Brokenland 2068
Avertissement
Cet article, comme tous ceux figurant dans le Blog de l’Encyclopédie de Brocéliande est publié sous la seule responsabilité de son auteur.
Une nuit noire enveloppait encore la ville de Nantes quand elle prit résolument le chemin de Brocéliande. Gwenn ne mesurait pas tout à fait la chance qu’elle avait eue en découvrant dans l’armoire de sa mère, un vieux disque dur des années 20 contenant tout un tas de documents, d’articles de presse et de photos consacrés à cette forêt mythique. Elle y avait même reconnu son grand-père, membre d’une association d’histoire locale – L’Encyclopédie de Brocéliande. Celle-ci existait-elle encore aujourd’hui ?
Cette découverte avait réveillé sa curiosité et dissipé les brumes de son regard sur un monde qu’elle croyait enfoui au plus profond de ses souvenirs. Et voilà qu’un bel oiseau inconnu s’était posé sur la branche. Sa mère avait passé une partie de son enfance dans la lumière de ces bois emprunts d’histoires héroïques et de légendes féeriques. Lorsque son travail l’en avait éloignée, elle revenait s’y ressourcer chaque fois qu’elle le pouvait. Elle n’avait pas non plus négligé de transmettre à sa fille, par touches diaphanes, cette passion dévorante qu’elle tenait de son père.
Le jour au ciel couleur cendre se levait. Éole daignerait-il déchirer, au cours de la journée, cette couche de particules fines, et ainsi colorer de bleu cette fin septembre ? Retardée par les files ininterrompues de camions, Gwenn aperçut, après deux bonnes heures de route, à la hauteur de Treffendel, les premières cimes de la forêt. Celle-ci, en l’espace d’une quarantaine d’années avait doublé sa superficie. Des agriculteurs, fatigués des sécheresses estivales à répétition et soutenus par les collectivités et l’État avaient choisi la sylviculture comme activité principale. D’autres, arrivés à la retraite, avaient vendu à prix d’or leurs parcelles aux propriétaires forestiers. Si des villages de taille moyenne avaient résisté à cette nouvelle donne économique, d’autres plus petits et plus enclavés avaient disparu du paysage. Il fallait planter à tout va pour éloigner le spectre du réchauffement climatique qui sévissait dans le pays depuis une vingtaine d’années. Même les industriels s’y étaient mis pour se donner bonne conscience et obtenir des crédits d’impôt. Mais compter sur les arbres pour contenir les émissions de gaz à effet de serre ne suffisait naturellement pas.
Gwenn fit une pause-café à Plélan et en profita pour établir le programme de la journée. Elle aurait aimé revoir tous les sites qu’elle avait fréquentés petite avec ses parents et grands-parents mais elle savait que cela lui était impossible. D’abord le temps lui était compté et puis des sites autrefois libres d’accès ne l’étaient plus aujourd’hui. Le plus emblématique, celui de la fontaine de Barenton, situé au cœur de la Haute-Forêt, était en ruine et déserté par les touristes.
L’eau de la fontaine ne riait plus, sa source s’était tarie voilà bien des années. De plus, une meute de loups avait élu domicile dans cette partie de la forêt éloignée de toute habitation. Le proche village de Folle-Pensée, abandonné par ses habitants et envahi par l’ajonc et la ronce avait sombré dans l’oubli.
Gwenn quitta Plélan par la route des Forges où une petite halte s’imposait. Ce site industriel était classé monument historique depuis 2001. Depuis cette époque, les descendants de Pierrick de la Patelière avaient poursuivi la restauration de ses bâtiments : la fonderie et sa toiture conique en 2020 et les deux hauts fourneaux en 2040. La création d’une « cinéscénie » en 2060 pour fêter le quadruple centenaire de sa naissance avait rangé les forges de Paimpont dans la catégorie des parcs de loisirs. Ce haut lieu qui avait façonné le paysage et l’histoire de Brocéliande attirait beaucoup de visiteurs mais avait perdu son caractère authentique.
Après avoir pris quelques photos qu’elle montrerait à sa mère, Gwenn prit la route de Beignon puis de Campénéac pour rejoindre Tréhorenteuc et le Val sans retour. Beignon devait être un joli bourg autrefois, pensa-t-elle en le traversant. Il avait en effet perdu de sa superbe. Ses habitants – quelques chercheurs travaillant sur le site de Coëtquidan, des jeunes en marge de la société et des retraités – constituaient le plus gros de la troupe des beignonnais. L’armée avait quitté le territoire en 2025 (voir l’article du quotidien « Grand - Ouest en clair ») laissant la place à un observatoire de la biodiversité. Cette antenne scientifique de l’université de Rennes, de même que la station biologique de Paimpont, avaient été rachetés cinq ans plus tard par le numéro deux de la cosmétique, Ewen Kareg.
