aller au contenu

6 - Le Pont de la Lande

Un coup de pompes

La taverne de l’Aff

C’est une grande bâtisse assez basse, en pierres de schiste rouge, avec un toit de schiste ardoisier posé au clou sur une grosse charpente en châtaignier. Elle se situe un peu en surplomb au bord de la rivière de l’Aff, en aval de l’Orgeril.

J’entre, un bon feu dans l’immense cheminée taillée dans le granit réchauffe les convives.
La salle est spacieuse, un peu basse de plafond, toute en bois et en pierre.

Intérieur de la taverne

Suspendus aux poutres pendent les jambons, les saucisses, les jambonneaux, les morceaux de lard fumé, les rôtis cuits et les boudins noirs. Également les colverts, les faisans dorés, les bécasses des bois ou les perdrix rouges attendent l’heure du faisandage à souhait, pour se décrocher des esses, martyrisant leur gorge déployée.

Au fond de la salle sur une estrade, s’installe un groupe de musiciens Tréhorenteucois, joueurs de musique celtique : The Mèzeu Fire’s Band.

Le patron dit « la Croque » est aux fourneaux avec son apprenti « la Cambuse ».
Le barman « le Grand Profond », bien calé derrière son comptoir ciré, s’apprête à jouer, comme un organiste, avec ses vingt trois pompes à bière de brunes, blondes, rousses, ambrées, blanches et noires. D’autres plus connues viennent d’Armorique comme la « Bonnet blanc » ou la « Blanc bonnet », deux bières blanches un peu fades à mon goût.
Vous avez aussi toutes les bières de l’époque Arthurienne, la « Morgane », la « Viviane », la « Guenièvre » à base de baies de genévrier etc.

Poisson ou viande blanche

Deux serveuses font le service en salle.

— Marie Boutesoulle, tout le monde l’appelle « la Bouillote », c’est la fille du bouilleur de cru. Elle a toujours les pieds chauds, paraît-il.

— Célestine, beaucoup de ses amis l’appellent Célestin, accorte, agréable à regarder, pas très grande, la chevelure couleur plutôt blonde, les yeux marrons clairs, les lèvres bien dessinées, charnues, un joli petit minois posé sur un cou légèrement rondouillard, porte un beau chemisier à carreaux vert et blanc, un tablier bleu et des souliers vernis.
Elle est souvent coiffée d’un long bonnet de laine multicolore, un peu comme les korrigans, lui donnant un petit air de lutin mutin. Par son charme indéniable, tout le monde dans la vallée de l’Aff l’apprécie énormément.

Ce soir d’automne, deux camarades m’accompagnent à l’auberge, « Patte d’élastique », sa jambe droite fait souvent des soubresauts à cause d’un carreau dans le genou, pendant le Combat des Trente du côté de Josselin et « Bat-la rosée », ses pieds indiquent dix heures dix et sont trempés quand il marche dans les champs le matin.

La table à ma droite est occupée par « Traquenarg », grand, blond, les chaussures toujours bien cirées. Il se dit descendant de vikings.

En face de lui, « Arbre à cames », c’est un charron, il a une petite affaire au bord de la charrovoie du côté de Campénéac. C’est un spécialiste en voitures hippomobiles de tous genres de la deux-chevaux à la mustang, en passant par la quatre-chevaux.

À côté, il y a « Mammouth », il fait ses courses dans une grande surface du coin et face à lui, « Petit mammouth », le fils du père naturellement.

Célestin leur propose le menu :

– Ce soir nous vous proposons deux plats, loup de méditerranée ou confit de canard aux cocos de Paimpont et en dessert nous avons café gourmand, avec des pâtisseries préparées par les moines de l’ancienne léproserie du Gué aux Moines, à savoir : religieuse, patte d’ours ou pet de nonne.

Poisson - viande blanche

– Pour nous, dit le père Mammouth, ce sera confit de canard.
– Et pour vous ?
– Pour moi, dit le charron, un loup.
– Pour moi aussi, dit le viking.
– Bien, nous avons donc deux confits et deux loups, pour la boisson quatre pintes de chouchen de Brocéliande ça ira ?
– Oui ça ira pour la boisson, mais s’il vous plaît, l’accompagnement en légumes, c’est quoi exactement ? demande « Traquenarg ».
– C’est un assortiment de légumes variés, frites, pommes de terre en robe de chambre ou purée.
Nous avons aussi un aligot. C’est une purée de pommes de terre mélangée avec de la tomme de cantal fraîche, de la crème et de l’ail, avec du basilic ou de l’estragon. Nous l’appelons aligot-élément.
C’est une recette rapportée par un colporteur voyageant sur la Via Agrippa, une ancienne voie romaine, du côté de l’Aubrac, dans le sud, lui répond Célestin.

