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vers 1220

L’origine littéraire du Val sans Retour

Un épisode du « Lancelot propre » au 13e siècle

Le Val aux Faux Amants appelé aussi Val sans Retour ou Val Périlleux trouve son origine dans le Lancelot propre. Il est écrit par un auteur anonyme dans la première moitié du 13e siècle et se déroule entièrement dans la Bretagne insulaire. L’épisode du Val sans Retour est inséré dans une longue histoire dont Lancelot est le héros. Il a pour thème la délivrance des amants infidèles retenus malgré eux dans le Val sans Retour. Afin de libérer les chevaliers prisonniers sous l’emprise de la magie de Morgue (Morgane), maitresse du Val, Lancelot doit subir de terrifiantes épreuves.

C’est à Chrétien de Troyes que nous devons la trame fondamentale du légendaire arthurien. Vers 1190, date supposée de sa mort, son dernier roman Le conte du Graal s’arrête brusquement. Très rapidement, quatre Continuations reprennent en écriture versifiée l’histoire inachevée du Graal.

À partir de 1200, la prose fait son apparition dans la littérature arthurienne. Ce nouveau mode d’expression va permettre le développement d’ensembles narratifs et l’apparition de cycles romanesques.

Le plus imposant et le plus complet de ces cycles se compose d’un ensemble de cinq romans issus d’un triptyque comprenant le Lancelot propre parfois appelé Lancelot en prose, la Quête du saint Graal et la Mort du roi Arthur, auxquels se sont ajoutés l’Histoire du saint Graal et l’Histoire de Merlin. Cet ensemble, intitulé Lancelot-Graal, est parfois appelé Vulgate. Il constitue un cycle dans le sens où il fournit une unité qui combine les histoires du Graal et le règne d’Arthur.

L’histoire de Lancelot contée pour la première fois vers 1180 par Chrétien de Troyes dans le Chevalier de la Charrette —  CHRÉTIEN DE TROYES, Le Chevalier de la Charrette, Rééd. 2009, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1176. —, sera reprise et mise en scène dans le cycle Lancelot-Graal. Le Lancelot propre (1215-1225) représente à lui seul neuf volumes de l’édition récente d’Alexandre Micha. —  MICHA, Alexandre, Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, Vol. 9, Rééd. 1996, Genève, Librairie Droz, 1983, Voir en ligne. — La version de l’épisode du Val aux Faux Amants que nous utilisons est tirée du tome IV du Lancelot du Lac dans la collection des Lettres gothiques. —  ANONYME, Le Val des Amants infidèles, Rééd. 2002 - Lepage, Yvan G. ; Ollier, Marie-Louise (trad.), Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1215. —

Le Val des Amants Infidèles

Le Val des Amants infidèles est le titre donné à l’ouvrage par les auteurs de l’édition des Lettres Gothiques qui font la distinction avec l’épisode du Val aux Faux Amants. Cet épisode du Val prend place dans la forêt Malaventureuse, entre Escalon le Ténébreux et la Douloureuse Tour.

Morgue maitresse de l’aventure du Val

Morgue, Morgain ou Morgane est la fille de Gorlois, duc de Cornouailles et d’Igerne. Elle est la sœur du roi Arthur. Uther Pendragon, alors roi de Bretagne insulaire, tombe amoureux fou d’Igerne. Merlin se sert de sa magie pour donner à Uther l’apparence physique de Gorlois et ainsi ourdir la naissance d’un fils pour Uther qui sera le futur roi Arthur. Morgue et Arthur ignoreront longtemps leur lien fraternel. Morgue est considérée d’abord comme une fée par Geoffroy de Monmouth ; elle est également bienfaisante chez Chrétien de Troyes. En revanche, dans le Lancelot propre elle deviendra un être immoral et maléfique.

C’est peu de temps après le mariage de Guenièvre avec le roi Arthur qu’un chevalier plein de vaillance, Guiamor, neveu de la reine, arrive au palais royal. Morgue, alors suivante de Guenièvre, s’éprend follement de Guiamor. Morgue a très mauvaise réputation : si chaude et luxoriose que plus chaude feme ne convint a querre. Les deux amants finissent par coucher ensemble et la reine est aussitôt avertie de leur relation. Guenièvre, qui souhaite avant tout protéger la renommée de son mari et de Guiamor, fait prendre les amants sur le fait. Elle met en garde Guiamor de ne pas poursuivre cette liaison, lui faisant comprendre que sa mort est certaine si le roi l’apprend. La reine finit par persuader son neveu de repousser son amante. Dès lors, Morgue croit devenir folle et quitte la cour pour rejoindre Merlin dans ses forêts, où il lui enseignera une grande partie de ses enchantements.

