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1923-1945

Aragon, Louis

Brocéliande dans l’oeuvre d’Aragon

Le premier texte de Louis Aragon (1897-1982) mentionnant la forêt de Brocéliande est écrit à partir de 1923. Dans un essai daté de 1930, Aragon condamne le merveilleux médiéval. Pourtant, en 1942, en plein conflit mondial, il écrit Brocéliande, une œuvre composée de sept poèmes, dans lesquels il invoque la forêt merveilleuse et la fontaine de Bellenton pour enflammer l’héroïsme français en échappant à la censure de Vichy.

La découverte de Brocéliande

Louis Aragon (1897-1982) avoue ne s’être jamais rendu en forêt de Paimpont.

Le « Petit Larousse illustré » [...] nous apprend que située administrativement en Ille-et-Vilaine, elle porte aujourd’hui un nom qui fait le bruit des cornes d’auto à l’époque ou les chauffeurs portaient des lunettes noires et des peaux d’ours. Là se bornaient mes renseignements quand j’ai écrit « Brocéliande » : car, de l’Ille-et-Vilaine, j’avais visité enfant, les régions côtières, Rennes et Fougères, mais jamais la forêt de Paimpont dont j’ignore jusqu’à ce jour si ses charmes s’étendent du côté d’Argentré-du-Plessis ou de Pipriac, de Louvigné-du-Désert ou de Janzé, de Combourg ou de Châteaugiron.

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne. [page 92]

L’intérêt d’Aragon pour Brocéliande et le mythe arthurien se limite à la littérature. Membre du groupe surréaliste jusqu’en 1935, il ne pouvait ignorer l’Enchanteur Pourrissant, réécriture de la vie de Merlin publiée par Guillaume Apollinaire en 1907. Selon Wolfgang Babilas, il s’initie aussi aux légendes de Brocéliande par l’intermédiaire de Maurice Barrès (1862-1923) 1, ami de Charles Le Goffic (1863-1932), pour qui cette forêt fait partie des lieux où souffle l’esprit. —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. [...] la lande de Carnac, qui parmi les bruyères et les ajoncs dresse ses pierres inexpliquées ; la forêt de Brocéliande, pleine de rumeur et de feux follets, où Merlin par les jours d’orage gémit encore dans sa fontaine.

BARRÈS, Maurice, La Colline inspirée, Paris, Emile-Paul, Frères, éditeurs, 1913, Voir en ligne.

1923-1927 — La Défense de l’Infini

La première mention de la forêt de Brocéliande dans l’œuvre d’Aragon provient d’un poème intitulé L’Instant par son premier éditeur, Édouard Ruiz 2. Le texte écrit entre 1923 et 1927 décrit le spectacle d’une multitude de femmes remplissant les rames du métro, évoquant la forêt de Brocéliande dans l’imagination du narrateur.

Une sorte de forêt magique, et je pense invinciblement dans cette Brocéliande moderne aux enchantements perpétuels qui jalonnaient les pas de ces hommes de fer, jadis dans la Bretagne d’Arthur. Ne s’agit-il pas de délivrer du Géant Monde, du Dragon qui la tient prisonnière au fond d’un appartement de laideurs et de craintes, une femme très pure, une femme éphémère qui ne durera que le temps d’un sanglot ?

ARAGON, Louis, La défense de l’Infini, 1923-1927, Paris, Gallimard, 1997, (« Les Cahiers de la NRF »).

1930 — de La Peinture au défi

La Peinture au défi est un essai écrit en 1930 pour la préface du catalogue d’une exposition de collages 3. Aragon y condamne le merveilleux médiéval chrétien qu’il définit comme une échappatoire aux tabous du christianisme.

Quand les ténèbres chrétiennes se furent abattues sur le monde occidental, l’homme n’osa presque plus rien penser. Il n’était plus maitre de son corps. Ses instincts étaient condamnés à l’enfer. Tout ce qui n’eut plus droit de s’exprimer dans l’univers enfroqué passa dans un autre monde, celui du surnaturel. Ainsi naquirent les démons, les fées, les géants et se mit à croître une vaste forêt qui les abrita. Toute l’imagination se réfugia dans ce pays légendaire [...] Dans cette contrée où les dryades se perdirent pour laisser au mythe de Viviane et de Merlin le cœur sanglant des arbres enchantés, les rois épousèrent les bergères, si longtemps que le jour arriva qu’ailleurs on se mit à couper les têtes des rois.

ARAGON, Louis, « La peinture au défi », Paris, Galerie Goemans, 1930.

1942 — Brocéliande

Brocéliande est un poème d’Aragon paru le trente décembre 1942 aux Éditions de La Baconnière, à Neuchâtel (Suisse) dans une collection dirigée par Albert Béguin et intitulée Les Poètes des Cahiers du Rhône 4. L’ouvrage est tiré à 4080 exemplaires.

Le poème se compose de sept parties, avec alternance de rimes tiercées 5 en alexandrins et de vers libres.

Une réédition tirée à 3000 exemplaires parait le quinze septembre 1945. Indépendamment de celle-ci, les éditions À la voile latine (Monaco) sortent le 31 juillet 1945, sous le titre En étrange pays dans mon pays lui-même, une version, tirée à 880 exemplaires, qui réunit Brocéliande aux poèmes d’En français dans le texte (écrit en 1943).

En 1947, Pierre Seghers 6 fait paraître une édition bon marché de ce volume, augmentée de l’essai De l’exactitude historique en poésie. Le recueil paru chez Seghers sous le titre La Diane française (écrit en 1944), regroupe l’ensemble de ces textes : La Diane française, En étrange pays dans mon pays lui même, De l’exactitude historique en poésie, En Français dans le texte et Brocéliande. —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

Genèse et intention du poème

En 1945, dans De l’exactitude historique en poésie, Aragon s’explique sur le contexte dans lequel il a écrit Brocéliande à Nice et Villeneuve-lès-Avignon au début de l’été 1942.

