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1857

Les Korrigans de Tréhoranteuk ou la Semaine des nains

Un conte d’Ernest du Laurens de la Barre

Les Korrigans de Tréhoranteuk ou la Semaine des nains est un conte d’Ernest du Laurens de la Barre paru en 1857. Il s’agit d’une adaptation en forêt de Paimpont du conte Les Korils de Plaudren d’Émile Souvestre, publié dans le Foyer Breton en 1844.

Une adaptation d’un conte d’Émile Souvestre

Le Foyer Breton

Les Korils de Plaudren est un conte collecté par Émile Souvestre et publié en 1844 dans son principal ouvrage, Le Foyer Breton.—  SOUVESTRE, Émile, Le foyer breton : contes et traditions populaires, Vol. 2, 1853, Bruxelles, Kiessling et Cie, 1844, Voir en ligne. —

Ce conte figure dans la dernière partie de l’ouvrage, intitulée Contes du Pays de Vannes. Cette partie commence par une longue introduction : La Hutte du Sabotier.

Le narrateur, parti de Ploërmel pour se rendre à la Fontaine de Barenton, est guidé par un ancien chouan devenu braconnier. Les deux hommes devisent chemin faisant, mais le temps change brusquement, une tempête de neige les surprend à la tombée de la nuit. C’est alors qu’ils croisent un boucher de Ploërmel de retour de la chasse ; il leur propose de s’abriter dans la hutte d’un sabotier. Assis auprès du foyer, le braconnier, le sabotier et un meunier racontent tour à tour leur histoire.

Les deux premiers contes de La Hutte du Sabotier sont Le diable devenu recteur et Les Korils de Plaudren. Le troisième et dernier conte est Peronnik l’idiot — Souvestre Émile (1844) op. cit., p. 113 —

Les Korils de Plaudren (Emile Souvestre)
Gravure d’Octave Pinguilly dans l’édition Coquebert de 1844 du « Foyer Breton »

Ernest du Laurens de la Barre

Le conte de Souvestre se passe en Plaudren (Morbihan). La version proposée par Ernest du Laurens de la Barre, intitulée les Korrigans de Tréhoranteuk ou la Semaine des nains, en est une transposition dans le Val sans Retour, en forêt de Paimpont (Ille-et-Vilaine).

Ernest du Laurens de la Barre introduit le conte en présentant les conditions dans lesquelles il l’a collecté, ainsi qu’en spécifiant les différentes catégories de Korrigans présents dans les traditions populaires bretonnes.

Les Nains, Korigans, Teuz ou Poulpiquets, ont donné lieu à bien des contes dans toutes les parties de la Bretagne. On retrouve leur chanson des jours de la semaine dans le Léon et dans la Cornouaille ; et l’auteur du Foyer Breton à écrit sur ce sujet un charmant récit des environs de Vannes. Le seul motif qui nous porte à en présenter ici une nouvelle version, c’est que nous avons pu entendre sans surprise le même récit raconté dans un pays non bretonnant, et rendu dans un jargon gallo qui n’était pas dépourvu d’originalité. On distingue plusieurs espèce de nains : les Korils, ou danseurs (korol danse), sont ceux qui fréquentent les landes et les rochers ; les Poulpiquets habitent les vallons et les lieux bas (poul mare) ; les Korni-Kaneds hantent les bois, et s’appellent la nuit en criant dans des cornes ; enfin, les Teuz ou Duz, nains noirs, se tiennent dans les blés murs et les prairies. Tous se confondent sous la dénomination de Korigans. Mais quelquefois on donne le nom de Korandons à des Korils solitaires qui habitent les daols-men (tables de pierre).

DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, Veillées de l’Armor, récits populaires de Bretons, Vannes, Caudéran, 1857.