C’est donc en raison de sa profonde hostilité à l’égard de la reine Guenièvre et de l’infidélité de son amant que Morgue crée le sortilège du Val sans Retour.

[…] Ce val, dit tout d’abord le conte, était appelé à la fois le Val sans Retour et le Val aux Faux Amants : le Val sans Retour parce qu’aucun chevalier n’en revenait, et aussi le Val aux Faux Amants parce qu’y étaient retenus tous les chevaliers qui avaient été infidèles à leurs amies, cette faute n’eût-elle été commise qu’en pensée […] 1

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 252-255

Cependant l’amour de Guiamor à son égard n’est pas exclusif. Morgue s’aperçoit très tôt qu’il lui préfère une autre demoiselle. La fée, qui s’en doutait, réussit à les surprendre alors qu’ils s’unissaient dans le Val.

Alors elle épandit sur tout le val son enchantement : jamais n’y entrerait de chevalier qui pût en ressortir, pour peu qu’il eût commis quelque faute envers son amie, fût-ce d’intention, et tous ceux qui en seraient coupables à quelque degré y demeureraient jusqu’à l’arrivée d’un chevalier pur de toute infidélité en acte, en pensée ou en désir […] 2

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 254-255

Pour se venger, Morgue jette à Guiamor un sort qui le condamne à ne jamais quitter le Val, sortilège qui touche tous ceux qui y entreraient après lui. La demoiselle qu’il aime est jetée dans une prison si traîtresse qu’il lui semble être prise des pieds à la ceinture dans la glace et de l’autre partie du corps dans un brasier. Morgue fait du Val un royaume d’où l’on ne revient pas. Les chevaliers se trouvent mis à l’écart de la société courtoise, privés de l’amour et de la chevalerie.

Deux cent cinquante-trois chevaliers sont déjà retenus prisonniers de l’enchantement du Val depuis dix-sept ans. Morgue a toutefois donné la possibilité de mettre fin au sortilège s’il venait à se présenter un chevalier à la conduite irréprochable. Bien sûr, elle est convaincue que ce chevalier n’existe pas.

L’intrigue du roman

À la Pentecôte, le roi Arthur convoque l’ensemble de la cour pour de somptueuses festivités sur les bords de la Tamise où sont dressées tentes et pavillons. La veille de la fête, après dîner, un incident se produit qui va mettre fin aux festivités pour quatre des chevaliers.

[…] les quatre meilleurs compagnons de la Table Ronde, dont Gauvain le neveu du roi, avec une légèreté coupable en un pareil jour, vont s’ébattre à pied, sans armes, dans la forêt de Varennes à proximité des tentes – cette forêt riche en merveilles qu’ils rêvent de parcourir, dès la Pentecôte célébrée. Or ces rêves tournent court avec le rapt humiliant dont Gauvain est l’objet, provoquant le départ furtif de ses amis lancés sur ses traces.[…]

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 8

C’est ainsi que commence une longue aventure pour les trois autres chevaliers, Yvain, le fils du roi Urien, le héros de Chrétien de Troyes dans le Chevalier au lion ; Calescalain, duc de Clarence, fils du roi de Cavalon et Lancelot, fils de Ban de Benoïc, roi de petite Bretagne, élevé par Viviane, identifiée à la Dame du Lac. Tous trois reviennent à leur logement, revêtent leurs armes et montent en selle. Ils quittent discrètement la fête sans prévenir quiconque de ce qui vient de se produire. Ainsi commence leur longue quête à la recherche de Gauvain dans une forêt inconnue. Partis tous trois ensemble au départ de cette aventure, chacun suit ensuite des chemins différents pour se donner plus de chances de retrouver l’endroit où est retenu leur ami. Les trois chevaliers apprennent qu’un félon qualifié de plus cruel chevalier du monde tient désormais le sort de messire Gauvain entre ses mains. Son nom est Caracados le Grand, il est seigneur de la Douloureuse Tour, une forteresse réputée imprenable. Ce rapt a pour but d’attirer le plus possible de chevaliers de la Table Ronde, assurés d’y trouver la mort.