Quand j’écrivais Brocéliande, les nazis tenaient le haut du pavé dans mon pays, et d’une façon pas du tout mythique. Ils venaient de tuer, avec des fusils modernes, sans l’ombre de Siegfried et de Walhalla à la clé, des hommes de chair et de sang qui étaient mes amis, et qu’ils avaient probablement torturés et parmi eux, mon cher Georges Politzer 7 qui était l’homme au monde qui avait le mieux dénoncé les mensonges des mythes hitlériens, de leur utilisation pour la domination de l’homme par la brute.

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne. [page 93]

C’est auprès de Georges Politzer qu’un an plus tôt, Aragon a véritablement conçu Brocéliande - C’était au temps ou le voyage de Nice à Paris, pour des gens comme nous, ressemblait fort aux randonnées dans les forêts mythiques des personnages arthuriens. - trouvant dans ses conseils la clé du poème.

J’expliquai à Politzer le fond de ma pensée et le plan que je me proposais de développer : aux mythes de la race, opposer les images de la Nation [...]. Les mythes remis sur leurs pieds ont force non seulement de faire rêver mais de faire agir, de donner à l’action et aux songeries de chez nous cette cohésion, cette unité qui paraissait alors, en 1941, si hautement désirable. Voilà ce que je dis à Politzer, voilà ce qu’il approuva. Mais il me signala dans « La leçon de Ribérac » un thème que je n’avais fait qu’indiquer et dont il lui semblait nécessaire qu’on l’approfondît : le thème du héros, le héros français, qui va de la Table Ronde aux premiers partisans de 1940, de Gauvain à Charles Debarge... 8

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne. [page 95]

Le poème décrit la situation de la France au milieu de l’année 1942. Son originalité consiste à recourir à l’imagerie du merveilleux médiéval, des romans arthuriens et de Brocéliande, cette forêt légendaire où les romans de la Table ronde faisaient vivre l’enchanteur Merlin et la fée Viviane.

Après avoir été l’un des adeptes les plus fervents du surréalisme on le voit l’abandonner complètement, sinon le renier, revenir sagement à une poésie classique et ordonnée pour chanter la douleur et les malheurs de sa patrie meurtrie. On le voit redécouvrir les troubadours du XIIIe siècle et la poésie lyrique du Moyen-Âge. On le voit, à travers un moule emprunté directement à Guillaume Apollinaire, réintégrer dans notre poésie justement des formes des poètes du Moyen-Âge. [...].

HELL, Henri, « Brocéliande par Aragon », Fontaines, Vol. 30, 1943, p. 571-573.

Aragon s’étonne que cette œuvre, bénéficiant d’une incompréhensible indulgence ait échappé à la censure du régime de Vichy.

Plus encore qu’en 1941, en 1942 la France tout entière ressemblait à Brocéliande. Dans la forêt, les sorciers de Vichy et les dragons de Germanie avaient donné à toutes les paroles une valeur incantatoire pervertie, rien ne s’appelait plus de son nom, et toute grandeur était avilie, toute vertu bafouée, persécutée. Ah, c’était un temps de danses enchantées et de princesses prisonnières, c’était un temps de rencontre par les chemins où les chevaliers surgis délivraient des vieillards et des enfants où l’on entendait des châteaux aux herses levées s’échapper des sanglots mystérieux ! Et plus il avançait ce temps, plus s’armaient les chevaliers sans nom qui s’appelaient Roger ou Pierre, Daniel ou Jean, plus nombreux surgissaient les paladins dont les exploits, malgré les hommes d’armes et les bourreaux, et les ogres et les géants se répétaient de bouche en bouche d’un bout à l’autre de la forêt de France ; si bien que ce fut une contagion extraordinaire de héros, une ivresse d’exploits, une réincarnation de la légende dans l’histoire ; si bien que l’histoire confirmant la légende reprise , il m’arriva, Brocéliande écrit, de trouver à ce poème une réalité que je n’avais pas rêvée, une exactitude dans la peinture qu’il m’eût été bien impossible de consciemment atteindre en juillet et août 1942.

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne. [page 96]

Thèmes arthuriens dans le poème Brocéliande

Brocéliande est un des poèmes les plus obscurs d’Aragon. Écrit au début de la Seconde Guerre mondiale et s’adressant au peuple français afin qu’il se libère de l’oppression nazie, le poème comprend de nombreux symboles et expressions « masquées » afin d’échapper à la censure.

Le mythe de Viviane et de Merlin, si j’y fais appel, c’est pour parler de ce que la censure et la Gestapo interdisent qu’on parle.

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne.

Les références arthuriennes fleurissent dans chacune des sept parties avec plus ou moins d’importance et s’organisent autour du thème principal de la forêt de Brocéliande et de sa fontaine de Bellenton.

Avec Brocéliande, Aragon nous propose en sept parties un long poème-rébus. À l’intérieur du poème il y a un thème caché, qu’il faut découvrir. La difficulté n’est pas grande au reste. Cette forêt de Brocéliande qui dans la légende celtique enfermait l’enchanteur Merlin a dans le poème la France pour prisonnière.

HELL, Henri, « Brocéliande par Aragon », Fontaines, Vol. 30, 1943, p. 571-573.

