtes joyeuses à l’ombre du Chêne au Vendeur. « Les heures de joie et d’hilarité, dit un auteur, se changèrent pour lui en solitude et en tristesse, et partout dans ce canton retentissaient des gémissements qui faisaient frissonner les plus vaillants ».

Si quelque jour vous vous égarez dans ce coin de la forêt, à l’heure où les dernières lueurs du soleil achèvent de mourir, peut-être , vous aussi, croirez-vous entendre, à travers les frémissements des feuilles, des sons lugubres apportés par la brise du soir. La légende vous dira que ce sont les cris plaintifs, les déchirements des jeunes gens de Coulon, les prières et les sanglots que font entendre leurs ombres, l’éternel et lugubre gémissement de ceux qui allèrent danser là-bas sous le vieux chêne et qui « ne sont pas revenus ».

—  VIGOLAND, Edouard, Montfort-sur-Meu : son histoire et ses souvenirs, Rennes, Hyacinthe Caillière, 1895. [pages 208-213] —


Bibliographie

ORESVE, abbé Félix Louis Emmanuel, Histoire de Montfort et des environs, Montfort-sur-Meu, A. Aupetit, 1858, Voir en ligne.

VIGOLAND, Edouard, Montfort-sur-Meu : son histoire et ses souvenirs, Rennes, Hyacinthe Caillière, 1895.


↑ 1 • Édouard Vigoland fait référence à l’abbé Oresve qui a associé la figure d’Éon de l’Étoile à celle du chêne au Vendeur.

Dans quel siècle le chêne au Vendeur a-t-il pris naissance ? Il n’existe aucun titre pour résoudre cette question. Mais nous pensons qu’il pourrait être contemporain d’Éon de l’Étoile, pour les raisons que nous donnons ci-après. [...] De temps immémorial il se tenait une assemblée célèbre sous cet arbre. On s’y rendait de partout. Les joueurs de flûte, de hautbois, de cornemuse, de musette et de tous les instruments en usage à cette époque, n’y faisaient pas plus défaut que les boissons. Les marchands, principalement les merciers, venaient y étaler leurs marchandises. Des jeux, des danses, s’organisaient et les nuits entières se passaient en divertissements. En un mot ces fêtes étaient des plus brillantes. Maintes jeunes filles en folâtrant sur la feuille du bois y perdaient ce qu’elles avaient de plus précieux, c’est-à-dire leur réputation. Ces sortes d’accidents étaient communs. Tout aussi y contribuait : les jeux, les danses et les libations copieuses. L’origine de ces fêtes dans les bois vient des Gaulois. Éon de l’Étoile les avait ravivées dans la forêt de Brécilien. Il est probable que ce fameux personnage aura aussi célébré ses orgies sous ce chêne qui pouvait exister de son temps.

Oresve, abbé Félix Louis Emmanuel (1858) op. cit., p. 60