3 - Le Gué aux moines
Un passé décomposé
La mobylette bleue
Au loin, des chants merveilleux montent dans l’air silencieux, des chants grégoriens portés par des voix pures, cristallines, en harmonie avec la nature. Comme on dit, elles vous prennent aux tripes. Une onde vous transperce de la tête aux pieds, de petits tremblements vous agitent, la frénésie vous prend entièrement, intensément et les mâchoires claquent jusqu’à vous faire péter les dents de sagesse.
Je m’approche prudemment. Chose étrange, j’entends comme un bruit de moteur. Je contourne le bâtiment et là, je vois un moine sur une mobylette bleue, année 70, la robe de bure relevée jusqu’aux genoux, une tête de cochon sur le porte-bagage. Il tourne à fond dans la cour, il fait des tours et des tours, comme un dératé.
Lorsqu’il m’aperçoit il s’arrête. Je lui demande :
— Bonjour, savez-vous d’où proviennent ces chants étranges ?
Un grand sourire découvre ses gencives irritées, rouges sang. De ses dents pourries bourrées de gras de lard rance pour boucher les caries et atténuer un peu les douleurs, émane une odeur fétide et nauséabonde, une odeur de fœtus de chacal séché.
Par les commissures de sa bouche, s’écoule de sa lèvre inférieure lippue, un filet de salive de couleur biliaire, pas très catholique. À chaque inspiration par le nez, il émet des sons ressemblant aux stridulations de la sauterelle et à chaque expiration, une bulle jaunâtre sort de sa narine gauche. Dans un langage guttural, quelques borborygmes s’exhalent de sa gorge tuméfiée. Fatigué par tous ses efforts, il préfère alors s’exprimer plus simplement par onomatopées ; il grouine, chicote ou avec un accent plus aigu zinzinule. Finalement, désespéré de ne pouvoir se faire comprendre, il m’indique de la main l’entrée de l’ancienne léproserie.
Inquisiteur
Une sorte de moine m’accueille sur le pas de la porte. Il porte une grosse robe de bure en toile à patates enfilée par dessus un ventre proéminent. Sans épaules, sans cou, une grosse tête ronde sort du sac, blanche, glabre, lisse, grasse, brillante de sueur, un nez scrofuleux. Un regard torve, lancé par de petits yeux noirs inquisiteurs, vous transperce le corps et l’âme jusqu’à vous faire frémir l’échine, comme un morceau de lard rissolant dans un poêlon de suif en ébullition. Un léger mouvement instinctif de recul me fait hésiter à m’approcher. Voyant ma réticence, le moine ouvre les bras et dit :
— N’ayez pas peur... Je vous ai compris...
Dès l’entrée, j’aperçois dans le scriptorium un groupe de chanteurs entonnant avec force une chanson inattendue dans cet endroit :
Gare au goriiilllee...
Évidemment, ce n’est pas aussi grisant que La Passion selon Saint Jean de Jean-Sébastien Bach.
La baraka
J’entre dans une salle basse de plafond, éclairée par quelques chandeliers d’où émane une clarté obscure. Des outils sont éparpillés un peu partout sur un imposant établi en chêne liège. Un homme l’air très attentionné est penché sur son ouvrage. Il relève la tête. Je lui dis bonjour et lui demande sur quoi il travaille.
— Et bien voyez-vous, je mets au point un torque solaire portatif, sans pile ni mécanisme, pratique et écologique.
— Ah bon ! Qu’est ce que c’est ? Comment ça marche ?
— Ce n’est pas très compliqué. D’abord je prends un torque, de l’époque celtique de préférence, puis une petite pierre ronde de surface plane ou convexe peu importe, grès gris pour les hommes, grès rose pour les femmes ; sur cette petite pierre j’inscris la graduation des heures en chiffres romains et dans le milieu de la pierre je plante un gnomon télescopique. Je fixe tout cela sur le torque et lorsque je veux connaître l’heure, je déplie le gnomon et son ombre sur le cadran me donne l’heure exacte de la journée.
— Et s’il n’y a pas de soleil ?
— Effectivement, il y a quelques petits réglages à effectuer. Il faut une journée où il y a du soleil, bien s’orienter au sud et positionner l’appareil perpendiculairement au sol. Surtout, n’oubliez pas de replier le gnomon après la lecture, sinon vous risquez de le casser en baissant la manche de votre vêtement. Ce n’est pas beaucoup plus encombrant qu’une montre à son poignet. Comme je vous le disais au préalable, c’est pratique, écologique et très tendance chez les « bobos ».
— Vous pensez en fabriquer plusieurs exemplaires ?
— Bien sûr, j’espère passer à la production industrielle dans un an environ.
— Vous êtes confiant ?
— Absolument, dans le sud depuis le virus de la grippe aviaire, un cousin s’est lancé dans la fabrication de crucifix à base de déchets nucléaires (il a quelques atomes crochus dans cette branche). Les radiations tuent les virus. Les crucifix brillent dans la nuit et l’hiver ils dégagent un peu de chaleur, les gens sont contents. C’est quand même bien et en plus ça se vend comme des petits pains.