Il est à noter qu’Aragon utilise Bellenton, terme qui n’apparait pas dans la littérature médiévale. Pour nommer la Fontaine de Barenton, Chrétien de Troyes mentionne la fontaine qui bout ou la fontaine, sans jamais lui donner de nom. L’utilisation de ce vocable est empruntée à la Charte des Usements de 1467. La fontaine de Bellenton y est mentionnée dans le contexte d’un document juridique, au chapitre De la décoration de la dicte forest et des mervoilles estans en ycelle. Dans ce chapitre qui énumère les merveilles de la forêt de Brécilien appartenant au seigneur Guy XIV de Laval, la fontaine de Bellenton est une fontaine merveilleuse au sens médiéval du terme.

Les deux auteurs qui utilisent un terme proche de celui de Bellenton sont eux aussi dans un contexte non christianisé et non romanesque.

Ainsi, même s’il utilise des topos de la littérature médiévale comme ceux de Brocéliande ou de Bellenton, Aragon choisit délibérément de s’inscrire dans le merveilleux médiéval afin de faire référence à la partie pré-chrétienne du mythe.

Brocéliande — Extraits et interprétations

1 — D’une forêt qui ressemble à s’y méprendre à la mémoire des héros

Interprétation

Cette première partie de Brocéliande est en rimes tiercées.

Aragon y compare le monde au roman - Rien ne finit jamais comme on voit dans les livres - puis à la forêt de Brocéliande qui lui est comparable : Le monde est pareil à l’ancienne forêt. Ses figures légendaires semblent avoir disparu - La fée a fui sans doute au fond de la fontaine - mais elles ne sont qu’en quarantaine.

Ce poème est une prière pour réactiver les mythes arthuriens, symboles de la nation française, contre Vichy et l’occupant nazi. —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

Première partie

D’une forêt qui ressemble à s’y méprendre à la mémoire des héros

Rien ne finit jamais comme on voit dans les livres
Une mort un bonheur après quoi tout est dit
Le paladin jamais la belle ne délivre

Et du dernier baiser renaît la tragédie
L’homme a le souffle court et pour peu qu’on le berce
Le dimanche l’endort que c’est déjà lundi

La vie est une avoine et le vent la traverse
Sans y trouver jamais un accord résolu
Si l’histoire y poursuit comme les rimes tierces

L’irréversible amour des jours qui ne sont plus
Tout semble suffisant à l’étrange commère
Pour enchaîner sur le beau temps quand il a plu

Ou quand les amoureux enfin se désaimèrent
Au doigt d’autres enfants pour repasser l’anneau
Que pas un seul moment ne chôment les chimères

Elle transmet sans plus l’alphabet des signaux
Qui dicte à l’avenir une phrase secrète
Comme au ciel sans savoir fait un vol de vanneaux

Un passant dans la rue un second qui l’arrête
Avec le geste appris que la coutume veut
Il touche son chapeau montre sa cigarette

Et le rite accompli s’éloigne avec le feu
Que savent-ils de l’autre Un souffle Une étincelle
L’homme change mais pas la flamme et pas le jeu

La légendaire nuit ces étoiles l’ocellent
Il chantait l’air que tantôt vous fredonnerez
La fugue le reprend du bugle au violoncelle

Et le monde est pareil à l’ancienne forêt
Cette tapisserie à verdure banales
Où dorment la licorne et le chardonneret

Rien n’y palpite plus des vieilles saturnales
Ni la mare de lune où les lutins dansaient
Inutile aujourd’hui de lire le journal

Vous n’y trouverez pas les mystères français
La fée a fui sans doute au fond de la fontaine
Et la fleur se fana qui chut de son corset

Les velours ont cédé le pas aux tiretaines
Le vin de violette est pour d’autres grisant
Les rêves de chez nous sont mis en quarantaine

Mais le bel autrefois habite le présent
Le chèvrefeuille naît du cœur des sépultures
Et l’herbe se souvient au soir des vers luisants

Ma Mémoire est un chant sans appogiatures
Un manège qui tourne avec ses chevaliers
Et le refrain qu’il moud vient du cycle d’Arthur

Les pétales du temps tombent sur les halliers
D’où soudain de ses bois écartant les ramures
Sort le cerf que César orna de son collier

L’hermine s’y promène où la source murmure
Et s’arrête écoutant des reines chuchoter
Aux genoux des géants que leurs grands yeux émurent

Chênes verts souvenirs des belles enchantées
Brocéliande abri célèbre des bouvreuils
C’est toi forêt plus belle qu’est ombre en été

Comme je ne sais où dit Arnaud de Mareuil 9
Broussaille imaginaire où l’homme s’égara
Et la lumière est rousse où bondit l’écureuil

Brocéliande brune et blonde entre nos bras
Brocéliande bleue où brille le nom celte
Et tracent les sorciers leurs abracadabras

Brocéliande ouvre tes branches et descelle
Tes ténèbres voici dans leurs peaux de mouton
Ceux qui viennent prier pour que les eaux ruissellent

Tous les ans à la fontaine de Bellenton

ARAGON, Louis, Brocéliande, Neuchâtel (Suisse), Éditions de La Baconnière, 1942, (« Les poètes des cahiers du Rhône »).
Illustration de "Brocéliande" d’Aragon
1960 ; 100 x 65 cm ; Huile sur papier froissé marouflé sur carton
Ladislas Kijno

2 — Prière pour faire pleuvoir qui se dit une fois l’an sur le seuil de Brocéliande à la margelle de la fontaine de Bellenton

Interprétation

Cette deuxième partie est en vers libres.

Le peuple français qui souffre de la sécheresse - assimilée à l’occupation nazie - aspire à une pluie libératrice. Cette prière pour réactiver le rituel de Bellenton est aussi une prière pour la Libération du peuple.

