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vers 1140 - vers 1215

Bertran de Born

Bresilianda dans l’œuvre d’un poète de langue d’oc

Bertran de Born, seigneur et poète de langue d’oc de la fin du 12e siècle est, après Wace et Chrétien de Troyes, l’un des premiers à citer la forêt de Brocéliande dans ses poèmes, en 1183 et vers 1196, sous la forme Bresilianda.
Par deux fois, il la localise en Bretagne continentale, tout en l’associant au comte Geoffroy Plantagenêt ainsi qu’à des références arthuriennes plus ou moins explicites.

Eléments biographiques

Bertran de Born, vicomte de Hautefort dans le diocèse de Périgueux, serait né vers 1140 au château de Born, sur la commune de Salagnac en Dordogne. Il partage cette seigneurie avec son frère Constantin et fait tout pour en avoir l’entière propriété.

C’est un troubadour qui célèbre l’amour et la guerre. Un de ses premiers sirventes nous donne une idée de son caractère guerrier.

Je crèverai les yeux, dit-il, à qui voudra m’ôter mon bien. La paix ne me convient point : la guerre seule a droit de me plaire ; ne rien craindre, voilà mon unique loi [...] Que d’autres cherchent, s’ils veulent, à embellir leurs maisons, à se procurer les commodités de la vie : faire provision de lances, de casques, d’épées, de chevaux, c’est là tout ce qui me plaît. [...] à tort ou à droit, je ne céderai rien de la terre de Hautefort : on me fera la guerre tant qu’on voudra.

LANGLOIS, Charles-Victor et PARIS, Alexis-Paulin, Histoire Littéraire de la France : ouvrage commencé par des religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, Vol. 27, Paris, Chez Firmin Didot, Frères, libraires, 1832, Voir en ligne. p. 428

Toute sa vie, il utilisera la poésie comme une arme politique dans sa lutte pour préserver son bien. Ses premiers écrits apparaissent vers 1181. Dès lors, il n’a de cesse de provoquer des dissensions au sein des Plantagenêt, alliés de son frère, pour devenir l’unique seigneur de Hautefort. Il forme d’abord une ligue avec Henri le Jeune Roi contre Richard Cœur de Lion, tous deux fils d’Henri II d’Angleterre. Les deux frères concluent cependant un traité, laissant Bertran braver seul Richard. Ce dernier, vainqueur, lui pardonne, lui rend son château de Hautefort et devient son protecteur.

Malgré l’amitié que lui accorde Richard, Bertran continue de conspirer contre lui. En 1183, il rallie une nouvelle fois Henri le Jeune Roi à ses intrigues guerrières contre Richard et Henri II. Cette ligue, dite Conspiration du Dorat, s’éteint avec la mort d’Henri le Jeune Roi, qui décède la même année d’une fièvre maligne alors qu’il cherche des financements à sa cause. Privé de son principal allié, Bertran est livré sans défense à la vengeance d’Henri II, qui fait tomber Hautefort et sa garnison avant de lui accorder son pardon et de le rétablir dans ses droits seigneuriaux.

À la mort d’Henri II en 1189, Richard lui succède et part en croisade avec Philippe Auguste. Bertran de Born reste sur ses terres, retenu par sa passion pour la belle Maens de Montagnac, épouse de Talleyrand-Périgord. En 1194, lors du retour de croisade du roi Richard, Bertran le suit dans sa guerre contre Philippe Auguste, avant de le trahir une nouvelle fois.

Vers 1196, Bertran lègue la vicomté de Hautefort à son fils et renonce aux intrigues politiques ainsi qu’à la guerre. Il se retire à l’abbaye de Dalon, où il termine sa vie vers 1215.

Bresilianda apparaît dans l’œuvre de Bertrand de Born

Brocéliande apparaît à deux reprises dans l’œuvre poétique de Bertran de Born, en 1183 et 1196 sous la forme Bresilianda. Cette mention de « Brocéliande » vient après celle de Wace dans le Roman de Rou (1160-1170) et celle de Chrétien de Troyes dans Le chevalier au Lion (vers 1176).

Quelles raisons ont amené Bertran de Born à mentionner Brocéliande ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’analyser le contexte culturel et politique dans lequel il a écrit ses sirventes.

En 1182, Bertran est à Argentan à la cour normande de Richard Cœur de Lion, qui cherche à en faire son allié en le rapprochant de sa sœur Mathilde. Mais si Richard ne parvient pas à circonvenir Bertran, ce dernier ne réussit pas à séduire Mathilde d’Angleterre. Déçu par l’un et l’autre, il retourne en Limousin où il conspire à nouveau contre Richard. Excitant la jalousie d’Henri le Jeune Roi, héritier du trône d’Angleterre, contre son frère Richard, il s’allie aux seigneurs aquitains.