– Et bien, je vais prendre légumes variés, dit « Traquenarg ».
– Pour les autres, s’il vous plaît.
– Deux aligots au basilic et un aligot à l’estragon, répondent les autres convives.

« Arbre à cames » demande à « Traquenarg »,

– Il paraît que Célestin est originaire de Landévennec dans le Finistère.
– Ah bon, tiens un peu comme moi, mes ancêtres les vikings ont débarqué à l’Abbaye de Landévennec au Xe siècle. Je ne sais pas trop ce qui s’est passé, apparemment ils ont eu un petit différend avec les moines. Ils ne se sont pas bien compris, à cause de la langue sans doute. Mon aïeul « Omar » s’est fâché tout rouge et ils ont tout pillé et tout brûlé. Mais ne parlons pas trop fort, si elle connaissait cette histoire elle pourrait m’en vouloir.
– Au fait ton garage au bord de la charrovoie, ça marche les affaires ? Demande « Traquenarg ».
– Faut pas se plaindre, la semaine dernière j’ai embauché un apprenti, « Framétaux » il s’appelle. Il a les cheveux roux un peu couleur rouille.
Mais il a l’air passionné par le métier. Les dimanches de pluie lorsqu’il ne travaille pas ; il s’installe au bord de la charrovoie du côté du « Breil du coq » dans les virages, pour voir s’il n’y a pas un accident ou deux, ça le ravigote comme il dit.

Tout d’un coup Mammouth se met à humer l’air.

– Vous ne sentez pas une drôle d’odeur, une bonne odeur même, une odeur de rôti.
– Chaud, chaud devant, attention les confits c’est pour qui ? Demande Célestin.
– Pour nous, disent les « Mammouth ».
– Et les loups, pour vous, bon appétit, attention les assiettes sont en Pyrex, ça sort du fourneau. C’est très chaud.
– Au fait les gars, l’odeur de rôti, c’est la serveuse.
– Elle sent bon, dit « Traquenarg » en donnant des coups de coude à son voisin, à s’en taper le cul par terre, ah, ah, ah...

Tout le monde a l’air content de son plat et le regarde avec avidité. Ils commencent à manger et soudain « Traquenarg » pousse un cri.

– Ahhh...
– Ouiii... que se passe-t-il ? Répond Célestin.
– Mais qu’est ce que j’ai dans mon assiette ?
– Dans votre assiette ?
– Ben oui, le loup dans mon assiette !
– Qu’est ce qu’il a votre loup ?
– Ben, je croyais que c’était de la viande blanche !

Éclats de rire autour de la table, Célestin part dans un fou rire, pliée en deux elle s’accroche aux bords de la table. Elle hoquette. Elle parvient tout de même à se ressaisir.

– Mais, mon pauvre monsieur, le loup de méditerranée, c’est du poisson, c’est le bar de chez nous.
Ce n’est pas non plus le bar de comptoir, ni, bien entendu le loup-bar.
– Ah bon... vous êtes sûr ?
– Un peu mon n’veu, j’ai pas été à l’école bien longtemps, mais faut quand même pas déconner. Il est mignon le p’tit viking !
– C’est ça, de la frime oui, vous allez peut-être me dire aussi que le Pyrex n’est pas un genre de dinosaure ? Parce que moi aussi j’en connais.
– Excusez moi, je ne voudrais pas vous paraître impertinente, mais le Pyrex n’est pas un genre de dinosaure, c’est tout simplement du verre fabriqué avec divers matériaux. Il résiste très bien à la chaleur et va au four sans problème.
– C’est vous qui le dites.
– Je pense que vous faites une confusion avec le Tyrex où, là effectivement il s’agit d’un genre de dinosaure théropode, bipède, carnassier ayant vécu au dernier étage du Crétacé, il y a environ soixante huit millions d’années.
Si je puis me permettre, l’étage du Crétacé ne se trouve pas dans un immeuble.
Non, non, c’est une période de l’ère secondaire, continue la serveuse.