Aragon cite un discours célèbre du maréchal Pétain - La terre, elle, ne ment pas - pour l’opposer au retour à la liberté du peuple français : Elle ne mentira plus à Jean, Pierre ou François. —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

Extraits de la deuxième partie

Que l’eau du ciel mette en déroute
La poussière de nos cheveux
Et la sécheresse que broute
Un bétail brulé
Que l’eau du ciel chasse l’angoisse
Qui ronge de ses charançons
Le grand cœur des blés
[...]
Il a fait une chaleur à crever depuis depuis
Je n’ose pas dire combien de temps
Qui sont les dieux qui ouvrent les fenètres
Et chasse la pestilence épouvantable de l’été
Cette chambre de feu pleine de soldats et de bottes
[...]
Est-ce que vous n’entendez pas le bruit de crin que font les sauterelles
Des ossements futurs grincent dans les céréales
Je ne peux pas m’habituer à vivre à tu et à toi avec la mort
C’est l’enfer à moins que vous me donniez un nuage
[...]
Car un jour viendra bien qui pourrait être proche
Où la pluie et le beau temps seront aux mains capricieuses du premier venu
Homme homme précisément par ce pouvoir sur le ciel
Alors il ne fera plus bon pour la sécheresse ni pour la poussière
[...]
Alors personne ne te dira plus des mots étrangers pour limiter tes pas
Tu ne craindras plus de te brûler en touchant la porte de ta propre maison
Tu ne seras plus valet des labours chez un maître qui ne sait pas prononcer ton nom
La terre que tu creuseras ne sera plus inexplicablement stérile
Plus inexplicablement fuyante comme une femme de mauvaise vie
Elle ne mentira plus à Jean, Pierre ou François.
[...]
Qu’il pleuve une tempête de pluie avec la générosité du fer
Des gouttes larges à noyer l’amertume ancienne
[...]
Chère pluie à mon visage aussi douce qu’à ma terre
Et ne te gêne pas si je suis sur ton chemin Tu peux me percer
Pluie adorable pluie aussi tendre que l’amour
Que tout un peuple espère les yeux tournés vers le ciel
Et tendant alternativement le dos de sa main et sa paume pour voir
Si déjà vient de commencer la bénédiction des larmes

Aragon, Louis (1942) op. cit.

3 — Vestiges du culte solaire célébré sur les pierres plates de Brocéliande

Interprétation

Cette troisième partie est en rimes tiercées.

Aragon attend du peuple qu’il soit le sauveur de la France. Il en appelle à la résurrection, qu’elle soit du Christ ou d’Orphée, qui est une merveille au sens médiéval du terme. Le soleil, symbole de cette France soumise à l’occupant, est invité à sortir de sa routine, à se fâcher pour sonner le réveil de la lutte contre les nouveaux maîtres. —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

Extraits de la troisième partie

L’or et non pas le roi grise les cœurs avares
Mes vers de rameaux verts ni de neige ne sont
Mais de Dieu mon Sauveur dit le Roi de Navarre

Tout résonne aujourd’hui d’une étrange façon
Mon sauveur soit mon peuple et sur la croix des rimes
Que reprenne pour lui cette tierce chanson

Sur le sépulcre un rossignol fait l’intérim
Et le centurion veut en vain l’étouffer
Le trille de la gloire est plus haut que le crime

Est-ce la nuit du Christ est-ce la nuit d’Orphée
Qu’importe qu’on lui donne un nom de préférence
Celui qui ressuscite est un enfant des fées

Que la nuit se déchire et qu’il naisse à souffrance
C’est toujours le soleil nous en sommes certains
Et ses Pâques seront les Pâques de la France

Soleil ballon captif qu’on lâche le matin
Il faudra bien qu’un jour à la fin tu t’évades
Voici se réveiller les volcans mal éteints

Voici blanchir les monts ainsi que des salades
Resteras-tu toujours le toutou de quelqu’un
Content de ta ficelle et d’aller en balade

Étoilé comme un condamné de droit commun
Le ciel troué de bleu fier de ses tatouages
Te fait faire le beau coucher bondir comme un

Caniche au cerceau blanc de ses bras de nuages
Icares en sueur Josués sans poumons
Quels rétameurs de pots quels cochers de louage

Quels faux exorciseurs complices du démon
Quels charlatans t’ont dit de rebrousser ta course
Pour te faire sauter à la corde des monts.

[...]

Un dogue peut casser sa laisse ou son collier
Déborder les ruisseaux ou sauter la cheddite
Mais le soleil poursuit son chemin régulier

Et revient dans la mer baigner à l’heure dite
Quand il sera bien las de ses rayons peignés
Qui le font ressembler à quelque hermaphrodite

Et las de voir toujours régner les araignées
Et de la haute école et des coups de cravache
De saigner le matin pour le soir ressaigner

Il faudra bien qu’un jour cependant il se fâche
Tombe de son perchoir et flambe les carreaux
Grille les pissenlits sous les pas lents des vaches

Qu’attends-tu pour brûler ta cage et tes barreaux
O monstre dédoré dors-tu qu’il fait si sombre
C’est pour toi cependant que tombent les héros

Pendu par les cheveux aux barbelés de l’ombre
Ne tarde plus bel absolu bel Absalon
Il reste encore un peu de feu sous les décombres

Du fin fond de l’enfer Soleil nous t’appelons

Aragon, Louis (1942) op. cit.

4 — De la fausse pluie qui tomba sur une ville de pierre non loin de Brocéliande

Cette quatrième partie est en vers libres.