La nouvelle de cette révolte, dite Conspiration du Dorat, parvient rapidement à l’oreille d’Henri II Plantagenêt qui, renouvelant sa confiance en son héritier, lui abandonne le produit d’un impôt récemment établi dans toutes ses provinces de France sur les charrettes et les chars. Cette prévenance détourne Henri le jeune Roi de la conspiration. C’est grâce à la rédaction d’un violent sirvente, raillant la cupidité et la trahison de son allié, que Bertrand parvient à le faire revenir parmi les conjurés.

L’arrivée imprévue du roi d’Angleterre en Aquitaine détourne une nouvelle fois Henri le jeune Roi de la conjuration. Recevant une forte somme d’argent, il abandonne de nouveau ses alliés aquitains à la colère d’Henri II. Bertran compose alors un sirvente indigné faisant connaitre dans toute l’Aquitaine, la Bourgogne et la Normandie la félonie du prince 1.

C’est en conclusion de ce sirvente que le mot Bresilianda apparaît pour la première fois chez Bertran de Born.

Je voudrais que le comte Geoffroy,
à qui appartient Brocéliande,
Fût l’ainé, car il est courtois,
et que fût en son pouvoir
Le royaume comme le duché. 2

BOYSSON, Richard de, « Bertrand de Born », Bulletin de la Société Scientifique, Historique et Archéologique de Corrèze, Vol. 23, 1901, p. 63-96, Voir en ligne. p. 90

Bertran clôt le sirvente en donnant sa préférence à Geoffroy de Bretagne 3, plus digne à son goût de la couronne d’Angleterre que son frère Henri le Jeune Roi. Ces vers visent évidemment à s’attirer l’amitié de Geoffroy, tout en attisant la jalousie d’Henri. Le sirvente attribue au comte de Bretagne la « seigneurie » de Bresilianda, généralement donné comme une version occitane de Brocéliande.

Stimming, éditeur des œuvres de Bertran de Born en 1879, interprète le terme de façon symbolique : Bresilianda aurait représenté la Bretagne tout entière et serait donc une substitution poétique à Bretanha. —  STIMMING, Albert, Bertran de Born, sein Leben und seine Werke mit ammerkungen und glossar herausgegebe, Halle, Max Niemeyer, 1879. —

Or Bertran de Born connaissait également le mot Bretanha, qu’il a employé à quatre reprises, dont trois fois en rapport avec Geoffroy. De plus, jamais les deux termes n’apparaissent dans le même poème. Quelles raisons peuvent donc avoir amené Bertran de Born à préférer Bresilianda à Bretanha ?

Geoffroy Plantagenêt et la Bretagne dans l’œuvre de Bertran de Born

S’il existe quatre mentions de Bretanha dans l’œuvre de Bertran, dont trois associées au Comte Geoffroy, c’est avant tout celle du sirvente d’avril 1183 qui nous intéresse 4.

Touché dans son honneur par les railleries publiques de Bertran de Born, Henri le Jeune Roi rejoint à nouveau la Conjuration du Dorat. Ce dernier demande alors au poète de corriger, dans un sirvente élogieux, le mal que son chant de guerre avait fait, non seulement à sa réputation mais encore à l’autorité qu’il devait conserver sur les nobles conjurés. — Boysson, B. de (1901) op. cit., p. 91 —

Seigneur Geoffroy, ce comté agrandira
Votre royaume de Bretagne
Le jeune Roi se rendra glorieux
Depuis Burgos jusqu’en Allemagne. 5

Comme dans le sirvente où apparait Bresilianda, le passage sur le Comte Geoffroy conclut le poème. Si Geoffroy est toujours incité à rejoindre la conspiration afin d’agrandir son comté, le but du poème a profondément changé. Il n’est plus question de faire du Comte de Bretagne l’héritier d’Henri II, mais bien au contraire de réhabiliter Henri, nommé à nouveau le jeune roi.

L’étude des deux sirventes de 1183 semble donc nous donner la clé de l’utilisation de Bresilianda par Bertran de Born. Le terme de Bresilianda est une reprise de Brocheliande, inventé par Chrétien de Troyes dans Le Chevalier au Lion (1176-1180), ce qui confère à son utilisation par Bertran une dimension nécessairement arthurienne. La diffusion de ces sirventes par Papiol, le jongleur de Bertran, dans toutes les cours d’Occitanie, montre bien que Bresilianda est une référence collective. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’exciter la jalousie d’Henri le Jeune Roi contre son frère Geoffroy, il renforce le prestige de ce dernier en lui accordant la propriété de Bresilianda. Apparenter Geoffroy au monde arthurien, dont les fils d’Henri II Plantagenet se réclament, c’est ainsi suggérer qu’il est l’héritier d’Arthur, donc qu’il a la primauté sur Henri le Jeune Roi concernant le trône d’Angleterre.