– Ah bon... je savais pas.

Elle enfonce le clou.

– Faut pas être naïf comme ça, mon gars. Si un jour tu vas manger dans un restaurant à Agadez au Niger, tu commandes une sole, hé ben t’auras pas dans ton assiette un poisson, mais le dessous d’un pied de chameau.
– Bon, bon, ça va, j’ai compris.
– Il est vraiment très très mignon le p’tit viking !

Péage

À proximité, trois autres personnages sont attablés, chacun devant une pinte de bière, « Col de zinc », « Patte de pie » et « L’ingénieur ».

Patte-de-pie

« Col de zinc », mince, presque maigre, tout en longueur, a une posture un peu bizarre, son cou raide d’un blanc bleuâtre s’étire vers le haut, penché vers la gauche afin d’éviter que la fumée de la boyard maïs éternellement vissée au coin des lèvres, ne vienne titiller son œil droit.

« Patte de pie » boîte sérieusement, il tire à gauche comme on dit. Il a une très mauvaise habitude, d’ailleurs je le lui ai dit.
Il a toujours un pistolet coincé dans sa ceinture et un jour ça n’a pas loupé, en voulant prendre son mouchoir dans sa poche il s’est tiré une balle dans le pied.
Alors depuis, il marche beaucoup moins bien, forcément.

« L’ingénieur », bien brave, ne parle pas beaucoup, c’est pas plus mal car il ne comprend rien. Il répète en boucle : À part ça, ça va... ou bien en se frottant les mains avec frénésie, ça va mal finir... Au bout d’un moment c’est gonflant, mais tout le monde le tolère.

De temps en temps, « Le Grand profond » lui offre un ballon de cervoise (pas plus, faut pas qu’il boive), « Mammouth » lui fait ses courses, un autre lui coupe les cheveux, en fait tout le monde lui rend service.
Sa mère l’aimait beaucoup. Mais lorsqu’il était petit elle l’aurait bercé trop près du mur, paraît-il.

Le patron fait le tour des tables, discute et offre aux convives un petit verre de goutte de sa fabrication, à la table de « Patte de pie », il leur demande :

– Alors les gars, ça vous dit, anne tit’ goutte ?
– Ouais, mais y’a d’la route, ou alors justine tit’ goutte, dit « Col de zinc ».

« L’Ingénieur » avale son verre cul sec en disant :

Corinne tit’ goutte, huum... ça va mal finir.

Le patron leur demande si l’un d’entre eux est allé sur la charrovoie ces derniers temps.

– Le péage a drôlement augmenté depuis l’arrivée du nouveau préfet, dit « Col de zinc ».
– Ouais mais ça dépend pourquoi qu’on paye, lui répond « Patte de pie ».
– Comment ça ? Dit « Col de zinc ».
– Ben oui, les gens se plaignent toujours, c’est cher, c’est ceci, c’est cela. Mais ils y vont tous sur la charrovoie et ça roule à toute vitesse, parfois même à contre-sens, ça fonce, ça double de tous les côtés et ils sont contents quand ils mettent deux jours pour aller à Paris, poursuit « Patte de pie ».
– Cela me paraît logique, c’est pour arriver plus tôt, dit « Col de zinc ».
– Mais moi je n’ai pas tout à fait le même raisonnement, dit « Patte de pie ».
– Évidemment, tu ne fais pas comme tout le monde, comme d’habitude, môssieur fait le contraire des autres, môôsssieur prend son temps, mmôôôsssieur sait tout mieux que tout le monde, répond moqueur « Col de zinc ».
– Huum... ça va mal finir dit « L’ingénieur ».
– Euh... excuse-moi d’être clair, mais effectivement je fais exactement l’inverse, dit « Patte de pie ».
– C’est à dire ?
– Je rentabilise, je valorise au maximum mon ticket de péage. Je flâne. Je butine. Je suppute. Je prends mon temps. J’apprécie le paysage. J’en profite.
Bref, j’y reste le plus longtemps possible sur la charrovoie, continue « Patte de pie ».
– L’autre jour j’ai rencontré « Tête d’horloge »,sa tête se balance de droite à gauche comme un balancier d’horloge comtoise, c’est un gros négociant en vin du sud de la Bretagne.
Quelques semaines auparavant, il a fait un voyage en train, il se plaint du prix du billet et d’avoir mis douze heures au lieu de six pour faire Rennes – Bordeaux, répond « Col de zinc ».