Sur le chemin de la Douloureuse Tour, le duc de Clarence, Yvain et Lancelot n’ont qu’un but : libérer monseigneur Gauvain, prétexte à prouesses pour les chevaliers d’Arthur, ce qui les engage dans des aventures périlleuses.

Parmi celles-ci, les trois dernières épreuves sont Escalon le Ténébreux 3, le Val aux Faux Amants, et la Douloureuse Tour. Celle du Val aux Faux Amants est une des plus célèbres.

Calescalain à l’épreuve du Val aux Faux Amants

Parcourant la Forêt Malaventureuse, en compagnie d’un écuyer qui lui montre le chemin, Calescalain emprunte le Chemin du Diable. Celui-ci les conduit au Val aux Faux Amants. Le duc, gravement blessé au cours d’une épreuve précédente, refuse, malgré les conseils de son écuyer, de faire demi-tour pour se faire soigner. Ils chevauchent ainsi jusqu’à la tombée de la nuit où ils trouvent à être hébergés chez un vavasseur 4. Le lendemain, apprenant que le duc veut se rendre à la Douloureuse Tour, le vavasseur le met en garde d’une aventure traîtresse qu’il faut éviter car quiconque n’a jamais pu la mener à son terme :

[…] Le fait est qu’en avant de nous, à moins de quinze lieues d’ici, s’étend une grande vallée, large et profonde – vous la verrez, car votre chemin vous conduira exactement devant. […] nul qui y entre n’en revient, et ceux qui sont certains de leur fait disent qu’il y a bien trente ans ou plus qu’aucun chevalier n’en est ressorti après y être entré. […] 5

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 246-247

Le vavasseur donne alors de précieux conseils sur le comportement à suivre lorsque le duc parviendra au-dessus du val, là où se trouve une chapelle appelée la chapelle de Morgue.

[…] À cette chapelle, se présenteront deux voies, l’une sans va à droite, l’autre à gauche. Vous laisserez la voie de gauche pour celle de droite qui vous conduira directement à la Douloureuse Tour, sans rencontrer d’obstacle dont un chevalier raisonnablement vaillant ne puisse venir à bout. Pour autant, si je vous déconseille d’entrer dans le val, ce n’est pas pour vous encourager à vous rendre à la Douloureuse Tour car, que Dieu m’assiste, je ne pense pas qu’un chevalier puisse être assez bon pour triompher de l’une ou de l’autre de ces aventures ; le val est très redoutable, du reste on l’appelle le Val sans Retour, parce que jamais chevalier n’en revint, […] 6

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 246-247

Le duc répond qu’il lui serait agréable de faire demi-tour, mais il en éprouverait de la honte car son honneur est en jeu. Il prend congé du vavasseur et part accompagné du jeune écuyer. Arrivé à la chapelle, le duc s’engage seul sur le chemin de gauche et dit au jeune homme qu’il ne saurait être accusé d’impuissance et de lâcheté.

Calescalain se sent très vite prisonnier d’un mur invisible qui le pousse et l’oblige à avancer. Après s’être défait de plusieurs dangers, il ressort gravement blessé du passage entre deux énormes dragons jetant par la gueule de grands flocons de flamme. Il doit ensuite franchir une rivière au courant rapide et bruyant sur une étroite planche. De l’autre côté, trois chevaliers armés d’épées et d’une lance l’attendent. Juste avant d’atteindre la rive, il reçoit un grand coup sur le heaume, qui le fait fléchir et glisser dans l’eau noire et profonde du ruisseau tumultueux. Calescalain sent aussitôt l’étreinte de la mort. Il est tiré de l’eau avec de longs crocs de fer. Affaibli et encore au sol, arrive un chevalier en armes qui le menace de mort. Le temps qu’il se relève, il reçoit un violent coup de grande hache sur le heaume. Le duc perd connaissance et se retrouve à son réveil dans un superbe jardin parmi d’abondants chevaliers