Au lieu de la pluie libératrice attendue par le peuple de France, c’est une fausse pluie qui s’abat sur le pays. Cette grêle destructrice comme un bombardement est comparée aux essaims de sauterelles des sept plaies d’Égypte 10. Mais au lieu de la libération attendue, symbolisée par le nuage annonciateur de la pluie, l’oppression de l’envahisseur allemand se renforce. —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

Voici le nuage a crié l’enfant qui tenait un cygne de celluloïd sur son cœur
Voici le nuage ont répété les femmes au plus bleu du lavoir
Voici le nuage et les cornettes des religieuses dans l’hospice
Ont tourné vers les fenêtres de feu leur espoir d’oiseaux migrateurs
Les hommes sont sortis des petits bars d’ombre où blêmissent les breuvages

[...]

Il arrivait à l’horizon fatigué comme un œil d’insomnie
Il arrivait pas plus gros qu’une mouche
Il arrivait comme un pâté d’encre une image de la persistance rétinienne sous les paupières

[...]

Le ciel tout entier grince des dents
Qu’elle sorte de pluie est-ce donc que ce nuage apporte
Imprudemment appelé quelle sorte de pluie
Déjà le visage de l’été se dérobe à la souffrance des regards
Déjà l’immense pays couleur de seigle perd sa lumière traquée
Quelle sorte de pluie est-ce donc qui semble annoncer les lépreux avec la crécelle
La terre craque et l’arbre séché frémit
La grêle la grêle la grêle Ah malheur

[...]

Des animaux faits de rumeur et de dévastation
Dont le nom simple à cette minute échappe à ceux qu’ils tuent
Avec de grands yeux bleus dans leurs ailes vertes afin de tromper le ciel
Sauterelle voila comment on les appelait en Égypte

[...]
Où l’homme avait fait sa demeure et la douceur de sa vie
Où se balançait le hamac des jours et chantait sur le feu la bouilloire
Où les fleurs peintes faisaient aux murs le vertige des rêveries
Où se berçait l’enfant d’avenir et de mémoire
Il y a la grêle il y a le groin du vent vert il y a la griffe labourante
Il y a le grincement du meurtre et la grimace du martyre
Et le gréement de la ville se désagrège et la pierre a crié grâce
Grêle grâce
Et la grêle a ri de toutes ses dents de grêle
De toutes ses dents de grêle a mordu le bonheur à pleines dents
[...]

Qui parlait de grêle tout à l’heure
La grêle n’a pas cette couleur

Je vous dis qu’en Égypte on appelait cela des sauterelles.

Aragon, Louis (1942) op. cit.

5 — De l’arbre où ce n’est pas Merlin qui est prisonnier

Cette cinquième partie est en vers libres.

À l’instar de l’enchanteur Merlin enfermé dans un arbre - selon l’une des versions de la légende - de nombreux Français se trouvent aujourd’hui dans les prisons de la puissance occupante ou, victimes de celle-ci, reposent dans la terre française. Aragon compare les martyrs d’aujourd’hui - résistants français ou étrangers - aux martyrs chrétiens pour lesquels on a bâti des églises, ou aux soldats morts pour la France pour lesquels on a érigé des monuments. —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

Le temps torride étreint l’arbre étrangement triste
Tord ses bras végétaux au-dessus de l’étang
Et des chaines d’oiseaux chargent le chêne-Christ

L’enchanteur n’en est plus l’invisible habitant
Et si ce n’est Merlin qui s’est pris à son piège
Qui demeure captif dans le bois palpitant

[...]

Écoutez l’ombre dit des noms comme des mûres
Noirs mais entre nos dents de vrais soleils fondants
Chacun d’eux qu’on taisait l’avenir le murmure

Chacun d’eux à l’appel de France répondant
Chacun d’eux a l’accent qu’il faut au sacrifice
La gloire n’eut jamais autant de prétendants

L’étoile luit plus haut que les feux d’artifice
O Mère c’est en vain lorsque le coeur te fend
Qu’on voudrait te cacher le compte de tes fils

Chacun d’eux dans la terre ou dans l’arbre étouffant
C’est en vain qu’on voudrait te cacher sa torture
Tu sais qu’on l’a tué car il est ton enfant

Et qu’il ne revient plus se pendre à ta ceinture
C’est en vain qu’on voudrait te dire qu’ils ne sont
Que les petits d’une autre ou nés contre nature

Des bâtards eux que tu berças de tes chansons
Eux qui trouvaient pour toi le ciel pas assez ample
Dont le dernier regard brilla de ta leçon

Pareils à ceux jadis à qui l’on fit des temples
Pareils à ceux naguère aux monuments inscrits
Eux qui nourris de toi son morts à ton exemple

Et n’ont rien regretté le jour qu’ils ont péri
Puisqu’ils dirent ton nom sous la grêle des balles
Préférant de mourir que vive la patrie

Ah combien de Merlins sous ces pierres tombales
Et tous les arbres sont des arbres enchantés
Tout à l’heure vous le verrez bien quand le bal

S’ouvrira quand brisant le cœur du bel été
L’étoile neigera le long des paraboles
Orage des héros orage souhaité

Grande nuit en plein jour cymbales des symboles
Se déchire la fleur pour que naisse le fruit
Le ciel éclatera d’un bruit de carambole

Et l’homme sortira de l’écorce à ce bruit

Aragon, Louis (1942) op. cit.
Illustration de "Brocéliande" d’Aragon
1961 ; 100 x 65 cm ; Huile sur papier froissé marouflé sur carton
Ladislas Kijno

6 — La nuit d’août

Cette sixième partie est en vers libres.

Ce poème annonce que l’heure de la justice a sonné, et donne à entendre la voix des victimes. Il en évoque quelques-unes, s’adressant directement à eux , à l’aide de périphrases : Timbaud, Pierre Sémard, Georges Politzer, Lucien Sampaix, Gabriel Péri, personnalités bien connues fusillées en octobre 1941 (à Châteaubriant) ou en mai 1942 (au Mont Valérien).

