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L’homme des bois

Histoire du yéti de Brocéliande

Avertissement

Cet article, comme tous ceux figurant dans le Blog de l’Encyclopédie de Brocéliande est publié sous la seule responsabilité de son auteur.

Un singe en hiver

— Putain ! On a réussi !

— Fais voir !

— Attends... ! Si aucun argument scientifique ne peut à ce jour étayer l’existence d’un être vivant à l’état sauvage dans cette région, le nombre de témoignages, leur précision et certains indices prouvent que notre forêt abrite une entité pour le moins étrange. Vous entendez ça les gars ! Une entité pour le moins étrange !

— Excellent !

— Eh ! On s’affole pas, c’est l’Écho des Bois, pas Ouest-France.

— Bon, on fait quoi maintenant ?

— On continue comme avant, au même rythme, sauf qu’on fait encore plus attention.

On avait picolé tard ce soir-là. On s’était vraiment bien marré aussi. Je m’étais réveillé transi, le feu de cheminée était éteint et la ruine qui nous servait de repaire manquait cruellement d’isolation. Je sortis alors qu’un soleil froid se levait dans la brume. Je puais la bière, la clope et le feu de bois. 7 heures. Le bus décollait à 7 heures 30. Je devais faire vite. Jean-Phi ronflait toujours et Grand Steph se battait avec sa couverture qui refusait de le recouvrir entièrement.
— Salut Yann !

— Salut.

— C’est quoi ç’t’odeur ?

— ‘Fais pas chier.

— Dis-donc p’tit con, j’suis pas obligé de te laisser monter !

— Tu veux vraiment savoir ? J’étais avec ta femme.


On n’avait pas rejoint la nationale que je dormais déjà dans le fond. Un peu plus d’une heure après, le car me déposait à quelques pas de la maison. Au moment où je franchissais la porte d’entrée, Mickey sortait de l’appart.

— D’où tu sors ? Et qu’est-ce que tu pues !

— Ça va, ça va...

— Les parents ont appelé, ils t’attendaient hier soir.

— Je sais, j’ai pas eu le temps.

— « Pas eu le temps... » Bon allez, je file, à ce soir.

— Ouais, à plus.

Une demi-heure après et une bonne douche chaude avec plein de savon, un café et une clope, je prenais le bus pour la fac, où j’arrivai pile à l’heure pour admirer la démarche sensuelle de notre jolie prof d’épistémologie de la géo.
— Quel cul hein ?

— Ouais, j’aime bien son jean.

— Quel con ! Au fait, t’en es où de l’exposé ?

— Pas avancé, mais je reste le week-end prochain et je m’y mets à fond.

— T’as intérêt !


Deux heures d’épistémo, un repas U et 3 heures de cartographie plus tard, je rentrai enfin chez moi. Je fis deux-trois courses sur le chemin et j’arrivai un peu avant le retour de mon frère.

— Une bière Mickey ?

— Ouais merci, ça va toi ?

— Un peu naze mais ça va.

— Alors ça y’est, vous êtes célèbres.
— Comment tu le sais ?

— T’as laissé le journal.

— Ah ! T’as vu ça un peu ?

— C’est très con.

— Très con... mais très drôle.

— Fais gaffe quand même !

— A quoi ?

— A pas vous faire dépasser et surtout, à vous faire choper.

— C’est pas un délit !

— On peut toujours trouver un truc à redire.

Même si on voyait pas vraiment où était le mal, on savait bien qu’il valait mieux rester discret. D’ailleurs, en dehors du groupe des 6, seul mon frère était au courant. Ça faisait déjà un an qu’on avait commencé, en janvier. L’idée nous était venue l’été précédent. Le jour du mariage d’Amélie, ma cousine. Il y avait là Ben, mon cousin et Mickey. On s’était baladé en fin d’après-midi, après le digestif et en attendant l’apéro. On avait poussé jusqu’à la Fontaine du Tredelin. Sur le chemin forestier, on ouvrait la marche et à un moment donné, on décide de faire une blague. On se cache à une centaine de mètres en surplomb du chemin en attendant le gros de la troupe. Arrivent les premiers, on se met alors à dévaler la pente à fond en hurlant comme des sauvages. Et voilà les tontons et tatas, les tatas surtout, qui font demi-tour en hurlant. Ils ont cependant vite compris que c’était nous, et Ben – je l’apprendrai le lendemain – a vite vu comme une opportunité.

Ça faisait quelque temps que la forêt avait changé de visage. Pendant des années, elle avait surtout été le terrain de jeu des amoureux de la nature, des cueilleurs de champignon et des chasseurs. Il y avait bien quelques romantiques, nostalgiques de son passé arthurien mais ils restaient encore discrets. Et puis en quelques années, tout avait changé ; ça datait du Grand Incendie de 1990, plus destructeur encore que celui de 76. Des centaines d’hectares partis en fumée dans l’une des plus belles vallées. Alors, pour commémorer la catastrophe, les élus locaux avaient passé commande auprès d’un obscur plasticien d’un arbre recouvert de – véritables – feuilles d’or et planté à l’entrée de la vallée. La surmédiatisation de son inauguration avait amené les télévisions dans le coin. Ç’avait été le début d’émissions « documentaires » mêlant fiction – débile – et réalité – virtuelle – lutins, elfes, fées, chevaliers, dames blanches se côtoyaient sur le petit écran dans un ballet d’autant plus grotesque que les procédés d’insertion d’images numériques dans des décors naturels étaient balbutiants et le résultat ridicule. Quelques allumés locaux en profitaient pour faire parler d’eux et témoigner des phénomènes étranges auxquels ils avaient assisté.