Le comte Geoffroy de Bretagne, est d’ailleurs considéré par Pierre Vidal, troubadour occitan, contemporain de Bertrand, comme un nouvel Arthur :

Puisqu’en Bretagne ils ont retrouvé Arthur
Il n’y a pas de raison que la joie me fasse défaut. 6

LEJEUNE, Rita, « La date du roman de Jaufré », Le Moyen âge : bulletin mensuel d’histoire et de philologie, Vol. 54 / 3-4, 1948, p. 257-295, Voir en ligne. p. 276

À l’occasion de la mort de Geoffroy II en 1186, Bertran de Born compose un planh (élégie funèbre) :

Si Arthur, le seigneur de Cardeuil,
que les Bretons attendent en mai,
avait le pouvoir de revenir en ce monde,
les Bretons auraient perdu à l’échange
et Notre Seigneur y aurait gagné.
Si Gauvain y revenait en leur faveur,
il n’aurait pas compensé le fait
qu’il leur eût enlevé davantage. 7

S’il n’est plus question de la forêt de Brocéliande, la comparaison entre Geoffroy et Arthur est ici manifeste.

Une dernière mention de Bresilianda en 1196

À la mort de Geoffroy, en 1186, Henri II Plantagenêt marie Constance 8 en secondes noces avec le comte de Chester, afin d’en faire le nouveau comte de Bretagne et de priver le jeune Arthur de son droit à gouverner. Haï des bretons, il est chassé à la mort d’Henri II. Richard Cœur de Lion tente de le replacer à la tête de la Bretagne au cours d’une guerre menée contre les barons bretons regroupés derrière Arthur, fils de Geoffroy.

C’est à cette occasion, en 1196, que Brocéliande apparaît pour la dernière fois sous la forme Bresilianda, dans l’un des derniers sirventes de Bertran. Ce poème est composé pour désavouer Richard Cœur de Lion et ses mercenaires.

Les bretons ne méritent pas notre confiance
Ils on perdu leur honneur
En laissant un comte de Saint Thomas 9
Entrer en Bresilianda
Ils montrent peu de cœur et de bon sens
Car ils demandent partout et follement leur Arthus 10
Je n’en dirais pas davantage, nul ne me comprendrait. 11

BOYSSON, Richard de, « Études sur Bertrand de Born, sa vie, ses œuvres et son siècle », Bulletin de la Société Scientifique, Historique et Archéologique de Corrèze, Vol. 24, 1902, p. 149-204, Voir en ligne. p. 165

Bertran affuble Chester du sobriquet de « Comte de saint Thomas », suite à l’assassinat de Thomas Becket sur ordre d’Henri II. L’allusion à Arthus joue sur l’attente proverbiale des bretons en Arthur, ainsi que sur le nom de l’héritier de Geoffroy. Là encore, on retrouve Bresilianda associée à la Bretagne, ainsi qu’à des références arthuriennes mêlant légendaire et politique.


Bibliographie

BOYSSON, Richard de, « Bertrand de Born », Bulletin de la Société Scientifique, Historique et Archéologique de Corrèze, Vol. 23, 1901, p. 63-96, Voir en ligne.

BOYSSON, Richard de, « Études sur Bertrand de Born, sa vie, ses œuvres et son siècle », Bulletin de la Société Scientifique, Historique et Archéologique de Corrèze, Vol. 24, 1902, p. 149-204, Voir en ligne.

BOYSSON, Richard de, « Une chanson d’amour composée au XIIe siècle par Bertrand de Born », Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord, Vol. 30, 1903, p. 61-68, Voir en ligne.

COLLECTIF, Poésies Complètes de Bertran de Born, Slatkine, 1971, Voir en ligne.

LEJEUNE, Rita, « La date du roman de Jaufré », Le Moyen âge : bulletin mensuel d’histoire et de philologie, Vol. 54 / 3-4, 1948, p. 257-295, Voir en ligne.

LANGLOIS, Charles-Victor et PARIS, Alexis-Paulin, Histoire Littéraire de la France : ouvrage commencé par des religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, Vol. 27, Paris, Chez Firmin Didot, Frères, libraires, 1832, Voir en ligne.

STIMMING, Albert, Bertran de Born, sein Leben und seine Werke mit ammerkungen und glossar herausgegebe, Halle, Max Niemeyer, 1879.