Cet hommage s’insère dans une description lyrique de la nuit d’août étincelante d’étoiles. À la fin de cette partie, Aragon énonce le souhait d’être lui-même ce rossignol, ce chanteur qui pousse le cri de délivrance et qui voit poindre le jour au petit matin. —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

[...]
Déjà se lève une récolte de colère
Et qui saurait maintenant distinguer sa fureur de sa joie
Oui c’est cette nuit de feu qui défait les défaites
Dans sa chevelure de lueurs
Justice justice soit faite

Je vous entends voix des victimes Vous venez
À l’heure où se vend la vengeance à la criée
Réclamer votre dû Vous craignez que j’oublie
Votre droit sur le grain mûrissant sur l’août glorieux
Vous craignez que j’oublie ô mes amis le prix payé
[...]
Vos derniers mots parés des prestiges de la mort
Vous craignez que j’oublie aveuglément ce qui me lie
À vous ce qui me lie à votre sang versé
Vous craignez le bonheur des survivants et leur folie
[...]

Vous en qui j’ai cru
Non je n’ai pas perdu mémoire de toi courbeur de fer
[...]
De toi non plus [...]
Je n’ai pas perdu ta mémoire à toi non plus philosophe aux cheveux roux
[...]
Une clarté d’apocalypse embrasera le noir silence
Quand au scandale des taillis le rossignol
Lance
L’étincelle de chant qui répond au ciel incendié de son signal
Ah que je vive assez pour être ce chanteur
Pour ce cri pur où crépite la délivrance
Ah que je vive assez pour l’instant d’en mourir
Guetteur des tours oiseau de la plus haute branche
Ah que je vive assez pour
Brûler du même feu né de Brocéliande
Et dire à l’avenir le nom de notre amour

[...]

Je ne demande rien que de vivre assez pour voir la nuit fléchir et le vent changer

Aragon, Louis (1942) op. cit.
Illustration de "Brocéliande" d’Aragon
1980 ; Manuscrit à peintures froissées ; 110 x 65 cm
Ladislas Kijno

7 — Le ciel exorcisé

Cette septième partie est en rimes tiercées.

Aragon y aborde le thème de l’avenir, probablement la première fois d’une manière si explicite dans son œuvre. Il couple avenir et souvenir. Cette partie finale du poème contient aussi quelques remarques théoriques du poète au sujet de son écriture. Il s’explique par métaphores, un procédé qu’il appellera plus tard « poésie de contrebande ». —  BABILAS, Wolfgang, « Brocéliande. Poème (1942) », 1999, Voir en ligne. —

Avenir qui ressemble aux veines de la main
Avenir avenir aveugle aux yeux ouverts
Avenir qui devine en vain les lendemains

Plus grisant que le vent plus luisant que le verre
Souvenir dissemblable à la réalité
Comme au ciel de l’été le ciel blanc de l’hiver

Avenir souvenir dans ce double Léthé
Écartement des joncs sur une jeune image
L’eau bleuit d’un regard oublieux reflété

Châteaux-forts des chagrins Domaine des dommages
Tu vas la tête en bas souvenir dans l’étang
Et l’azur se fait vert à l’envers des ramages

Avenir fiancé perpétuel étant
Aimé d’une mourante aux lèvres mensongères
A qui son cœur battant donne toujours vingt ans

Avenir souvenir Nuances si légères
Au feu de ce qui fut brûle ce qui sera
Futur antérieur Mémoire ô passagère

[...]

Si du refrain d’hier demain tient sa puissance
Vous vous y refondez thèmes initiaux
Et dans les mêmes mots l’ombre change de sens

Car jamais le soleil n’était monté si haut
Car les hommes jamais n’eurent les yeux si clairs
Dans le ciel radieux chante la radio

[...]

La fable y refleurit sous le nom d’hypothèse
Ouvre l’Olympe au peuple et lui montre qu’il est
L’Hercule aux pas de qui les sirènes se taisent

Faisant sur l’infini les calculs qu’il lui plaît
L’Homme y paît les troupeaux turbulents des problèmes
Et renversant le ciel que les dieux étoilaient

Il marque l’univers au sceau de son emblème
L’épouvantail est fait pour les oiseaux de proies
Non pour les paysans prosternant leurs front blêmes

[...]

Je démonte pour vous ces démons mécaniques
Voyez leur sourcil d’ombre est fait de vos soucis
Et votre force fait leur force tyrannique

Il n’appartient qu’à vous de les chasser d’ici
Impossible est un mot banni de notre terre
Ce que vous redoutez est à votre merci

Connaître est la doublure blanche du mystère
On parle spectre encore et c’est pour la clarté
Les enfants de la peur feront bien de se taire

Si je leur laisse place et rang dans la cité
Qu’ils cessent de servir nos maîtres transitoires
Et qu’ils ouvrent pour nous leurs forêts enchantées

Puisque les peseurs d’or ont fermé leurs comptoirs
Et que toute grandeur a passé son chemin
Je te reprends Légende et j’en ferai l’Histoire

Avenir qui ressemble aux lignes de nos mains

Aragon, Louis (1942) op. cit
Illustration de "Brocéliande" d’Aragon
1944 ; Manuscrit à peintures froissées ; 110 x 65 cm
Ladislas Kijno

1945 — De l’exactitude historique en poésie

En 1945, Aragon fait paraitre De l’exactitude historique en poésie, essai dans lequel il revient sur son utilisation des thèmes arthuriens dans Brocéliande, paru trois ans plus tôt.

Les quatre dernières pages de cet essai sont consacrées à la réhabilitation du merveilleux médiéval. Aragon s’explique sur l’apparente contradiction du poème Brocéliande avec son essai La Peinture au défi, paru en 1930. Il justifie son écriture par un repositionnement moral dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.