L’été suivant, une foule de curieux envahissait le village, persuadée d’avoir – enfin – des souvenirs de vacances originaux à raconter aux collègues. Des chasses à l’elfe, des cérémonies druidiques, des combats de chevaliers, des quêtes du Graal furent organisées. Les commerçants étaient évidemment les plus heureux de ce nouvel engouement ; les gens du coin regardaient ça avec amusement, même si à la fin de l’été, tout ce chambardement commençait à leur taper sur les nerfs.

Le mariage d’Amélie se déroulait fin juillet. C’est le lendemain soir, attablés en terrasse du Bar de l’Étang - que la patronne voulait rebaptiser le Café des Elfes - que nous nous retrouvâmes, Benoît, Grand Steph, Jérôme, Jean-Phi, Alex et moi.

Souviens-toi… l’été dernier

— Et si on créait notre légende ! dit soudain Ben alors qu’on se bidonnait en regardant des chevaliers défiler dans le bourg.
Il était complètement exalté.
On tourna notre regard vers lui. Il resta silencieux, ménageant son effet.
— J’ai un projet, mais on doit rester d’une discrétion absolue. Aussi, je vous propose qu’on se retrouve demain soir dans la cabane du Moulin...
On n’avait pas insisté. Un peu intrigués, on s’était donné rendez-vous le lendemain avec quelques provisions.

La cabane du Moulin, c’était une ruine qu’« on-sait-pas-qui » avait commencé à retaper. Il y avait une seule pièce, un toit et surtout une cheminée. L’hiver, on se faisait d’immenses potées qui cuisaient des heures durant dans un chaudron douteux. On y buvait, on y fumait, on y baisait même parfois, mais c’était plus rare.

Le lendemain, Ben nous exposa son projet. En moins de cinq minutes, il nous avait convaincu et son excitation de la veille était devenue la nôtre.
Le projet était simple. Puisque les gens venaient chercher du frisson, ils seraient servis. On allait créer un nouveau mythe, celui d’un homme sauvage vivant dans la forêt. Ben avait élaboré une stratégie impressionnante. L’apparence de notre homme devait être relativement simple : « un homme poilu ». Il avait tout de suite pensé à Grand Steph et son mètre 93. « Tu porteras un genre de combinaison de plongée recouverte de poils, on verra plus tard pour le visage, mais les pieds doivent rester nus, pour les traces ». L’animal devait faire des apparitions très ponctuelles, relativement espacées dans le temps, à un rythme irrégulier et à des endroits très différents. Pour chaque mission, nous devions être au moins trois. Grand Steph, et deux chauffeurs. Une voiture devait déposer Grand Steph, enfin le Yéti, à un point A défini au préalable, et être récupéré à un point B par un deuxième chauffeur. Tous les deux pourront communiquer par talkie-walkie. La cabane servira à préparer Grand Steph et à lui rendre forme humaine après-coup.
« Ce projet doit s’étendre sur des mois, voire des années. L’objectif, pour que ça soit crédible, est que les témoignages restent rares, qu’il puisse se passer des semaines, voire des mois sans apparition. Cet être doit avoir une histoire : si on le voit peu, on pourra effectivement croire qu’il a vécu des années dans le voisinage sans qu’on l’ait vu, vous voyez ? C’est l’un des principes de la cryptozoologie : ce n’est pas parce qu’on ne voit pas l’animal qu’il n’existe pas... »
— Depuis quand tu fais dans la cryptozoologie, toi ?

— Ça m’intéresse, c’est tout.

— Et pour l’apparence, il ressemble à quoi notre bonhomme ?

— On fait simple ! Pas besoin de trop transformer Grand Steph !

— Sympa, merci !

— Ce que je veux dire c’est que tu gardes ton allure générale, mais on te couvre de poils de singes qu’on prendra à la station.


Il avait pensé à tout. Une antenne de l’Université de Rennes 1 se trouvait en forêt et un bâtiment abritait plusieurs espèces de singes. Un oncle à Ben, un peu demeuré, s’occupait de l’entretien des lieux.
— Pas con ! Comme ça, si jamais tu perds tes poils, i’ seront pas synthétiques.

— Attendez, c’est pas tout, j’ai pensé à d’autres trucs !

— A quoi ?

— A son alimentation !

— Et i’ mange quoi King-Kong ?

— De la viande !
Il était encore monté d’un degré dans l’excitation en disant ça.

— C’est un carnivore ! Et un carnivore, ça laisse des traces.

— Oh là, attends un peu...
— Vous inquiétez pas, un petit lapin par-ci, un petit renard par-là !
— Et comment on les attrape ?

— On les piège !

— Mais c’est interdit ça !