Yvain et Lancelot à l’épreuve du Val aux Faux Amants

C’est ensemble qu’Yvain et Lancelot, conduits par une demoiselle 7, arrivent à la chapelle de Morgue. La demoiselle demande à Yvain d’être le premier à franchir la porte du Val. Lui aussi échoue au passage de la rivière ; vaincu, il est désarmé et devient prisonnier du Val aux Faux Amants. La demoiselle explique alors à Lancelot que pour libérer les prisonniers victimes des maléfiques coutumes qui sévissent dans le Val, la prouesse ne suffit pas. Il faut une autre qualité pour démonter le sortilège : celle de n’avoir jamais commis la moindre infidélité par la pensée ou par l’acte envers son amante. Ne croyant pas à la fidélité sans faille des chevaliers, elle lui conseille d’aller directement à la Douloureuse Tour délivrer monseigneur Gauvain, sans passer par le Val. Lancelot, sûr de lui, invite néanmoins la demoiselle à le suivre dans le Val, ce qu’elle fait sans rien espérer de bon d’une épreuve aussi difficile.

Lancelot arrive à la rivière où Calescalain et Yvain ont échoué. Lors de son combat avec les trois chevaliers, alors qu’il jette un de ceux-ci à l’eau, quel ne fut pas son étonnement de voir que les deux autres laissés à terre sur la rive avaient disparu.La demoiselle lui fait prendre conscience que c’est le signe que les aventures fuient devant lui.

Alors il rabat le gantelet gauche de son haubert, observe son anneau 8 et porte ensuite ses regards autour de lui : il ne voit rien du fort courant ni de la planche qui l’enjambait, et comprend aussitôt qu’il avait été victime d’un enchantement.[…] 9

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 280-281

Plus loin, Lancelot se trouve face à un grand feu incontournable et si haut qu’il donne l’impression d’être insurmontable. Lancelot franchit le feu pour rejoindre un escalier de pierre taillée dont la voûte est très étroite. Il parvient à une salle gardée par deux chevaliers armés d’une très grande hache. Après une lutte acharnée dont il sort vainqueur, Lancelot se trouve face à un troisième chevalier. Le combat très violent se poursuit à l’extérieur de la salle. Les deux protagonistes franchissent une rivière. S’engage alors une poursuite jusqu’à une grande salle que les deux hommes traversent en combattant pour se retrouver dans un jardin.

Dans ce jardin était tendu un pavillon très beau et riche : le chevalier s’y précipite, Lancelot à ses trousses, et il voit dans le pavillon un grand nombre de demoiselles et de chevaliers assis auprès d’elles.
Le milieu du pavillon était occupé d’un grand lit en bois somptueusement paré ; dans ce lit gisait, endormie, la fée Morgue. Le chevalier s’en vint, tout courant droit au lit et, à cause de la peur que lui inspire Lancelot, il se réfugie dessous. Au lieu de s’y ruer à sa suite, Lancelot prend le lit sans avoir l’idée que puisse y être couchée dame ou demoiselle : il le tire à lui de toute sa force et le renverse. Quand celle qui dormait dans le lit se retrouve dessous, elle pousse un hurlement qui laisse Lancelot stupéfait : à l’oreille il reconnait un cri de femme, et en est tout déconcerté ; puis il prend le lit, le remet en place et voit le chevalier qui gagne la porte à toute allure, il court derrière lui et tous les gens du pavillon s’élancent après lui pour voir la suite des événements.[…] 10

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 290-293

Lancelot met fin à l’enchantement du Val

Blessé et affaibli, le chevalier regagne la grande salle. Lancelot le rattrape et d’un coup de hache, lui tranche la cuisse. Le chevalier s’effondre et perd connaissance. Dans sa fureur Lancelot, d’un grand coup de hache, lui fait voler la tête coiffée de son heaume. Il s’en empare et retourne au pavillon sous le regard admiratif des chevaliers et demoiselles où se trouve Morgue qui est étendue, se plaignant bruyamment de ses meurtrissures. Honteux d’avoir maltraité une dame, gêné par son attitude, Lancelot se met à genoux devant Morgue. Pour se faire pardonner il lui offre la tête du chevalier par qui le méfait est arrivé. Devant cette scène, une demoiselle amie du chevalier tué veut le venger ; folle de rage, elle se précipite sur Lancelot et lui enfonce un épieu entre les épaules. Mais voyant qu’il s’agit d’une demoiselle, il se contente de la neutraliser.

Peu après, un jeune homme vient dire à Morgue que tous les enchantements sont dissipés. La fée ne comprend pas et s’en étonne. « Qui a fait cela ? ». Le jeune homme lui montre Lancelot. Malgré sa contrariété Morgue reconnait sa loyauté en amour et lui manifeste sa joie. Arrivent alors monseigneur Yvain, Calescalain et tous les autres chevaliers prisonniers qui connaissent bien Lancelot. Ils viennent le remercier de les avoir libérés.