↑ 1 • Comme le précise Boysson :

Il ne fallut pas longtemps pour que ces vers, aussi menaçants que perfides, fussent répétés par les jongleurs et par les ménestrels dans les hameaux et dans les châteaux de France, de Bourgogne et de Provence. Les événements politiques occupaient alros le monde féodal autant qu’ils nous occupent nous-mêmes aujourd’hui et les sirventes des troubadours constituaient, au XIIe siècle, de véritables gazettes, parfaitement achalandées, ou des pamphlets lus avec avidité par les bourgeois et les seigneurs.

Boysson, Richard de (1901) op. cit., p. 90

↑ 2 • 

Texte original :
Lo coms Jaufrés,
cui es Bresilianda,
Volgra fos premiers natz,
Quar es cortés, e fos en sa comanda
Regismes e duchatz.

↑ 3 • Fils d’Henri II Plantagenêt, Geoffroy est proclamé duc de Bretagne en tant qu’époux de la duchesse Constance. Il meurt le 19 août 1186.

↑ 4 • Les trois autres mentions de Bretanha par Bertran de Born datent de 1181, 1187 et de ?

La première des deux références à la Bretagne et à son comte date des années 1181. Rassa tan creis, un chant d’amour, peint les brillantes qualités de Maheut de Turenne, femme de Guillaume, seigneur de Montignac tout en flattant le comte de Bretagne, Geoffroy Plantagenêt, désigné comme dans presque tous ses sirventes sous le nom familier de Rassa (libertin). —  BOYSSON, Richard de, « Une chanson d’amour composée au XIIe siècle par Bertrand de Born », Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord, Vol. 30, 1903, p. 61-68, Voir en ligne. —

Rassa, als rics es orgolhosa
E fai gran sen a lei de tosa,
Que no vol Peiteus ni Tolosa
Ni Bretanha ni Saragoza.

Traduction

Rassa, devant les riches elle est orgueilleuse,
Elle se tient auprès d’eux comme une jeune fille.
Qui ne veut ni Poitiers, ni Toulouse,
Ni Bretagne, ni Saragosse ;
Mais elle estime tant la bravoure

Le sirvente de ? est adressé à Geoffroy de Bretagne. Il lui rappelle le devoir du prince qui n’est pas de vivre dans le luxe de la cour mais de mener ses armées de vassaux au combat.

Mais am rire e gabar
Ab mi donz que m’en somonha,
Qu’eu no volria Gasconha
Ni Bretanha chapdelar

Traduction

Car j’aime à rire et plaisanter
avec ma belle qui m’y convie
Voila pourquoi je ne voudrais gouverner
ni la Gascogne ni la Bretagne

Le sirvente de 1187 est lui relatif à la trêve conclut entre Philippe -Auguste et Richard Cœur-de-Lion que Bertrand dénonce, incitant les deux parties à reprendre la guerre.

m’es bel de rei qu’en patz esteî
Deseretatz ni que perda son drei
Tro la demanda qu’a faita a conquesa.
Ad ambedos te om ad avolesa
Quar an fait plait don quecs de lor sordei.
Cinc duchatz a la corona francesa
E, sils comtatz, son a dire li trei’,
E de Gisortz pert lo ces e l’esplei
E Caercis rema sai en trepei
E Bretanha e la terra engolmesa.

Traduction

Des deux côtés on regarde comme une vilenie
D’avoir fait un accord qui déshonore les deux parties
La couronne de France à cinq duchés
Mais en comptant bien trois sont à redire.
Le roi perd à Gisors le sens et l’esplei ;
Le Quercy reste en dehors de son pouvoir
Comme la Bretagne et l’Angoumois.

↑ 5 • 

Senher Rassa, aquest comtat
Vos creschal reis ab Bretanha.
Lo reis joves s’a pretz donat
De Burcs trosqu’en Alamanha.

↑ 6 • 

Que pos Artus an cobrat en Bretanha
Non es razos que mais jois mi sofranha

↑ 7 • 

S’Artus, lo segner de Cardoil,
Cui Breton atendon e mai,
Agues poder qe tornes sai, 35
Breton i aurian perdut
E Nostre Segner gazagnat.
Si lor i tornava Galvain,
Non lur auria esmendat
Qe mais non lur agues tolut. 40

↑ 8 • Constance est l’héritière du duché de Bretagne. Elle épouse Geoffroy, fils de Henri II, en 1181.

↑ 9 • le comte de Chester

↑ 10 • Référence à « l’espoir breton », espoir dans le « retour » du roi mythique qui survit dans l’Autre Monde.

↑ 11 • 

Breto son fors de garanda
E son donor bas,
Quar us coms de saint Tomas
Entret en Bresilianda.
Ben paron de bon cor blos
E tornat de sus en jos,
Quar lor Artus demandon frevolmen ;
No’n dirai plus, quar negus no m’enten.