Et ça avait duré comme ça jusqu’au matin. Grand Steph s’était endormi le premier, lui, le principal concerné. Ça avait encouragé Ben qui sans retenue avait décrit son projet dans les moindres détails.
Le mois de juillet avait été plutôt maussade, août avait suivi, franchement pluvieux. J’avais passé un mois à travailler dans une usine de salaison à fabriquer des rôtis : boulot complètement con que je faisais régulièrement parce qu’il y avait toujours des places. Sauf qu’il fallait chaque fois se réhabituer à l’odeur du cochon qu’on traînait tout le temps sur soi, sauf qu’il fallait subir les aboiements du roquet musculeux qui « dirigeait » la chaîne de fabrication, sauf qu’il fallait se coltiner des collègues capables d’applaudir au bout de huit heures de boulot quand on avait produit plus que la veille et tant pis si le salaire, lui, restait rigoureusement le même après des années pour certains dans cet enfer.

Légende d’automne

Vers la fin août, le temps s’était amélioré. Comme d’habitude, septembre s’annonçait splendide. C’était au cours de ce mois que tous les six, nous partions une dizaine de jours faire les vendanges dans le Beaujolais : dix jours de travail harassant mais dix jours de fête. Nous rentrions les doigts lacérés par les coups répétés de serpette et tatoués du jus de raisin qui colorait les micro-blessures.

Entre le mois de septembre et le mois de janvier de l’année suivante, nous élaborâmes notre stratégie. C’est la préparation du costume qui nous prit le plus de temps. Lorsque nous eûmes rassemblé la quantité de poils nécessaires, nous les collâmes sur une vieille combinaison de plongée légèrement rembourrée : les poils sombres voire bruns des mangabeys à collier et des cercopithèques de Brazza servirent pour l’ensemble du corps. Quant aux poils plus clairs des mones de Campbell, ils furent utilisés pour la tête. Quand Grand Steph rentra pour la première fois dans son costume, le résultat dépassait nos espérances.
— Ça te va comme un gant !

— Du sur-mesure !

— T’es mieux qu’avant !

— A mon avis, tu vas faire fureur au Tibet...
— King-Kong n’a qu’à bien se tenir
Il ne répondait rien, habitué à nos sarcasmes.

La première sortie, officielle, eut lieu au mois de janvier. Le temps n’était pas particulièrement froid cet hiver-là, mais il régnait une humidité qui rendait l’air frais en permanence. Le soleil trouvait rarement l’occasion de percer le ciel et de réchauffer l’atmosphère. C’était un mardi. Je n’avais pas de cours dans la matinée. Benoît non plus. Il avait donc choisi ce jour-là pour l’inauguration. La stratégie était simple : traverser une route au moment du passage d’une voiture, suffisamment près pour que le chauffeur ait le temps de réaliser, pas trop quand même afin d’éviter tout accident stupide. Je devais déposer Grand Steph à environ 500 mètres de là, sur une petite route peu fréquentée. Il devait filer droit devant lui, s’arrêter de manière à attendre un véhicule, puis continuer tout droit sur environ un kilomètre et demi pour récupérer Ben sur une autre route. La trajectoire calculée devait lui permettre, s’il n’en déviait pas trop, d’arriver à proximité de la voiture de Ben. Nous avions choisi une heure matinale, celle que choisissent les animaux pour sortir. Pas trop tôt pour que l’on puisse y voir, pas trop tard pour le réalisme.

Allongé sur la banquette arrière de la voiture que m’avait prêtée Jean-Phi, Grand Steph ne cessait de ruminer : « Mais pourquoi j’ai accepté de participer à cette connerie ! ».
J’arrêtai la voiture à l’endroit prévu. J’aidai Grand Steph à sortir. Nous regardâmes ensemble la boussole : « Sud-Sud–ouest, c’est par là. Tu files tout droit, t’essaies de pas dévier car t’as un putain de trajet à faire et tu peux te retrouver loin de l’arrivée ».
— File-moi la boussole !
— Pas question ! Totalement interdit par le règlement ! T’as déjà vu un homme- singe se balader avec une boussole ?

— D’où seront les voitures, i’ risquent pas de me voir !

— Discute pas et cours !

Grand Steph descendit le fossé, assez profond à cet endroit, remonta vers la forêt. A peine arrivé au sommet du talus, son pied se prit dans une racine et il s’affala sur un tapis de feuilles humides.
— Putain de merde ! Fais chier ! Vous faites chier !

— Chut Steph, le Yéti ne doit jamais jurer, jamais !


Il se retourna vers moi, impressionnant. La boue qui collait à son corps rendait la bête incroyablement vraisemblable.

— Bravo, t’es le meilleur !