De son côté Morgue le fait désarmer en grande pompe. Toutefois, quand elle apprit que c’était Lancelot, elle le soupçonna aussitôt d’aimer la reine d’amour : elle se promet de ne rien négliger pour l’affliger à son propos le plus possible, et pense faire si bien qu’elle ne sera plus jamais heureuse par lui si elle l’aime autant qu’il l’aime, tant elle haïssait la reine sur toute autre femme […] 11

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 298-299

Cette haine remonte à l’amour que Morgue portait à Guiamor, le neveu du roi Arthur et que la reine Guenièvre avait interdit. Morgue trouve là un moyen d’utiliser Lancelot pour tourmenter la reine. Alors que celui-ci veut poursuivre son chemin vers la Douloureuse Tour, Morgue tient à l’honorer pour ses prouesses. Elle insiste fortement à ce qu’il reste pour un soir à une fête en son honneur et il finit par céder. Après un repas fastueux et une soirée grandiose, tous allèrent se coucher. Seule Morgue reste éveillée.

Quand elle pense Lancelot endormi, elle se rend auprès de lui et lui glisse un anneau à l’un des doigts de sa main droite ; or cet anneau avait pour vertu, si on le mettait au doigt d’un homme endormi, de le maintenir en sommeil aussi longtemps qu’il n’en serait pas enlevé. Cela fait elle se coucha ; après s’être accordée un petit somme, elle se releva et vint à l’endroit où gisait Lancelot, le fit déposer dans une courte-pointe par quatre de ses hommes d’armes qui le transportèrent au-dehors dans le pré ; ils l’enlevèrent alors dans une litière portée par deux chevaux avant de l’emporter à vive allure, et Morgue elle-même l’accompagne avec son ami. Ils lui font parcourir ainsi une grande distance, jusqu’au milieu d’une forêt où Morgue possédait un riche domaine, avec une fort belle maison. Au matin, ils le descendirent dans un cachot profond et l’y abandonnèrent en cet état. 12

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 306-307

En retenant Lancelot prisonnier, Morgue l’écarte de la cour d’Arthur. Son aversion pour Guenièvre va l’amener à utiliser des sortilèges pour faire croire à la reine que Lancelot l’a trahi. Elle met en œuvre un stratagème faisant croire à la disparition de Lancelot. Sans nouvelles, le roi et la reine s’inquiètent de sa mort.

Elle le libère à la condition qu’il revienne se constituer prisonnier après avoir délivré monseigneur Gauvain. Agissant de la sorte, elle veut s’assurer que Lancelot n’est pas amoureux de Guenièvre. Elle fait accompagner Lancelot d’une de ses demoiselles. La mission de celle-ci est de lui faire avouer son amour pour Guenièvre, en le provoquant sexuellement de manière incessante. Elle ne parviendra qu’à lui faire dire qu’il est fidèle à une demoiselle, sans plus de précision.

Demoiselle, lui dit-il, je vous dis, en loyal chevalier et contre mon gré, que je suis aimé d’une dame si belle et bonne et fidèle que je dois redouter de la tromper plus que de risquer mon honneur ou ma loyauté ou ma vie.

Anonyme (1215-1225) op. cit., p. 353-355 13

La suite du Lancelot du Lac IV verra Lancelot délivrer Gauvain de la Douloureuse Tour. Après l’avoir accompagné auprès d’Arthur, Lancelot retournera discrètement, comme promis, à la prison de Morgue. Plus tard celle-ci enverra une de ses demoiselles raconter la liaison coupable de Lancelot avec Guenièvre. Quatre des chevaliers d’Arthur : Galehaut, Lionel, Gauvain et Yvain partiront à la recherche de Lancelot et vivront de nouvelles aventures. Un des leurs, Lionel, deviendra le prétendu meurtrier de Lancelot alors que celui-ci sera libéré par Morgue sous condition de ne pas apparaitre avant Noël. À la fin du roman, Lancelot se montrera vivant à Lionel. Gauvain et Yvain le retrouveront aussi lors d’une aventure mais Lancelot poursuivra sa route en solitaire en quête de Galehaut. Ce dernier, persuadé de la mort de Lancelot, mourra de chagrin.