— Merci pour vos explications.
Au fond de l’atelier un autre moine est concentré sur la fabrication d’un objet en bois.
— Je peux vous demander ce que vous faites ?
— Bien entendu, je fabrique des petites roues de charrettes en bois et je les vends sur les marchés.
— Ce sont des jouets pour les enfants ?
— Pas vraiment, ce sont plutôt des grigris, une amulette pour les uns ou un scapulaire pour les autres. Si vous n’êtes pas chanceux dans la vie, vous faites tourner la roue de temps en temps en disant : « la roue tourne » et la chance revient.
— Vous faites aussi des petites maisons en bois ?
— Oui, j’ai plusieurs modèles. Celui-ci, le plus petit, me tient particulièrement à cœur parce qu’il attire la chance. Je l’ai baptisé « baraka » en souvenir d’un voyage au Moyen-Orient. Vous la regardez de temps en temps en disant : « j’ai la baraka » et là aussi la chance revient.
Je fabrique également un autre instrument, moins banal celui-la. Vous prenez un morceau de bambou d’environ quarante centimètres de long. Vous percez un trou à chaque extrémité. Vous regardez à l’intérieur et si vous apercevez « le bout du tunnel », une fois encore vous allez vous en sortir. Enfin, c’est ce qu’on dit, ça rassure plutôt qu’autre chose, de toutes façons une connerie de plus ou de moins du moment que ça se vend, c’est le principal.
— C’est ingénieux. Mais il vous manque la main droite, pour bricoler vous n’êtes pas trop gêné ? Que vous est-il arrivé ?
— Ah ! c’est une vielle histoire, un jour dans ma jeunesse, j’ai tout quitté, ma bagnole, ma télé, mon boulot, mes amis, ma famille et je suis parti pour Marseille. Là, j’ai embarqué sur un vapeur, un vieux rafiot en partance vers Port-Saïd en Égypte.
Méditerranée
Ce matin là, après trois ou quatre jours de tempête de force dix sur l’échelle de Beaufort, de longues lames à la crête empanachée d’écume formaient toujours une mer démontée. Le bateau roulait dangereusement d’un bord sur l’autre. Des masses d’eau menaçantes, énormes, s’écrasaient contre la vieille coque rouillée. D’une façon inquiétante, les tôles tordues gémissaient sous la pression des coups de boutoir des vagues. Les paquets de mer déferlaient par-dessus le bastingage, faisant disparaître la proue du navire dans une mer grise et blanche. Tous les passagers étaient blêmes de peur. Nous étions tétanisés, frigorifiés. Soudain, un étrange sentiment m’envahit.
Je m’imaginais dans la peau d’un mangeur de choucroute, mirant d’un drôle de regard intérieur, le trajet insidieux d’une saucisse de Strasbourg en divagation, faisant fausse route dans une trachée mal embouchée, dévissant inexorablement au plus profond de mes bronches et m’entraînant vers une mort certaine.
Le moteur poussif, crachait une fumée noire, épaisse. Il lançait dans l’air, vers un ciel grisâtre, des escarbilles incandescentes comme les pierres de lave en fusion projetées au-dessus d’un volcan. Malgré les courants dérivants et un vent de travers nord-est nous poussant dangereusement vers les récifs, le vieux moteur obstiné et tenace, accomplit son travail jusqu’au bout de sa dernière bouchée de charbon. In extremis, il nous évita le naufrage et nous réussîmes à accoster sains et saufs dans le port d’Alexandrie.
Après plusieurs jours à dos de dromadaire pour rejoindre Port-Saïd à l’entrée du canal de Suez, le mal de mer était toujours là et j’ai continué à vomir le couscous et la choucroute de la mer, jusqu’à la lie. Mon pauvre estomac ulcéré, incapable de supporter le roulement du moindre grain de semoule, régurgitait toutes mes tripes en folie. Je déblatérais allègrement sur l’encolure et les flancs de ma monture passablement énervée où s’agglutinait une myriade de mouches de couleur verte et bleue, venues boire à la source une compotée de choux prédigérée.
Ensuite, j’ai navigué sur un gros boutre somalien affecté au cabotage le long des côtes d’Afrique, jusqu’au golf d’Aden.
J’ai fait plusieurs métiers, trafiquant, naufrageur, pilleur d’épaves, contrebandier, surtout les armes et le haschisch, un peu voleur aussi, mais attention un voleur honnête. Je n’ai jamais pratiqué le commerce illégal d’êtres humains, on a sa fierté tout de même. Le côté un peu brigand n’empêche pas d’avoir une certaine... euh... éthique.
Après quelques déboires, un jour où je trafiquais avec les pêcheurs de perles autour des îles Hanish près du détroit de Bab-el-Mandeb à l’entrée de la Mer Rouge, mon bateau fut arraisonné par la douane et l’on m’emmena au port de Moka au Yemen.
Pour avoir emprunté une pauvre barque de pêcheur et un char AMX 30 abandonné par l’armée italienne en Somalie, je fus condamné à avoir la main coupée comme les voleurs.