Il me fît un doigt et courut dans la direction indiquée. Je remontai immédiatement dans la voiture et je filai retrouver Ben. Il me fallait contourner une bonne partie de la forêt. J’arrivai juste au moment où Grand Steph déboula, à égale distance entre la voiture de Ben et la mienne. Décontenancé à la vue de deux voitures, celui-ci traversa la route, manqua d’élan et plongea dans le fossé. Paniqué, il escalada comme un animal fou le talus glissant. Ben avait reconnu « ma » voiture. Il sortit de la sienne à l’endroit où Grand Steph avait traversé et l’appela. Notre monstre revint en râlant : « Les gars, terminé vos conneries ! J’ai pris deux gamelles, j’ai bouffé des branches basses pendant tout le trajet pour pas perdre la ligne droite et je vous raconte pas l’état des pieds ! »

— On perd pas de temps ! répondit Ben. Tu montes dans la voiture, direction la cabane et on débriefe là-bas.
Je suivis Ben et Steph jusqu’à la cabane. Une fois arrivés, on aida Grand Steph à se défaire de son costume. On avait prévu des jerricans pour son nettoyage et une grande serviette pour le séchage. Un petit café chaud sorti du thermos rendit le sourire à Grand Steph.
— Allez ! Vas-y ! Raconte !
— Y’a pas grand-chose à dire... J’ai traversé devant deux voitures qui se suivaient... en évitant de regarder... Mais je crois que la première a ralenti parce qu’elle arrivait assez vite.

— Cool !

Gorille dans la brume

Nous laissâmes passer plusieurs semaines avant la seconde sortie. Elle fût programmée en avril. Un soir cette fois, en semaine également. Si organiser ces apparitions aurait été plus simple le week-end, nous voulions éviter cette facilité qui aurait pu devenir l’indice d’une supercherie. Les jours avaient rallongé et nous avions choisi la même stratégie. Cette fois, nous étions presque au complet : seul Jean-Phi qui travaillait presque tous les soirs dans un café, était absent. Benoît m’avait demandé de ne pas le rejoindre à l’arrivée pour éviter les allées et venues trop suspectes. Nous devions nous retrouver à la cabane « point ! ». Une fois Grand Steph déposé, nous rejoignîmes la cabane avec Alex. Nous avions calculé que le trajet de la bête devait durer une demi-heure environ, et celui du retour en voiture une dizaine de minutes seulement. Au bout d’une heure, personne n’était revenu. J’essayais de joindre Ben au talkie-walkie mais je n’y parvins pas. Quelques minutes plus tard, l’émetteur grésilla :

— Ici Ben, vous me recevez ?

— Deux sur cinq !

— Grand Steph n’est pas revenu et il commence à faire nuit !
On ne s’en était même pas rendu compte tant la cabane était sombre, même le jour.

Ben continua :

— Rejoignez-moi !


Allons bon ! Voilà que Grand Steph s’était perdu. Ou blessé...
Arrivés auprès de Ben et de Jéjé, nous décidâmes de partir à la recherche de Steph. Deux d’entre nous partirent en voiture là où Steph devait avoir traversé ; quant à Jéjé et moi, nous partîmes avec nos lampes torches. Nous devions éviter d’être trop proches l’un de l’autre afin d’avoir plus de chance de retrouver notre ami. Le ciel était couvert, la lune pourtant pleine n’éclairait à peu près rien. Nous marchâmes en hurlant le nom de Steph et lorsque nous arrivâmes sur la route, j’attendis le signal. Fin stratège, Ben avait disposé les voitures à une bonne distance l’une de l’autre et avait prévu des appels de phare réguliers permettant de les repérer. Il était plus de minuit quand nous nous retrouvâmes tous les quatre. Mais aucune trace de Grand Steph.

Nous décidâmes de retourner sur la route de l’arrivée et nous attendîmes dans les voitures. Les nuits étaient encore fraîches et nous fûmes rapidement frigorifiés. Un grand coup donné sur le toit de la voiture me réveilla brutalement alors que je venais de m’assoupir. C’était Grand Steph. Titubant de fatigue, tremblant de froid, il grimpa dans la voiture et bredouilla tout le trajet. Par moment, émergeaient quelques « ‘fais chier », « merde », « plein l’cul », « connerie » et même un « enculé » sans destinataire précis. Nous le frictionnâmes devant un grand feu et au fur et à mesure que sa bouche dégelait, son débit augmenta, exprimant son ras-le-bol et sa détermination à ne pas continuer l’aventure.

— On verra, conclut Ben, qui n’osa pas demander si la sortie avait été fructueuse.
La veille du premier mai, on se retrouva à descendre quelques demis dans le bar où travaillait Jean-Phi. Grand Steph avait retrouvé sa bonne humeur. Nous décidâmes de prolonger à la cabane. Ben annonça d’emblée :
— Steph, je suis bien conscient que la dernière sortie a été un peu contrariée...
— Contrariée ?

— Disons que tu as passé un moment difficile...

— Tu veux dire la pire nuit de ma vie...

— Oui... Bon... J’en suis désolé ! Aussi, j’ai décidé de changer le règlement...
— Je conduis et l’un de vous enfile le costume...

— Impossible, t’es le meilleur pour ce rôle !

— Hors de question !

— S’il-te-plaît, on va pas tout laisser tomber...

— J’en ai marre, c’est fini...

— T’auras le droit à la boussole !

— Et au talkie-walkie...

— Non !

— Alors j’arrête.

La partie de ping-pong verbal se poursuivit un moment. Nous comptions les points, mais le match restait très indécis. Grand Steph continua :
— Il y a peut-être une solution...