Ernest du Laurens de la Barre l’a aussi publié dans le dernier de ses recueils, paru en 1881.—  DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, Nouveaux fantômes bretons, Paris, 1881. —

Le texte intégral des Korrigans de Tréhorenteuk

Dans un petit village dont les chaumières ou plutôt les huttes, étaient bâtis entre la lande de Trehoranteuk et la forêt de Paimpont, à l’endroit où l’on trouve plus de pierre que l’on ne récolte de grains de blé, vivait il y a bien longtemps un pauvre vieux tenuyer 1. Il n’avait qu’une fille, une pauvresse, trop jolie pour sa condition, et trop évaporée pour une fille sans fortune. Elle employait les petits sous que gagnait son bonhomme de père à s’acheter des coiffes et des jupes brodées à Ploërmel, au lieu de rapporter du tabac au vieux journalier, mais pourvu que Paterne - elle s’appelait ainsi - eût de la toilette, le reste la touchait peu, tant son cœur était sec et vide.

Beaucoup de jeunes paysans, qui valaient bien mieux qu’elle, la recherchaient en mariage. Paterne faisait la difficile, promettait à l’un la préférence pour un ruban, à l’autre pour une paire de souliers, et les trompait toujours.

Dans une cabane voisine, sur la lande, habitait un jeune sabotier, sans parents ni biens, nommé Jacques Riou, simple de cœur et d’esprit, il soupirait aussi pour Paterne, mais jamais il n’avait osé le lui dire. Cent fois il avait suivi la fille du tenuyer dans les chemins creux, avec l’intention de lui causer. Par malheur notre niais se troublait en l’abordant, et ne pouvait lui dire que deux syllabes tout au plus, tant sa maudite langue s’embarrassait, en outre, il était borgne, et plus laid qu’un tailleur de Saint-Léry. On conçoit que sa conversation ne pouvait amuser Paterne.

Une fois cependant, Jacques Riou, réussit à passer la troisième syllabe et à faire comprendre qu’il voulait l’épouser vers la fauchaison. La fille au lieu de rire, comme on pourrait le croire, écouta sérieusement la proposition.

— C’est bien, j’y consens, dit-elle , mais nous ferons la noce quand tu seras beau, et que ta langue pourra jaser couramment.

Jacques Riou qui trouvait le fils de sa mère assez joli garçon, fut ravi de cette réponse. Il se souvint alors que l’on disait des choses étonnantes d’un sorcier de Konkored, qui boiteux et bossu l’an passé était devenu, un beau jour, droit comme un paludier de Guérande, et cela tout simplement parce qu’il avait dansé, au clair de lune, avec les korils de Paimpont.

Notre borgne songea, dans sa pauvre cervelle, que pour avoir ses deux yeux, et être tourné au gré de Paterne, il danserait bien trois nuits entières avec les korrigans. Il s’en fut donc le soir même trouver le sorcier de Konkored, et lui conta son histoire. Celui-ci moyennant un écu de bel argent que Riou avait économisé pour avoir un chapeau neuf, lui défila tout son chapelet, en buvant trois pots de cidre. Alors le sorcier, tailleur de son état, et jovial comme les gens de son métier, lui dit entre deux chopines :

— Vois-tu, mon petit Riou, quand la lune brillera sur les landes de Tréhoranteuk, tu iras à minuit au village des korrigans. Tu ... tu ... comprends, mon mignon, dit le sorcier au trois quarts ivre.

— Je comprends, répondit le borgne.

— Ne t’effraie pas des cris que pousse les korni ... les korni-kaneds, ajouta le tailleur, tu auras soin d’éviter les bois ... et d’aller toujours ... toujours par les landes.

— J’irai sur les landes, dit Riou.

— Bientôt tu entendras, de tous les côtés, crier haw, haw, haw ... et tu verras arriver des milliers de petits nains venus au monde quand le charbon était en fleur... ouff ... dit le sorcier en baillant ... Pour lors tu t’arrêteras, mon mignon, les korils chanteront tout à l’entour de toi : lundi , mardi , mercredi ... et tu leur offriras poliment de conduire la .. la danse.