Mais dans ces contrées, lorsque l’on vous coupe la main, elle n’est pas simplement tranchée, on vous la découpe bien proprement autour du poignet, comme un gigot d’agneau et pour ne pas mourir à bout de sang, on vous plonge le moignon dans un petit chaudron d’huile bouillante, afin de cautériser la plaie et d’arrêter l’hémorragie. Tout cela est fait avec beaucoup d’attention, tout le monde prend son temps, ça discute, ça piache deux ou trois feuilles de kat, personne n’est stressé sauf le pauvre malheureux condamné.
Après cette épreuve, j’ai promis, juré, craché, que si je m’en sortais, je me ferais moine dans la vallée de l’Aff à Paimpont.
— Désolé et bon courage, à bientôt.
Je sors de l’atelier.
H6N2
Dans le couloir, par une porte entrouverte, j’entends des voix. Je passe délicatement la tête par l’entrebâillement et là j’aperçois deux moines en grande discussion, l’un assis derrière un pupitre, l’autre debout à ses côtés.
— Bonjour bonjour, je peux entrer ?
— Je vous en prie faites.
— Je vous dérange peut-être ? Quel magnifique livre !
— Non, vous ne nous dérangez pas tu tout. Oui, nous avons eu une grosse commande, une réédition des œuvres complètes de Thomas d’Aquin avec illustrations, enluminures et tout le tintouin.
— En quoi consiste votre travail ?
— Tout d’abord, je me présente, Pierre de Rosette, de Lyon et voici mon confrère, Shépassekesè. C’est un spécialiste des hiéroglyphes. Nous sommes des copistes et notre travail consiste à recopier à l’encre de chine, les manuscrits anciens.
— Excusez-moi, je vous ai aussi interrompus dans votre discussion.
— Ce n’est pas très important vous savez. Comme le disent certaines peuplades : « vous, vous avez l’heure, nous, nous avons le temps ».
Après plusieurs heures passées sur notre ouvrage, à la pause (vingt minutes minimum, trente-cinq minutes maximum) nous retaillons nos calames et à ces moments-là, nous extrapolons sur divers sujets.
— Aujourd’hui, quel est votre sujet ?
— Aujourd’hui, notre réflexion nous a posé deux questions, la première, comment décrire une boule de billard, sans parler de la forme, ni de la couleur et la seconde comment fabriquer un piège à poser des lapins ?
— En effet, cela n’a pas l’air évident, mais j’ai cru vous entendre parler de pandémie ?
— Effectivement, nous échangions nos points de vue sur la possibilité d’une pandémie mondiale, dans l’hypothèse d’une mutation des virus de la grippe porcine H1N1 et de la grippe aviaire H5N1. Les symptômes sont sensiblement les mêmes, fièvre, grande fatigue, complications respiratoires, etc. Pour l’instant cela reste relativement bénin pour l’homme. Mais il est à craindre une éventuelle combinaison de ces deux virus en un seul appelé H6N2 et si cette mutation se réalise, la maladie peut potentiellement devenir très dangereuse pour l’homme, ou la femme bien entendu, là nous sommes égaux, ce qui me paraît logique dans ces circonstances.
— De nouveaux symptômes seraient-ils détectables assez facilement ?
— Naturellement, puisque cette nouvelle grippe serait issue de la combinaison grippe aviaire et grippe porcine. Il faudra être vigilant lorsque l’on apercevra quelques personnes étranges se promenant nues dans un champ de maïs transgénique avec une crête de poulet sur la tête ou une queue de cochon mal placée, voire les deux pour les cas les plus graves.
— Ce n’est pas très réjouissant tout ça, merci pour vos avis éclairés, au revoir.
Au moment où je sors du bâtiment, les choristes entonnent une autre chanson curieuse :
Quand Madelon vient nous servir à boire
Sous la tonnelle on frôle son jupon...
Je suis un peu dans l’expectative. Mais après tout, les moines ont bien le droit d’être gais, ce n’est pas si courant, n’est-ce pas.
Dans la cour, le moine mobylette tourne toujours, poursuivant vainement une chimère à travers les volutes bleues de la fumée de son moteur deux temps, s’imaginant le Minotaure pourchassant ses gracieuses et innocentes victimes dans le Labyrinthe de Dédale.
Je lui fais un signe de la main pour lui dire au revoir. Il m’aperçoit. Un grand sourire d’une oreille à l’autre éclaire son visage d’une subite illumination. Puis soudain, il lâche le guidon de sa mobylette, lève les bras en l’air et fait tourner ses mains au-dessus de sa tête en chantant : ainsi font, font, les petites marionnettes
. Là, il loupe son virage et va s’emplafonner l’auge à cochons adossée au mur de l’écurie, d’où s’échappe une bande de petits gorets affolés, couinant à qui mieux mieux, croyant voir fondre sur eux un boucher fou, armé d’un long couteau, voulant les raser d’un peu trop près.
Après cette immersion dans un inquiétant passé décomposé, je m’esquive discrètement pour reprendre ma descente le long de la rivière de l’Aff.