— Laquelle ?
— Après chaque sortie, je veux un massage des pieds...

— Tu l’auras !

— Oh la ! Eh ! Qui s’en charge ?

Alex n’était visiblement pas d’accord, ce qui se concevait aisément vu l’état des pieds de Steph quand il rentrait de ses virées dans les sous-bois.
— On tournera...

— J’exige également à chaque fois un repas complet – entrée, plat, fromage, dessert – avec boissons adéquates, réalisé par vos soins...

— Accordé !
Grand Steph nous regarda en coin, les yeux plissés, l’air victorieux.

— Topez-la !

Trois sorties eurent lieu entre le mois de mai et celui de janvier de l’année suivante. La plus exaltante se déroula au bord d’un des étangs de la forêt. Grand Steph « se désaltérait » à l’opposé de la digue sur laquelle passait un chemin forestier, à trois cents mètres de là. Caché à quelques mètres de Grand Steph, j’observais la digue à la jumelle et quand des promeneurs remarquèrent la bête et s’agitèrent à sa vue, j’ordonnai à Grand Steph de quitter précipitamment son abreuvoir.

Rencontre du 3ème type

Il nous fallut donc presque un an pour qu’un journal s’empare de l’affaire. Jusque-là, il y avait eu certaines rumeurs : des touristes qui avaient confié leur découverte à une patronne de bar, des gens du coin qui l’évoquaient timidement par crainte des sarcasmes mais pas plus.

Un couple avait aménagé deux ans auparavant dans une ruine à côté de chez mes parents. Ils étaient arrivés dans un énorme camion aussi ruiné que la maison, avec une petite fille et une réserve d’herbe pour un paquet d’années. J’avais sympathisé avec Snif, un surnom vraisemblablement à double origine : la larme qu’il avait tatouée au coin de l’œil et une allusion à tout ce qu’il s’était mis dans le pif. J’aimais bien ce couple. Leur liberté, bien que dopée aux allocations diverses, me fascinait. Lors des week-end que je passais chez mes parents, je passais souvent des soirées avec eux et leur enfant un peu sauvage, jolie petite fille aux cheveux très longs.

Eux, ils fumaient toute la journée, jouaient, lui du violon, elle de la harpe, se passionnaient – surtout lui - pour tout ce que la science ne parvenait à expliquer. Dans leur monde, âmes défuntes, extra-terrestres, bestiaire mythologique étaient plus familiers que leurs voisins paysans et leurs deux pieds profondément ancrés dans la glaise. Autant dire qu’ils étaient largement disposés à croire en l’existence d’un monstre, beaucoup moins à concevoir comment un péquenaud pouvait, après avoir tué un mouton, enfouir ses entrailles mêlées à du verre pilé pour tendre un piège aux taupes.

— T’as entendu parler de la bête ? me demanda-t-il un jour.
— Vaguement...

— Bobby l’a aperçu.
Bobby était un Anglais arrivé un peu après la famille Snif, dans un énorme camion qui avait craché sa fumée noire jusqu’à une vieille masure déjà occupée par une famille de routards britanniques. En quelques années, les Indiens - comme les appelaient les gens du coin – avaient adopté la région, alors que la réciproque était loin d’être vraie. Ils plantaient leurs tentes, leur bus ou leur camion autour de baraques en ruine. Discrets, la plupart cherchaient avant tout l’oubli et la tranquillité. D’origine anglaise, italienne et française surtout, ils formaient une étrange communauté post-hippie.

— Quand ?

— L’année dernière... Il marchait sur une ligne de forêt...
J’émis des doutes quant à la réalité de l’animal.

— Tu sais, il y a plein de témoignages dans le monde d’hominidés vivant à l’état sauvage...
— Bigfoot, Yéti, Sasquatch...

— Ah ouais, tu l’prends comme ça ?

— Disons que j’y crois pas, je vois pas comment un sauvage ait pu vivre pendant des siècles ici sans que personne l’ait vu... Surtout que la forêt est pas si grande.

— Tu sais, il y a pleins de témoignages, même en France, dans les Alpes, les Pyrénées...

— Et personne en parle ?

— T’imagines, si on commençait à raconter ces histoires !
Je préférais garder pour moi ce que je pensais de tout-ce-qu’on-sait-mais-qu’on-nous-dit-pas.

Avec la parution de l’article dans l’Echo des Bois, les langues se délièrent davantage. Les quelques témoins furent moins réticents à parler et savouraient ce moment de gloire. Cependant, si la « bête de Brocéliande » devînt un sujet de discussion privilégié, l’absence de réaction significative nous agaçait, Ben particulièrement. Les gens ne semblaient pas avoir peur. C’est vrai qu’aucune victime, humaine ou animale, n’était à déplorer. Lors de l’assemblée précédant la sortie de mars, il nous informa de sa nouvelle stratégie.


— Les gens n’ont pas peur parce que personne ne l’a vu d’assez près ! Personne ne s’est vraiment senti menacé ! Je pense que cette fois, nous devons frapper un grand coup !

— C’est-à-dire ?

— Il faut que Grand Steph s’approche d’une maison et se fasse voir... de près...
Personnellement, cette histoire commençait à me fiche les jetons.