— Je conduirai la danse, répéta le borgne, après ...

— Après, tu finiras la chanson en ajoutant les autres jours de la semaine, et les nains seront si contents qu’ils te diront de faire un souhait ... Tu comprends ...

— Oui, je ferai un souhait, dit Jacques Riou enchanté, si bien qu’avant de s’en aller, il donna au tailleur, en sus de son écu, une pièce de deux sous qu’il gardait pour ses menus plaisirs.

Le lendemain à minuit, comme la lune éclairait les bruyères, le sabotier se mit en marche sur la lande de Tréhoranteuk. Ce que lui avait annoncé le sorcier arriva en tous points : les korni-kaneds faisaient un tapage effroyable dans les bois, cependant le chercheur d’aventures continua son chemin. Arrivé près des menhirs et des dolmens qui ressemblaient à autant de géants, les uns debout, les autres couchés, il entendit la musique des korrigans : Haw, haw, haw ...

— Voila les petits duz de la nuit, pensa Riou. En effet, il vit une foule de petits nains noirs et velus qui lui barraient le passage. Il s’arrêta, en même temps, la bande joyeuse se mit à sauter en cercle autour de lui, en criant à tue tête :

— Tu vas la danser, Riou, tu vas la danser.

Ce qui voulait dire : nous allons joliment te tracasser.

— Bonsoir, Duzigou, mes petits, leur dit le borgne en tirant son chapeau.

Le bal commença à l’instant, et les nains de crier en se trémoussant comme des damnés :

Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi,

Ils tournoyaient aussi vite que la roue d’un moulin, par un grand vent. Riou, entraîné par la ronde infernale, tournait, tournait à perdre haleine, tellement qu’il tomba sur le dos ... mais les nains, qui voulaient rire encore, le relevèrent tout étourdi, et l’assirent sur un tas de lande.

— Doucement, mes petits moricauds, laissez-moi souffler un peu, s’il vous plaît.

— Souffle donc à ton aise, et puis tu chanteras avec nous :

Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi,

— Et samedi aussi, c’est fini, ajouta en balbutiant le pauvre essoufflé.

À ces mots la ronde recommença avec des cris frénétiques :

— Samedi, samedi, ce n’est pas fini, achève, achève, maudit borgne.

Riou essaya de nouveau et ne put dépasser le samedi. Les korrigans devinrent furieux, et plus ils criaient au sabotier : « Achève, achève, encore, encore », moins le pauvre homme comprenait leur idée. Enfin les cris s’apaisèrent peu à peu, et les nains ayant entouré Jacques Riou, lui dirent de former un souhait .

— Je demande ... je veux, reprit le borgne qui avait perdu la boule, je veux comme le sorcier de Konkored.

— Explique-toi mieux, dirent les malins en trépignant.

— Je vous demande ce qu’il a eu ... la ... beauté.

Un cri de gaîté diabolique couvrit la voix du misérable, et la dernière syllabe ne fut pas entendue.

Les nains achevèrent tous à la fois.

— Bosse, bosse ... tu vas être servi à l’instant cher ami.

La-dessus le bal recommença par une ronde furieuse. Jacques Riou fut alors poussé, ballotté, secoué par mille petites mains de fer qui le faisaient pirouetter comme une toupie, jusqu’à ce que épuisé de fatigue et de peur, il tombât anéanti sur la terre.

Lorsqu’il revint à lui, la lande était solitaire et sombre, les korrigans avaient disparu. Riou ne put se relever sans peine, tant ses membres étaient moulus et disloqués, et de plus il portait sur le dos un poids dont il ne pouvait se rendre compte. Le malheureux était bossu, bossu comme le reste de ses jours. Les nains ayant compris, ou fait mine de comprendre, qu’il demandait une bosse, tandis qu’il voulait obtenir la beauté, lui avait appliqué, entre les épaules, la bosse du sorcier de Konkored.

