Le bonnet fourré au beurre
Un journalier victime d’un marquis rusé
Une histoire rapportée par Joseph Boulé
Ce récit nous est parvenu grâce au témoignage de Joseph Boulé, 7e du prénom. Cette histoire s’est déroulée vers 1830. Elle est restée très connue des habitants du Bois-de-La-Roche en Néant.
L’abbé Amand Boulé en a donné une version raccourcie dans son opuscule sur le Bois-de-La-Roche. — BOULÉ, abbé Armand, Le Passé prestigieux du Bois-de-la-Roche et de son château, Le Ploërmelais, 1967, 34 p. — Voici une version plus détaillée, publiée en 2018 dans Souche, que de vieux habitants du Bois-de-La-Roche ont rapportée autrefois.— BOULÉ, Joseph, « Le bonnet fourré au beurre », Souche, Revue du Cegenceb, Mauron, Vol. 61 - 1er trimestre, 2018, p. 18-19, Voir en ligne. —
Un journalier victime d’un marquis rusé
Le marquis Adrien Magon de La Balüe (1792-1862), propriétaire du château du Bois de La Roche en Néant, n’aime pas payer ses dettes. Un soir d’hiver, un journalier désespérant d’obtenir le règlement de son salaire pénètre dans la cuisine du château. Il remarque sur une desserte un très gros morceau de beurre. Comment s’en emparer sans être remarqué ? Il porte un grand bonnet à la zouave. Il prend le morceau de beurre, le met sur sa tête et le recouvre de son bonnet.
À peine a-t-il fini son geste que survient le marquis qui aime à s’offrir un toast beurré le soir. Magon remarque que le beurre est absent de la desserte, que son journalier semble mal à l’aise, qu’il ne se décoiffe pas pour le saluer. Le marquis, vif à saisir les relations de cause à effet, a tout compris en un instant. Le journalier cherche à s’esquiver. Magon se fait patelin :
— Non, mon gars. Reste un moment, je vois bien que tu as froid. Viens, approche-toi de la cuisinière et assieds-toi ici, lui dit-il en plaçant une chaise au plus près du foyer.
Magon jette dans la cuisinière du gros bois, ouvre le tirage. Il s’assied à son tour à distance du feu, bourre sa pipe, l’allume et sourit à son compagnon.
— Donne-moi des nouvelles de ta mère, de ta famille.
— Euh ! Ils vont tous bien, Monsieur le marquis. Il se fait tard. Il me faut rentrer. Je ne veux pas vous déranger.
— Pas question. J’ai l’habitude de bien recevoir les visiteurs.
Magon se lève, gagne le tableau des sonnettes, agite celle de son valet, Frinck. Trois minutes plus tard entre celui-ci. C’est un immense gaillard, taillé en brute, aboyant un français guttural dû à son origine alsacienne. Son inséparable dogue le suit sur ses talons.
— Frinck, va chercher à boire à ce brave garçon qui me semble mal à l’aise. N’est-il pas fébrile ? La sueur lui coule au front. Toi le chien : Garde.
Le chien s’assied à trois pas du malheureux gars, yeux braqués sur son front.
Frinck revient, sert du vin au « prave garzon » qui boit d’un trait. L’immense valet reste debout. Il croise ses bras gros comme des cuisses et fixe durement le bonnet.
— Bon. Merci. Faut que je m’en aille, dit le gars.
— Comment ça ? On n’a pas encore trinqué ! Pas bouger. Hein ! le chien.
Le bonnet est tel une éponge d’où le beurre commence à sourdre lentement. Il coule sur le front, sur les oreilles, descend le long des joues, le long du cou, mouille le col. Le marquis et le valet boivent leur vin à petites gorgées tout en vrillant leurs regards sur le visage ravagé du malheureux journalier.
L’énorme chien n’y tient plus. Il se redresse et pose ses pattes avant sur les genoux du gars, fait courir sa langue sur son cou. L’homme est terrifié. Son visage sur lequel dégouline le beurre est torturé par un rictus de désespéré.
— Voilà que tu t’es fait un bon ami. Ton goût et ton odeur lui plaisent...
Magon rit à gorge déployée. De sa voix grave et lente, Frinck lâche dans un ricanement :
— L’enfer et zon diable te guettent !!
Le chien s’excite, montre les dents, s’empare du bonnet.
— Holà ! dit le marquis en se claquant les cuisses, voilà que Fra Diavolo 1 te veut du mal. Il vaut mieux que tu rentres maintenant.
Le gars se dresse, profite que le chien s’en prend au bonnet pour gagner la porte que Frinck lui claque sur le dos. Le marquis tape sur l’épaule de son valet.
— Finis le vin et ferme le tirage de l’enfer. À demain.
Éléments de comparaisons
Un fabliau du Moyen Âge présente une structure comparable à cette histoire.— AUBAILLY, Jean-Claude, Fabliaux et contes du Moyen Âge, Le Livre de poche, 1987. —
- un homme dissimule un aliment dans son bonnet (beurre ou lard)
- il est assis près du feu et l’aliment dérobé fond
- il est démasqué et ridiculisé ou puni