— Tu pourrais, je sais pas moi... poursuivit Ben, voler une poule ou un lapin...

— On commence à rentrer dans l’illégalité là, non ? s’inquiéta Alex

— Et qu’est-ce qu’on fait du lapin ?
C’était Jéjé.


Ben le regarda.... Et poursuivit :

— Écoutez ! On va pas continuer à traverser des routes pendant des mois. Il est temps de donner un plus de consistance à notre légende.

Quinze jours après, dont une consacrée au repérage, nous attaquâmes notre première ferme. Nous avions choisi une maison dont aucun d’entre nous ne connaissait les habitants. Elle était située à environ 6 kilomètres du bourg, en lisière de forêt et un chemin permettait de rejoindre une route située à un kilomètre de là. Nous pouvions faire une pierre deux coups. Le plan marcha sans un accroc : en fin d’après-midi, le paysan allait chercher dans une grange une brouette dont il vida une partie du contenu dans les clapiers, puis retourna à la grange. Grand Steph en profita pour s’emparer d’un lapin. Il s’accroupit alors derrière une haie, en attendant que le paysan ne ressorte avec un seau rempli de grains destinés aux poules cette fois. A ce moment, Grand Steph surgit de sa cachette et passa entre la grange et le paysan pour rejoindre le chemin forestier. Personne n’était là pour observer mais Grand Steph nous assura avoir entendu le seau se déverser au sol. Il continua sa course et, arrivé le long de la route, il attendit une voiture et traversa en tenant le lapin par les oreilles. Devenu un expert dans l’art de traverser au dernier moment, Steph obligea la voiture à piler.

Quand nous le récupérâmes Alex et moi, il était dans un état de surexcitation extrême :

— Génial ! Trop cooooool ! Les gars, j’ai as-su-ré !
Parmi nous, Jean-Phi était le mieux placé pour réunir les différentes réactions. Il était l’intermédiaire idéal, réceptacle vivant de toutes les histoires qui circulaient dans le village. Plus la soirée avançait – le samedi surtout – plus le nombre de témoins augmentait. Certains se rappelaient qu’il y bien longtemps, ils avaient vu quelque chose, que certes, leur mémoire leur avait fait défaut, que sur le moment, ils avaient conclu à l’hallucination, mais qu’aujourd’hui, avec tout ce qui se passait, ils pouvaient affirmer que...
Jean-Phi appela Benoît deux jours après l’attaque.

Moi j’étais retourné chez mon frère. Le soir même, j’avais appelé mes parents depuis la cabine au pied de l’immeuble. « Appelle ton cousin » me dit mon père. J’appelai Benoît. « Jean Le Brun est mort ! » « Qui ? » Le vieux chez qui Steph a volé un lapin » « Quand ? » « Juste après ! » « Oh merde ! T‘es sûr ? » « Sûr ! » « A cause de... » « Ouais, une crise cardiaque en fin d’après-midi... Sa femme l’a vu tomber, elle n’a rien pu faire. » « Ça craint. » « D’autant que du coup, personne était là pour voir la bête ».

J’avais rien répondu.
Entre avril et mai, nous programmâmes trois sorties : une course à travers bois un samedi et deux sorties destinées au ravitaillement de la bête : douze témoins oculaires se manifestèrent et quatre habitants vinrent à la gendarmerie située dans le village d’à côté déplorer la perte de deux poules et d’un lapin. On crût même pendant quelques heures que Joseph Hucheloup avait été dévoré. Il n’était pas rentré de sa biture hebdomadaire. Après une recherche sur son trajet retour - deux kilomètres quand même – on le retrouva noyé dans cinquante centimètres d’eau. Il avait voulu prendre un raccourci, s’était embourbé dans une tourbière encore profonde en cette saison. En guise d’oraison, sa femme avait déclaré emplie de mélancolie : « Le pauvre ! Lui qui détestait l’eau. »

Panique au village

Le conseil municipal qui se déroula à la fin du mois dût se tenir dans la salle des fêtes pour pouvoir accueillir tout le monde. Même la presse nationale envoya des représentants. Je ne pus y assister mais le samedi suivant, mon père, l’un des quatorze conseillers du maire, me fît part des discussions. Le conseil avait duré plus de cinq heures malgré un ordre du jour réduit à un seul point.

Des scientifiques intervinrent pour conclure à une supercherie, des allumés du coin furent moins catégoriques, certains habitants témoignèrent, inquiets par la disparition d’animaux. Le maire proposa une battue. La discussion s’envenima alors. Les scientifiques n’en voyaient pas l’intérêt : si c’est une supercherie, inutile de chercher l’animal dans la forêt puisqu’il n’y vit pas. Les allumés protestèrent contre le sort réservé à une créature de la forêt. Le lobby touristique incarné par neuf personnes - deux propriétaires d’hôtel, quatre patrons de café et trois restaurateurs, dont deux crêperies – étaient d’avis que la bête pouvait attirer du monde. Ce à quoi la bande des allumés rétorqua qu’il fallait absolument la laisser en paix, voire interdire l’accès à la forêt au plus grand nombre. Par conséquent, le clan des pro-bêtes finit par se déchirer.