De Campénéac, il fallait remonter par l’abbaye La Joie Notre-Dame et les Landes Rennaises pour atteindre Tréhorenteuc. Gwenn se souvint qu’elle y venait souvent et en toute saison avec ses parents. Il y avait plein de choses à voir à cette époque : la splendeur naturelle du Val mais aussi l’Arbre d’or et la chapelle du Graal, écrin de symbolisme et de spiritualité. Elle voulut refaire la balade d’une distance d’environ cinq cent mètres qui permettait d’admirer les paysages grandioses entourant ce lieu légendaire. En cette fin d’été, la végétation avait beaucoup souffert de la forte chaleur des mois précédents. La température avait atteint en juillet les cinquante degrés. Seuls les chênes verts et quelques pins d’Alep avaient résisté à cette chape de plomb. Mais cette vallée, où affleuraient de tous côtés des rocs de schiste, avait encore, malgré les affres du temps et les trop lourdes traces de l’homme, une belle allure.
Quant au Miroir aux Fées, craquelé de tous côtés, il brillait par son absence. De l’autre côté de la digue, l’Épi d’or, un petit bar-restaurant face à l’arbre éponyme, reconstruit sur les fondations d’un vieux moulin, permit à Gwenn de faire une pause déjeuner bien méritée après son parcours autour du Val. Assise en terrasse sous les frondaisons, elle se mit à contempler cette œuvre – un tronc de châtaigner recouvert de feuilles d’or - qui symbolisait le caractère sacré de l’arbre à renaître de ses cendres. Mais il ne fallait pas être devin – et Gwenn ne l’était pas - pour se rendre compte que cette œuvre datant du siècle dernier, lasse de trop d’épreuves (tempêtes, canicules, dégradations…), n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle demeurait tout de même originale et de renommée internationale : un industriel de l’agro-alimentaire, partenaire de la Bank of China, en utilisant la marque déposée Brocéliande Arbre d’Or, avait donné un nouveau souffle à l’économie locale et attirait chaque année, d’un coup de baguette magique, des cars entiers de touristes chinois.
La petite église restaurée par l’abbé Gillard, mêlant foi chrétienne et traditions celtiques, avait conservé son attrait mystique. Les gens, par ces temps d’incertitude, suite à l’abandon par le pouvoir des valeurs fondatrices d’équité et de liberté, s’étaient rapprochés de ce refuge qui, faute de résoudre les problèmes, permettait de les oublier un moment et d’espérer des jours meilleurs. Mais aujourd’hui, pour franchir la première porte et accéder à la connaissance du sacré, il fallait sortir la carte Visa. En effet, les autorités diocésaines avaient cédé à un propriétaire privé ce lieu saint qui se visitait uniquement avec un guide.
Sur la route menant à sa dernière halte, Gwenn semblait préoccupée. Avait-elle vraiment retrouvé la Brocéliande de son enfance ? Elle se rappelait qu’un jour son grand-père lui avait raconté qu’il s’était perdu en allant visiter la fontaine de Barenton. Dans les temps aventureux, les chevaliers erraient dans la silva obscura et s’y perdaient aussi. Cette épreuve leur permettait de retrouver leur équilibre moral et leur bravoure pour affronter à nouveau les forces hostiles. Gwenn avait l’impression de s’être égarée, ou plutôt qu’on l’avait trompée sur la destination. Ce royaume désenchanté n’avait rien d’un sanctuaire ; cet univers de camelote n’invitait pas à se forger un imaginaire éblouissant et merveilleux. Elle voulut s’arrêter à Paimpont mais le grand parking situé devant l’abbaye était noir de voitures. Elle réussit à trouver une place près du cimetière puis, après avoir branché son véhicule pour recharger sa batterie, s’engagea, quelques instants plus tard, dans la rue du Général De Gaulle qui conduisait à la Porte des Secrets. Les boutiques de souvenirs, d’héroic fantasy, d’ésotérisme, de vêtements du Moyen Âge et de miniatures des chevaliers de la Table Ronde étaient légion. La Porte des Secrets, qui proposait au public une scénographie constamment renouvelée, venait d’inaugurer au printemps une salle de cinéma 7DX. On approchait des dix-sept heures et une file impressionnante patientait encore pour la prochaine séance.
Après une visite à l’abbaye – elle voulait revoir le bras reliquaire de Judicaël– Gwenn se dirigea vers l’étang. En cette fin de journée, elle aurait vu d’un bon œil quelques rayons de soleil percer la masse sombre des nuages et venir irradier les eaux dormantes du lac. Le soleil ne vint pas, mais la quiétude de l’endroit, éloigné du village, apaisa son esprit tourmenté. Elle se dit qu’elle reviendrait prochainement, peut-être cet automne, quand l’or des feuilles recouvrirait la forêt de sa plus belle parure.
En effet, les propriétaires forestiers, afin d’offrir à leurs plantations une meilleure résistance à la sécheresse, avaient, depuis une vingtaine d’année, diversifié les essences : les feuillus étaient aujourd’hui préférés aux résineux.
Revenir ! Mais il lui faudra s’écarter des chemins trop balisés ne menant qu’à la banalité et à la platitude. Mais il lui faudra défricher de nouveaux sentiers, découvrir de nouvelles clairières pour retrouver l’esprit de ces lieux que ses grands-parents avaient modestement apprivoisés. Mais il lui faudra, dans la senteur humide des sous-bois et la plainte des pierres se consumant, reconnaître le chant d’un bel oiseau inconnu, posé sur la branche.
Avant de quitter Brocéliande, Gwenn passa devant la maison de ses grands-parents, comme elle l’avait promis à sa mère. La demeure aux volets toujours bleus abritait, à l’orée de la forêt, un gîte très prisé des vacanciers.
Yann An Uvel.