– Eh bien il a tort d’être mécontent, si tu achètes un billet pour un trajet de six heures et que tu en mets douze, cela signifie que tu as profité au maximum du train et en plus à moitié prix.
– … …

Les musiciens font la balance du son pour leurs instruments et la chanteuse fait une annonce au micro :

– The Mèzeu Fire’s band va vous interpréter une petite chanson sur un air de :
Voulez vous des moules, j’emmène la belle mère au mâle.

Voici la chanson :

L’eau ne fait rien que pourrir le poumon,
Boutte boutte boutte compagnon...

Le S.P.A.S.S.E.

À une autre table, quatre personnages assis autour d’un pot de thé semblent en grande discussion.
Nous sommes actuellement en pleine période de migration et par leur habillement, il s’agit sans aucun doute d’étrangers.

Le patron vient les saluer avec circonspection, avec une certaine douceur hypocrite, sentant le riche marchand aux sacoches pleines de drachmes, de rials, d’écus, de sesterces, de pesetas, de talents d’or ou d’argent.

– Bonjour messieurs, mesdames, vous venez de loin, me semble-t-il. Si vous le souhaitez, je peux éclairer votre lanterne.
– En effet nous venons de très loin, de Perse en Asie centrale et d’Anatolie. Nous nous sommes rencontrés il y a plusieurs lunes.
Je vous présente Gengis mon frère et moi même Koubilaï de la famille des Khan, nos soeurs Parvaneh (papillon en langue farsi) et Salma (calme et paix).
Nous sommes des Mèdes.

– Enchanté, bienvenus au club...
– Nous avons rejoint une caravane de chameaux de Bactriane sur la route de la soie à Samarcande. Tous les trois mois elle franchit les montagnes de l’Altaï aux confins de la Mongolie et de la Chine et chemine à travers les hautes vallées du Pamir jusqu’à Rennes.

Caravane de Samarkande

Nous avons fait halte dans les grands caravansérails, Boukhara, Ispahan, Bagdad, Alep, Istanbul et nous avons loué un bateau pour traverser la mer de Marmara, puis la mer Égée.
Ensuite nous avons chevauché en Grèce, en Italie, en France à travers les Cévennes, sur le chemin emprunté par un Écossais à la fin du XIXe siècle, pour rejoindre enfin la Taverne de l’Aff bien connue jusqu’au fin fond de la Perse, dit Gengis.

– C’est un long voyage, continu le tavernier.

Khan répond :

– En effet, c’est un très long voyage.
Mais comme le disait mon parrain : ce n’est pas le chemin qui fait le voyage, mais le voyage qui fait le chemin... tintin.
– C’est assez étonnant. Mais pour faire un si long trajet je suppose que vous venez pour affaires ? Poursuit le tavernier.
– Oui, nous sommes des marchands, tapis d’Orient, étoffes de Damas, pierres précieuses, brocarts de Chine et de Perse, épées damasquinées de Tolède, courroies de distribution, pompes à vélo, etc.
Nous venons pour le S.P.A.S.S.E. à Rennes.
– Ah bon, le fameux salon d’exposition à Saint-Jacques ?
– Exactement, mais je ne me souviens plus précisément de la signification des lettres, ce n’est pas si simple à traduire en langue farsi.
– C’est : le Salon, Provisoire, Agricole, Solidaire, Social et Écologique.
– Oui, c’est ça.
– Il y a énormément de monde, il faut réserver son billet d’entrée longtemps à l’avance.
– Oui, mais depuis un an et demi, nous avons envoyé nos Lettres Persanes pour la réservation.
– Vous êtes prévoyants. Vous restez un moment dans la région ?
– Deux ou trois semaines, ensuite nous allons visiter un autre salon agricole à proximité de la forêt des Carnutes où il y a un concours général d’étrépage de lande.
Nous allons voir en particulier si nous pouvons ramener dans notre pays, cette technique très spéciale de l’étrépage et surtout nous espérons pouvoir l’utiliser pour récolter une herbe très dure appelée « herbe à chameau ». Elle pousse dans le fech-fech du désert.
C’est une plante riche en fibres pas trop difficile à transformer en pâte à papier, mais elle n’est pas très facile à exploiter avec nos outils traditionnels.
Nous cherchons donc à développer un nouveau concept et à étudier la possibilité d’une éventuelle mécanisation.
Et puis la palme remise au gagnant du concours est une petite botteleuse à vapeur tractée par un âne.
C’est quand même intéressant.