Restaient les autres, les plus nombreux, habitants des villages dispersés autour du massif forestier qui s’inquiétaient que leurs poulaillers et clapiers servent de garde-manger à une « créature du diable ». Même le curé prit la parole mais personne ne comprit rien à son intervention. Apparemment, il avait voulu démontrer qu’un tel animal ne pouvait bibliquement exister, mais soucieux de ne pas perdre le peu de fidèles qui lui restaient, il ne doutait pas des témoignages recueillis. Il avait poursuivi par une maladroite métaphore autour de l’agneau, il avait laissé entendre que le loup était dans la bergerie, ce qui avait fini par fiche la trouille à tout le monde.

A deux heures du matin, le conseil municipal fut interrompu et reprit exceptionnellement le mardi de la semaine d’après. Hors de question de rentrer alors que je préparais mes partiels et espérais décrocher ma licence. Si tout allait bien, je devais partir l’année suivante en Irlande dans le cadre du programme Erasmus, la condition étant évidemment la validation de mon diplôme.

Après un débat qui dura encore quatre heures et une salle plus remplie encore que le mardi précédent, une battue fût décidée. L’argument touristique fût retourné contre ses principaux défenseurs : une bête sanguinaire risquait davantage de faire fuir les touristes que de les attirer. Monsieur Pierre-Augustin-Judicaël de Montfort, comte de Rohan, l’un des plus grands propriétaires terriens de la forêt ne s’opposait pas au prêt de sa meute. Il prit la parole pour faire un historique de la chasse à courre, expliqua le rôle de chacun des protagonistes, décrivit avec précision l’organisation de la meute, et après cet exposé interminable, finit par émettre une certaine réserve quant au succès de l’entreprise : la meute ne chasse que le gibier pour lequel elle a été dressée. Le maire maugréa hors-micro et mon père l’entendit jurer contre ce « crétin de fin de race, il aurait quand même pu nous le dire avant ! »

Monsieur Pierre-Augustin-Judicaël de Montfort, comte de Rohan expliqua qu’il fallait en priorité que les chiens puissent sentir l’odeur du monstre et pour cela, il fallait avoir en sa possession une touffe de poil ou bien que la meute puisse humer le fumet laissé autour d’empreintes de pas. Le maire invita alors tout ceux qui le pouvaient à trouver une piste fraîche et à en alerter alors la mairie qui lancerait dans la foulée une battue. Aucune récompense ne fut envisagée, mais les volontaires qui se manifestèrent étaient visiblement prêts à rendre service et à leur visage hilare me dira Ben plus tard, ils étaient plutôt amusés à l’idée de traquer la bête, ce qui l’agaça une nouvelle fois profondément.

Partie de chasse

Début juin, les partiels terminés, je revins chez mes parents et repris du service auprès de Ben qui souhaitait programmer deux sorties avant l’été.
Au cours de la première quinzaine de juin, un nouvel article de Ouest-France annonçait une exclusivité : la première photographie de la bête.

Nous avions tous vu le cliché et décidâmes de nous retrouver à la cabane. Seul Jean-Phi qui venait directement de son lit n’était pas au courant. En première page, une photo de qualité médiocre, prise depuis une ligne forestière difficile à localiser se tenait un homme-sauvage qui n’était pas Grand Steph. L’être pouvait ressembler à un bobtail se tenant sur ses pattes arrière. Il se tenait de profil et de longs poils clairs recouvraient son corps ainsi que son visage.
— Deux sauvages... Il y a deux sauvages... hallucinait Ben.
— Comment c’est possible ?

— La même idée au même moment ?

— Ou alors on aurait inspiré quelqu’un ?
— Que dit l’article ? demanda Jean-Phi.

Le journaliste rappelait les événements de ces derniers mois mais insistait sur l’absence de corrélation entre la photographie et les témoignages recueillis jusque-là.

— Peu importe, on continue, conclut Ben.

— Mais... comment dire... commença Jéjé.

— Quoi ?

— Enfin... je veux dire... poursuivit Jéjé.

— Tu vas le dire oui ou merde ! s’impatientait Ben.

— Peut-être que c’est pas un canular.

— Ah ouais d’accord...

A la fin du mois de juin, un duo de chasseurs avait prélevé des poils. Un automobiliste avait en effet aperçu la bête traverser une route, avait contacté l’un de ses cousins as de la gâchette qui, avec son compère, avait retrouvé la piste du monstre. Dès le lendemain et une autorisation préfectorale express, une battue fut organisée. La meute partit du dernier endroit où la bête avait été aperçue et suivit la piste pendant 2 kilomètres environ. Elle se retrouva sur une route et fut momentanément désorientée, mais le vent léger qui soufflait régulièrement de l’ouest ce jour-là apporta les effluves devenues maintenant familières. Les chiens foncèrent, suivis avec difficulté par les chevaux contraints de courir sur le bas-côté de la route. Dix minutes plus tard, les chiens pénétrèrent dans l’enceinte de la station biologique et aboyèrent autour des cages dans lesquels les singes affolés donnèrent un spectacle inoubliable, se jetant sur les parois grillagées, bondissant vers les agrès spécialement aménagés pour eux et hurlant leur détresse face à une meute enragée. Il fallut une bonne demi-heure pour rétablir l’ordre. Le responsable de la station était furieux et aboya à son tour contre ces « cons de chasseurs ». Cependant, il dut rapidement changer d’attitude : il était évident que l’un de ses primates s’était fait la malle et terrorisait la région. Interrogé par la gendarmerie le soir-même, le directeur nia farouchement, démontra, à l’aide d’une comptabilité précise et des données scientifiques qu’aucun singe n’avait quitté sa cage. Il s’appuya également sur la photo publiée et dont le personnage principal ne pouvait en aucune façon être comparé à un singe. Cependant, le doute n’était plus permis et nombreux furent ceux inquiets qu’un singe d’environ deux mètres de haut circule en liberté dans la forêt.