Riou revint tout penaud au village, et n’osant plus se montrer à la grand-messe de sa paroisse, il alla chercher son pain du côté de Saint-Méen et de Gaël. Le sorcier rit dans son mauvais cœur de l’aventure du pauvre borgne, et ne voulut pas lui rendre son argent. On ajoute que peu de temps après, il alla danser encore avec les korrigans, pour finir leur chanson en y ajoutant : Et puis dimanche aussi voilà la semaine est finie.

Ainsi les nains furent délivrés de leur peine par ces paroles, et donnèrent en récompense au sorcier la fortune qu’il demanda, ce qui lui permit d’épouser la belle Paterne.

—  DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, « Les korrigans de Trehoranteuk », 1857, Voir en ligne. —

Les Korrigans de Tréhorenteuk et l’analyse contemporaine

Le sociologue Marcel Calvez voit dans le transfert du conte de Plaudren au Val sans Retour, la volonté d’ancrer ce site, inventé vers 1850, dans un passé séculaire.

Les relations des populations locales au corpus légendaire arthurien sont l’objet d’appréciations successives différentes. La première mention de traditions populaires locales figure dans Les veillées d’Armor (1857), dédiées à de la Villemarqué. L’auteur, Du Laurens de la Barre, présente une légende qui a pour cadre les landes de Gautro, près du Val sans retour. Elle raconte l’histoire d’un bossu qui aide les korrigans à rallonger le chant de leur ronde et qui, en guise de remerciement, est délesté de sa bosse. Ce conte se retrouve avec quelques variantes sous le titre « Les Korils de Plaudren » dans un recueil de contes d’Émile Souvestre publié en 1844. La structure du texte de 1857 conduit à penser qu’il a été repris du texte de Souvestre. Pour comprendre cet emprunt, il convient de se rappeler que l’implantation du Val sans Retour près de ces landes est alors récente. Par sa désignation légendaire, cette vallée et ses hauteurs à usage agricole deviennent des sites remarquables dotés d’un potentiel légendaire. Pour attester l’authenticité bretonne, les korrigans doivent y être présents, même s’ils sont très éloignés de la légende arthurienne. Par l’implantation légendaire, le Val sans retour devient ainsi apte aux stéréotypes qui organisent la représentation culturelle de la Bretagne.

CALVEZ, Marcel, « Druides, fées et chevaliers dans la forêt de Brocéliande. De l’invention de la topographie légendaire de la forêt de Paimpont à ses recompositions contemporaines », Saint-Dié-des-Vosges, 2010, Voir en ligne.

Rééditions Contemporaines

Les Korrigans de Tréhorenteuk a fait l’objet de deux rééditions contemporaines.

  • —  DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, Nouveaux fantômes bretons, 1881, Cressé, éditions des Régionalismes, 2008, 214 p. [ pages 100-104] —

Bibliographie

CALVEZ, Marcel, « Druides, fées et chevaliers dans la forêt de Brocéliande. De l’invention de la topographie légendaire de la forêt de Paimpont à ses recompositions contemporaines », Saint-Dié-des-Vosges, 2010, Voir en ligne.

CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999.

DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, Veillées de l’Armor, récits populaires de Bretons, Vannes, Caudéran, 1857.

DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, Contes populaires de Bretagne, Fac similé des Veillées de l’Armor - 1990, Paris, Barré et Dayez, 1857.

DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, « Les korrigans de Trehoranteuk », 1857, Voir en ligne.

DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, Nouveaux fantômes bretons, Paris, 1881.

DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, Nouveaux fantômes bretons, 1881, Cressé, éditions des Régionalismes, 2008, 214 p.

SOUVESTRE, Émile, Le foyer breton : contes et traditions populaires, Vol. 2, 1853, Bruxelles, Kiessling et Cie, 1844, Voir en ligne.


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