La table des marchands

Je m’installe à la table des marchands, face à Parvaneh et Salma.

– Bonsoir, je peux m’installer avec vous ?
– Naturellement, je vous en prie, répond Parvaneh.
– Alors, votre voyage, si j’ai bien compris, c’est une longue histoire.
– Oui, effectivement, nous avons fui notre pays
– Ah bon ! ça n’a pas dû être simple.
– Effectivement, notre père nous a aidé.
– Votre père vous a aidé à partir ?
– Non seulement il nous a aidé. Mais il nous a encouragé et soutenu dans notre décision.
– Si je puis me permettre, pourquoi avez vous quitté votre famille, vos amis, votre pays ? Lui demandai-je.
– Chez nous, lorsque vous êtes une fille, à la naissance vous êtes promise à un homme, à huit ans vous êtes fiancée et à douze ans on vous marie, répond Salma d’un air triste.
– Alors comment avez-vous pu échapper à cette condition de vie ?
– Bien entendu, notre père nous a protégé du mariage forcé pendant toute notre adolescence.
Mais à un certain moment, il n’a pu résister aux pressions de la famille, des proches, des voisins, de la communauté en général. Alors, il nous a aidé à préparer notre évasion, poursuit Parvaneh.
– Si je comprends bien, votre père est un homme ouvert, un homme d’esprit.
– Oui, notre père est un pacifiste, un amoureux des livres, un poète, un adepte de la connaissance.
Il a beaucoup lu les grands maîtres à penser, comme Avicenne, Al-Farabi, Omar Kayyam ou Averroes. Il aime aussi boire le merveilleux vin parfumé de Merv ou de Chiraz, reprend Salma.
– Lui non plus ne pouvait se voiler la face. Il n’aurait pu feindre d’ignorer nos conditions de vie.
D’apercevoir furtivement nos ombres fantomatiques et de percevoir seulement le bruissement de nos étoffes effleurant le bois des moucharabiehs des prisons dorées, entourant les patios des grandes maisons des notables de la ville, était pour lui, tout simplement inconcevable.
Il n’aurait pas supporté de nous voir, dès quatorze ans, perdre la vie à la donner, poursuit Parvaneh.
– Comment avez vous réussi à vous échapper ? Lui demandais je.
– Notre père avait un ami commerçant, à la tête d’une caravane de marchands kirghizes avec trois cents chameaux rentrant chez eux, à Bichkek.
Pour l’amitié et le respect de notre père, il a accepté contre quelques pièces d’or, de nous prendre incognito dans sa caravane, dit Salma.
– Habillées en homme, nous avons marché pendant des semaines à travers les montagnes.
Tout d’abord vers l’est, nous avons pu franchir sans dommage la vallée du Panshir. Ensuite, plein nord, ou nous avons chevauché à dos de chevaux dans les hautes vallées du Pamir, sur une ancienne route de la soie empruntée par Marco Polo.
Puis, ma soeur et moi avons bifurqué à l’ouest vers Douchambé au Tadjikistan, toujours à dos de nos petits chevaux mongols, infatigables, volontaires, pour rejoindre ensuite les rives de l’Amou-Daria, un fleuve alimentant la mer d’Aral dans les temps anciens.
Après avoir suivi son cours pendant des jours et des jours, enfin, nous sommes arrivées, épuisées, mais saines et sauves, dans la grande ville de Samarcande, dit Parvaneh.
– Samarcande la magnifique, Samarcande la belle est une des plus fastueuses cités aux coupoles de mosaïques turquoise et or, d’Asie centrale.
Nous avons baraqué les chameaux dans un de ses immenses caravansérails.
Après avoir quitté la caravane, nous sommes allées place aux épices, « voir le courant », comme on dit chez vous du côté de Paimpont.
Nous avons déambulé entre les étals colorés des marchands d’épices d’où nous parvenaient de tous côtés, les cris des porteurs d’eau, les harangues des marchands de fruits et de légumes, les altercations des mendiants ou les plaintes des ânes mal bâtés.