Jean-Phi passait ses journées à recueillir des témoignages, à collecter les opinions des uns et des autres. Il apprit à ce moment que certains avaient vu le bobtail.
Trois groupes émergèrent alors : ceux qui pensaient qu’un singe venait de retourner à l’état sauvage, ceux qui avaient vu un grand animal bipède, sombre et à la tête claire et ceux qui avaient vu un être de taille moyenne recouvert de poils très longs. Concernant ces deux derniers groupes, tous, y compris ceux qui s’étaient contentés de connaître quelqu’un qui l’avaient vu – beaucoup plus nombreux - refusaient le moindre consensus quant à l’aspect de la bête.

L’été en pente douce

Un soir, Marcel, garde-champêtre à la retraite, mais qui continuait de passer ses journées dans les bois entra dans le café de Jean-Phi. Il semblait profondément hébété et commanda un verre de blanc. Jean-Phi hésita : Marcel ne buvait plus depuis vingt ans. « Et alors, j’fais ce qu’j’veux, viens pas m’emmerder ! » lui répondit le vieux. Il but un verre, puis un second, un troisième. A la fin de la bouteille, il se mit à parler à son verre. « J’l’ai vu ! » « Qu’est-ce t’as vu Marcel ? » « La bête ! » Tous les clients se tournèrent vers lui. Un silence rare envahit l’espace. « Une bête immense, des poils longs... » Jean-Phi cessa d’essuyer le verre qu’il avait à ma main. « Rose qu’elle était. » Cette fois, stupéfié, Jean-Phi lâcha le verre qu’il n’avait pas fini d’essuyer. Il s’écrasa sur le sol et toute l’assistance sursauta comme un seul homme. « Tu... tu es sûr ? » balbutia Jean-Phi.
Nous nous retrouvâmes le soir même à la cabane. Ben avait le moral à zéro : « Trois bêtes... Tout ce boulot foutu en l’air ! »

Je passais les deux mois d’été à bosser pour me constituer une petite réserve qui m’aurait permis de profiter un maximum des pubs dublinois.
Ben avait perdu la foi et aucun de nous ne se sentait de reprendre en main le projet « Yéti ». Grand Steph était pourtant impatient de ré-enfiler le costume, mais il était évident que la farce tournait au grotesque.

Un soir, dans le courant du mois d’août, alors que je rentrai du travail, je m’étais arrêté boire un demi au bar des Amis. « Salut Yann ! » « Salut Jean- Phi » Je saluai aussi du regard les quelques clients et m’installai au comptoir. Jean-Phi m’aborda discrètement au moment où il posait mon verre devant moi. « Quelqu’un a vu la bête avant-hier » « Ah bon...laquelle ? » « La nôtre à priori... Avant-hier » insista-t-il. « Et alors ? » « Et alors, Ben n’est pas courant... » « Tu veux dire... » « Ouais... Grand Steph continue tout seul. » Le pauvre, il y avait pris goût, et il hantait les sous-bois avec son costume. Comme un soldat qui aurait continué d’arpenter les frontières des années après un armistice.

Au mois de septembre, nous partîmes tous les six pour nos traditionnelles vendanges. Ni Grand Steph, ni aucun de nous n’évoqua la bête. Je me souviens de m’être rarement autant éclaté avec eux, comme si nous avions atteint la fin d’une époque et qu’il s’agissait de fêter cela dignement, d’autant que je ne les verrais pas avant un bout de temps.
Je partis de Saint-Malo l’avant-dernier week-end de septembre dans un ferry qui rejoignait Cork. Ils étaient tous là, sur le quai, avec leur mouchoir blanc – les cons...


Un mois plus tard, la dame chez qui je logeais vint frapper à la porte de ma chambre. Elle me tendit une grande enveloppe craft à mon nom. Je l’ouvris et en retirai un journal daté de la semaine précédente. Il était neuf. Je le dépliai et vis en première page la photographie d’un hêtre. Au pied de l’arbre, une meute de chiens, les queues dressées à l’unisson et les regards tournés vers le feuillage, observait trois individus assis sur la plus grosse branche du hêtre. Je reconnus Grand Steph dans son costume de Yéti. A côté de lui, à califourchon sur la branche, le Bobtail, et à sa gauche, un troisième homme des bois, vraisemblablement le sauvage rose dont avait parlé Jean-Phi.

Pierre-Yves HAMON