Mais il y a la seconde remarque que je ne puis éviter, parlant de « Brocéliande »[...]. C’est sous la plume d’un incroyant notoire et qui fait profession d’en être un, la réapparition du merveilleux chrétien. Réapparition d’autant plus singulière qu’il s’agit d’un auteur qui, en 1930, dans un essai intitulé « La Peinture au défi » préconisait avec toute la violence du langage la suppression radicale de ce merveilleux-là. [...] Il y a entre la position qui est la mienne aujourd’hui et celles que résument ces lignes, non point une différence de nature, mais une différence de perspective. [...] La forêt - Brocéliande - n’abrite plus les seules revendications morales de l’individu, les géants et les fées ne sont plus des symptômes enfantés par la fièvre de l’asservissement à une morale donnée, les témoins d’un lutte qui se reflète aussi bien dans les révoltes de la Renaissance ou du romantisme aussi bien que dans les imprécations de la jeunesse dadaïste 11 au lendemain de la Première Guerre mondiale. Maintenant, dans ma forêt - Brocéliande - coexistent le merveilleux païen, le merveilleux chrétien, le merveilleux antichrétien du Moyen-Âge avec ses racines celtes et le merveilleux moderne des machines et de la publicité. Là ne m’apparait plus l’essentiel de la lutte, entre ces éléments variables, mais intérieurs, de la vie intellectuelle de la nation.

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne.

À ses yeux, la forêt de Brocéliande est envahie par les nazis. Les résistants - chevaliers des temps modernes - sont les derniers remparts à cette invasion de la barbarie. Dans ce contexte, la foi chrétienne de certains de ses compagnons de lutte l’amène à réévaluer la priorité de l’ennemi à combattre et par extension à réhabiliter le merveilleux médiéval autrefois condamné.

Brocéliande, si ses ramures ont dû pour mes yeux reverdir, c’est pour protéger d’une autre forme d’asservissement la nation toute entière. Le mythe de Viviane et de Merlin, si j’y fais appel, c’est pour parler de ce que la censure et la Gestapo interdisent qu’on parle et tout à cette fin m’est bon, même le christ : n’en déplaise à ceux pour qui la bagarre avec l’Église, comme M de Montherlant 12, est première à la bagarre avec les Boches. N’en déplaise non plus à mes compagnons d’armes et de conjuration qui ont une grande croix dans le cœur et je n’ai pas honte de dire, je respecte aujourd’hui, que j’ai appris à respecter leur foi que je ne partagerai jamais. Ce qu’il y a de généreux, d’humain dans cette foi divine. Pour tout dire, de français. Ce qui devant l’ennemi de ma nation chantait à l’unisson de mon incroyance, et qui est une conception de l’homme que peuvent avoir le communiste et le chrétien, mais le nazi jamais. Enfin, il faut ajouter que, l’arbre ne me cachant plus la forêt, j’écoutais dans les murmures de Brocéliande les voix conjointes de ceux qu’on appelle ici des saints et là des chevaliers, et qu’elles ressemblaient pour moi aux voix de simples mortels, qu’aucun roi n’avait de son épée à l’épaule frappés, qu’aucun dieu n’avait d’une auréole munis. [...] Peu m’importe enfin, qu’au cou de l’un pendît la médaille du baptême, tandis qu’au bras nu d’un autre on pût lire en lettres tatouées le ni Dieu ni Maitre de Blanqui.

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne.

Aragon se repositionne moralement en réaction à la barbarie nazie. Le martyre chrétien autrefois condamné est désormais perçu du point de vue de la victime torturée. Brocéliande autrefois mythe chrétien à combattre est devenu cette forêt de mon peuple.

Enfin, il faut ajouter que d’où les mythes m’apparaissaient maintenant, ils étaient vraiment des mythes. Si bien que dans le Livre d’heures d’Étienne Chevalier, ce n’est plus la foi de sainte Apollonie dans l’enluminure de Jean Fouquet qui me frappe, mais la torture à cette femme infligée, semblable à la torture de prisons nazies. [...] On me permettra d’ajouter qu’après tout, les variations de ma pensée ne sont pas si grandes, à quinze années de distance, qu’il semble à première vue qu’elles soient ; [...] Ma maison n’est pas que ce toit sur ma tête, mais aussi cette forêt de mon peuple, ce ciel au dessus de l’humanité. Ce ciel où chantent les oiseaux et les étoiles, et taisez-vous que j’entende battre mon cœur.

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne.
Le martyre de sainte Apolline
Heures d’Étienne Chevalier, enluminées par Jean Fouquet
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Œuvres d’Aragon

ARAGON, Louis, La défense de l’Infini, 1923-1927, Paris, Gallimard, 1997, (« Les Cahiers de la NRF »).

ARAGON, Louis, « La peinture au défi », Paris, Galerie Goemans, 1930.

ARAGON, Louis, Brocéliande, Neuchâtel (Suisse), Éditions de La Baconnière, 1942, (« Les poètes des cahiers du Rhône »).

ARAGON, Louis, « De l’exactitude historique en poésie », in En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945, Seghers, 1976, p. 83-103, Voir en ligne.


↑ 1 • Maurice Barrès est un écrivain et homme politique français, figure de proue du nationalisme français. Son roman le plus célèbre, La colline inspirée, commence par une référence à Brocéliande.

Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. L’étroite prairie de Lourdes, entre un rocher et son gave rapide ; la plage mélancolique d’où les Saintes-Maries nous orientent vers la Sainte-Baume ; l’abrupt rocher de la Sainte-Victoire tout baigné d’horreur dantesque, quand on l’aborde par le vallon aux terres sanglantes ; l’héroïque Vézelay, en Bourgogne ; le Puy-de-Dôme ; les grottes des Eyzies, où l’on révère les premières traces de l’humanité ; la lande de Carnac, qui parmi les bruyères et les ajoncs dresse ses pierres inexpliquées ; la forêt de Brocéliande, pleine de rumeur et de feux follets, où Merlin par les jours d’orage gémit encore dans sa fontaine ; Alise-Sainte-Reine et le mont Auxois, promontoire sous une pluie presque constante, autel où les Gaulois moururent aux pieds de leurs dieux ; le mont Saint-Michel, qui surgit comme un miracle des sables mouvants ; la noire forêt des Ardennes, tout inquiétude et mystère, d’où le génie tira, du milieu des bêtes et des fées, ses fictions les plus aériennes ; Domremy enfin, qui porte encore sur sa colline son Bois Chenu, ses trois fontaines, sa chapelle de Bermont, et près de l’église la maison de Jeanne. Ce sont les temples du plein air. Ici nous éprouvons, soudain, le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière. Une émotion nous soulève ; notre énergie se déploie toute, et sur deux ailes de prière et de poésie s’élance à de grandes affirmations.

↑ 2 • L’éditeur de Pléiade des romans, Daniel Bougnoux l’intitule lui aussi L’Instant. Par la suite, ce texte sera intitulé Le Mauvais Plaisant/Titus, par Lionel Follet, dans l’édition complète de La Défense de l’infini.

↑ 3 • Dans cet essai, Aragon est probablement le premier à avoir analysé, d’une manière systématique, le phénomène du collage moderne dans le domaine des arts plastiques.

↑ 4 • . Cette collection comprenait plusieurs « séries ». Brocéliande constitue le volume III de la « Série rouge » (tandis que Les Yeux d’Elsa constituait le volume III de la « Série blanche »).

↑ 5 • Dans les rimes tiercées, le premier tercet, ou groupe de trois vers, offre deux rimes masculines embrassant une rime féminine ; celle-ci est reprise au second tercet pour embrasser une rime masculine nouvelle, qui, au troisième tercet, embrassera à son tour une nouvelle rime féminine, et ainsi de suite.

↑ 6 • Pierre Seghers (1906-1987) est un poète, éditeur et résistant français, créateur en 1944 de la collection Poètes d’aujourd’hui. Résistant de la première heure, il est proche de Louis Aragon, Paul Éluard, Robert Desnos et René Char.

↑ 7 • Georges Politzer (1903-1942) est un philosophe, résistant et théoricien marxiste français d’origine juive hongroise. Il est mort pour la France, fusillé le 23 mai 1942 au Mont-Valérien, par les autorités allemandes. Malgré sa mort tragique et ses prises de positions ouvertement antifascistes, Georges Politzer ne fut reconnu comme interné résistant à titre posthume qu’après une bataille juridique qui ne se termine qu’en 1956.

↑ 8 • Charles Debarge (1909-1942) est un mineur, militant communiste et résistant. Recherché à partir de juin 1941, en raison de son rôle pendant la grande grève des mineurs du Pas-de-Calais, Charles Debarge participe à la constitution des premiers groupes FTP du Bassin minier. Arrêté le 6 août 1941 par la Feldgendarmerie, il parvient à s’évader du centre d’otages de Lille où il avait été transféré avant d’être interrogé. Sa tête mise à prix pour 100 000 francs, il évite plusieurs fois l’arrestation. En 1942, il est chargé par la direction clandestine du PCF du Pas-de-Calais de mettre sur pied un plan de sabotage d’ampleur dans les deux départements du Nord. En septembre 1942, il est grièvement blessé au cours d’un échange de coups de feu avec les hommes de la Geheime Feldpolizei (police secrète allemande) à Ronchin dans la banlieue de Lille. Il meurt quelques heures plus tard, à la prison d’Arras, où il a été transféré, le 23 septembre 1942, sans avoir repris connaissance.

Aragon le cite dans Les Communistes - roman sur la drôle de guerre et la répression anticommuniste, paru en 1949-1951 - au même rang que Vercingétorix ou Du Guesclin.

↑ 9 • Arnaut de Mareuil, est un troubadour périgourdin, compositeur de poésie lyrique en langue d’oc de la fin du 12e siècle. Vingt-cinq à vingt-neuf de ses chansons sont parvenues jusqu’à nous, dont six avec leur musique d’accompagnement.

↑ 10 • Wolfgang Babilas propose de rapprocher l’évocation de ces sauterelles des termes ("sauterelles", "ailes vertes", "vent vert") qui désignaient à cette époque couramment les soldats allemands

↑ 11 • Le mouvement dada est un mouvement intellectuel, littéraire et artistique du début du 20e siècle, qui se caractérise par une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques.

↑ 12 • Henry de Montherlant (1895 -1972) est un romancier, essayiste, dramaturge et académicien français. Dans Le Solstice de juin, essai daté de juin 1940 et consacré à la bataille de France, il défend une position athéiste et jugée collaborationniste à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.

Le combat sans la foi, c’est la formule à laquelle nous aboutissons forcément si nous voulons maintenir la seule idée de l’homme qui soit acceptable : celle où il est à la fois le héros et le sage.

Montherlant voit ainsi en la victoire allemande le symbole païen de l’éternel recommencement.

La victoire de la Roue solaire n’est pas seulement victoire du Soleil, victoire de la païennie. Elle est victoire du principe solaire qui est que tout tourne... Je vois triompher en ce jour le principe dont je suis imbu, que j’ai chanté, qu’avec une conscience entière je sens gouverner ma vie.