Le Val sans Retour de la forêt de Paimpont-Brocéliande

Le Lancelot propre, écrit par un auteur anonyme de la première moitié du 13e siècle, a pour unique cadre la Bretagne insulaire. Il est à l’origine de l’appellation Val des Faux Amants ou Val Périlleux ou Val sans Retour.

Dans La Table Ronde, vaste réécriture parue en 1812, Creuzé de Lesser est le premier à citer l’épisode du Val sans Retour en forêt de Brocéliande. Dans sa préface, il s’appuie sur l’opinion de savants qui situent Brocéliande près de Quintin et non en forêt de Paimpont —  CREUZÉ DE LESSER, Augustin François, La Table ronde, Rééd. 1829, Paris, Amable Gobin et Cie éditeurs, 1811, Voir en ligne. p. 18 —

La découverte d’un Tombeau de Merlin en forêt de Paimpont en 1820 amène à situer, quatre années plus tard, un Val sans Retour dans le vallon où coule le ruisseau du Pont Dom-Jean. À partir de 1843, un second val, qui correspond mieux avec l’idée d’un « non-retour » est localisé dans la vallée de Gurvant, près de Tréhorenteuc. Les deux lieux vont coexister pendant plusieurs années. Le développement touristique ne retiendra que le second.


Bibliographie

ANONYME, Le Val des Amants infidèles, Rééd. 2002 - Lepage, Yvan G. ; Ollier, Marie-Louise (trad.), Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1215.

CHRÉTIEN DE TROYES, Le Chevalier de la Charrette, Rééd. 2009, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1176.

CREUZÉ DE LESSER, Augustin François, La Table ronde, Rééd. 1829, Paris, Amable Gobin et Cie éditeurs, 1811, Voir en ligne.

MICHA, Alexandre, Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, Vol. 9, Rééd. 1996, Genève, Librairie Droz, 1983, Voir en ligne.


↑ 1 • 

Texte original : Chieus vaus, ce dist li contes tout avant, estoit apielés li Vaus sans Retour et li Vaus as Faus Amans. Li Vaus sans Retor avoit il non pour chou ke nus cevaliers n’en retournoit, et si avoit non li Vaus as Faus Amans pour chou ke tout li chevalier i remanoient ki avoient faussé viers leur amies de quel mesfait ke che fust, neïs de penssé […]

↑ 2 • 

Texte original : […] Lors espandi par tout le val son encantement en tel maniere ke ja mais chevaliers n’i entrast qui puis en issist, puis k’il eust viers s’amie faussé de nulle cose, nes de volenté ; et tout cil ki d’aucune cose i aroient faussé i remanroient jusc’a celle eure ke .I. chevaliers i enterroit ki de nulle cose n’aroit onkes mespris enviers s’amie ne d’oevre ne de penssé ne de talent […]

↑ 3 • Escalon le Tenebreux est le nom d’un château envahi par les ténèbres depuis 17 ans. À l’origine de cette malédiction, le viol d’une demoiselle commis la nuit de la semaine Sainte dans l’église qui lui est attenante, par le seigneur du château. Pour libérer le lieu des ténèbres et redonner vie aux habitants qui ont quitté le château, il faut qu’un chevalier réussisse l’épreuve qui consiste à traverser les ténèbres pour aller ouvrir une porte. Calescalain, Yvain et Lancelot vont tenter l’aventure là ou beaucoup ont déjà échoué.

↑ 4 • Le vavasseur ou vavassal du latin médiéval vassus vassorum (vassal des vassaux), était le vassal d’un seigneur lui-même vassal.

↑ 5 • 

Texte original : […] Il est voirs ke chi devant, a mains de .XV. lieues lonc de chi, a .I. grant val, si grant et si parfont com vous verés, car vostre chemins vous menra droit par devant.[…] ke nus k’i entre ne s’en retourne, et dient cil ki bien le cuident savoir ke bien a .XXX. ans u plus ke nus chevaliers n’i entra ki puis en issist.

↑ 6 • 

Texte original : […] A celle capielle trouverés deus voies, si vet l’une par decha la capiele a diestre et l’autre par dela deviers seniestre. Celle ki deviers seniestre vait guerpirés et l’autre tenrés ki vous menra a la Dolerouse Tour droitement et sans trouver nul encombrement c’uns chevaliers ne puist bien achiever par boinne chevalerie. Mais pour çou ne vous desfen ge pas a entrer el val ke jou encore mieus ne vous desfen ge la voie de la Dolerouse Tour, ke se Dieus me consaut, je ne cuich mie c’uns chevaliers peust avoir tant de bonté k’il peust conquerre ne l’un ne l’autre, car li vaus fait tant a douter comme cil ki est apielés li Vaus sans Retour, pour chou ke onkes cevaliers n’en issi,[…]

↑ 7 • Lorsque des chevaliers se déplacent, ils trouvent un hébergement chez un seigneur ou un vavasseur. Ils se voient conseillés et renseignés sur les épreuves qu’ils vont affronter et le chemin à suivre. L’hôte propose parfois son écuyer ou souvent une demoiselle pour guider le « quêteur » jusqu’au lieu où il dit vouloir se rendre. En retour, le chevalier prend en charge la sécurité de la personne qui l’accompagne. Prendre en conduit une demoiselle est une tâche typiquement chevaleresque. Elle impose au chevalier d’assumer sa défense contre toutes les convoitises et autres agressions auxquelles elle peut être exposée. — Anonyme (2002) op. cit., p. 335 —

↑ 8 • Cet anneau que lui a remis la reine Guenièvre a pour vertu de dissiper les enchantements.

↑ 9 • 

Texte original : […] Lors abat la seniestre manicle de son haubierc, si regarde son aniel et apriés regarde environ lui, si ne vit mie de la grant euwe ne de la plance ke il avoit veuwe desus, si apierçoit bien tantost ke chou avoit esté encantemens.

↑ 10 • 

Texte original : […] En micel jardin avoit tendu .I. pavellon mout biel et mout rice ; et li chevaliers se fiert dedens et Lanselos apriés lui, et voit dedens le pavellon damoisieles a grant plenté et chevaliers ki dalés elles se seoient.
El mi liu de cel pavellon avoit .I. grant lit de fust atourné si ricement com on pooit nul lit plus richement atourner, et en cel lit gisoit endormie Morge la fee. Et li chevaliers s’en vint courant tout droit au lit et pour la grant paour k’il a de Lanselot s’est ferus desous, et Lanselos ne se veut pas apriés fichier, ançois prent le lit comme cil ki ne s’apierçoit mie k’il i gise ne dame ne damoisiele, sel sace a lui de toute sa force si ke il giete chou desous deseure. Quant celle ki el lit se dormoit se senti dessous le lit, si giete .I. cri et Lanselos s’esmierveille mout ke chou est, si regarde et entent ke ch’est cris de femme, si en est mout abaubis, puis prent le lit, sel remet en son lieu et voit le chevalier ki s’en vait hors grant aleure, et il keurt apriés et tout cil ki el pavellon estoient keurent apriés pour veoir ke ce sera.

↑ 11 • 

Texte original : […] et quant ele sot ke chou estoit Lanselos, si souspeçouna bien tantost ke il amoit la royne par amours, si se pensse ke elle l’en fera courechie a son pooir et cuide tant faire ke elle n’avra ja mais joie de lui, se elle autretant l’aimme comme il fait lui, car elle haoit la royne sour toutes femmes.

↑ 12 • 

Texte original : Et quant elle cuida ke Lanselos fust endormis, si vint a lui et li met .I. aniel en .I. des dois de la main diestre, et chieus aniaus avoit tel force ke, se on le metoit a homme endormi en son doit, tant comme il i demourroit tant dormiroit. Quant elle ot chou fait, si se coucha, et quant elle ot .I. poi dormi, si se releva et vint la ou Lanselos gisoit, si le fait metre a .IIII. de ses siergans en une keute pointe et l’em porterent en mi le praiel dehors, si le leverent en une litiere sour deus cevaus et l’em porterent grant aleure, et Morge meisme vait avoec lui et ses amis. Ensi le mainnent grant piece lonc jusqu’en mi une foriest u Morge avoit riche repaire et mout biele maison. Et quant vint au matin, si l’avalerent en une cartre parfonde et le laissierent en tel maniere.

↑ 13 • Damoisiel, fait-il, je vous di comme loiaus chevaliers et sans escient ke je sui amés de tant biele dame et de tant bonne et de tant loial ke je doi plus douter a fausser viers li ke je ne feroie peril de mort ne honte ne desloiauté.