Les odeurs parfumées du bois de santal, du patchouli, de la cannelle, de l’aloès, du jasmin ou de la myrrhe nous enivraient de bonheur, continue Salma.

– Et puis surtout, pour la première fois de notre existence, nous étions libres, libres de rire, de chanter ou de danser.
Pour la première fois nous pouvions voir les gens, la rue, le ciel, autrement que derrière un grillage.
Cela a été une véritable renaissance, dit Parvaneh, avec un sourire radieux, les joues rosies par l’émotion.
– Ensuite nous avons rencontré Gengis et Khan, ruelle des dinandiers près du grand bazar.
Ils ont, par amitié pour notre père, accepté de nous prendre sous leur protection, comme leurs sœurs, dans leur caravane en partance vers Rennes, dit Salma.
– Une semaine plus tard, notre caravane s’est mise en marche vers Boukhara, cité radieuse où est né au Xe siècle, un des plus grands savants de son époque, Avicenne, médecin, philosophe, astronome, musicologue, surnommé le prince des savants par les plus grands esprits du Khorasan, poursuit Parvaneh.
Puis nous avons continué notre voyage, jusqu’à Paimpont.

Avant de les quitter, je leur dit :

– Finalement vous avez trouvé votre chemin.

Gengis s’incline légèrement pour me saluer et me répond :

– Le grand philosophe Chinois Lao-Tseu a dit : Trouves ta voie, si tu trouves ta voix, tu trouveras la tête de veau !

– Et bien, je vous remercie pour votre accueil et de m’avoir raconté votre histoire. Je vous souhaite bonne chance pour la suite de votre vie.

Je quitte la table pour aller découvrir d’autres personnages.

Musique

Le groupe de musiciens entame une danse traditionnelle bretonne, un plinn, c’est une danse en rond tournant vers la gauche. Elle est très ancienne, basée sur des rites païens, voir druidiques.
D’après certains historiens, Pline l’ancien aurait donné son nom à cette danse.

Le Mezeu Fire’s Band

Parvaneh et Salma se lèvent et entrent dans la ronde.
Leur grâce et leur beauté sans fard ni coquetterie attirent inexorablement le regard des hommes, frustes pour la plupart, plus habitués aux plafonds bas des salles enfumées des tavernes mal famées, qu’aux salons guindés où l’on danse la valse Viennoise.

Après le plinn, le groupe de musique entame une danse originaire d’Écosse de la fin du XIXe siècle, sur un air de jig. Le cercle circassien se met en place, filles et gars alternés face au centre de la ronde, c’est une danse très conviviale.

Au moment de la première note, la porte de la taverne s’ouvre brutalement et un brouhaha intense se fait entendre.
Une bande de braillards, les « C.U.S.E.C. », un groupe de chanteurs du « Gué aux moines », les cheveux hirsutes, les yeux brillants, se bouscule à l’entrée de la taverne bras dessus bras dessous en chantant des chansons à boire :

D’où viens-tu pochard d’ivrogne
Sac à vin d’où t’en viens-tu...

Certains fument de drôles de cigarettes, faites d’un mélange un peu déconnant d’herbes, de feuilles étranges et d’épices.

Une petite cibiche

Une fois installé au bar, j’essaie de discuter avec eux, mais l’approche est délicate.
Ils parlent mal, sentent la vinasse et le poisson pas frais.
Je leur demande à quelle tribu ils appartiennent, coriosolites, namnètes, redones ou osismes.
Je réussis à comprendre avec difficulté qu’ils ne viennent pas de très loin, d’un village situé au cœur de la forêt de Brocéliande.

Accoudés devant une rangée de pintes de bières, certains tapent du poing sur le comptoir en scandant : ré-vo-lu-tion, ré-vo-lu-tion, deux autres de la bande, la bouche pâteuse, la langue épaisse chantent à tue-tête et répètent en boucle :
Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin...
D’autres chantent :
Pourtannnnt que la montaagne est belllle, de Jean Ferrat.

L’un d’entre eux réussit tout de même à me donner la recette de leur mixture à fumer.

  • Ingrédients : orpin, amélanchier, amanite tue-mouche, berce, jacobée, mye tronquée et scrobiculaire
  • Temps de préparation : 15 minutes
  • Séchage : 01h00
  • Hacher finement l’orpin, l’amélanchier, la berce et le jacobée, ensuite écraser l’amanite, la mye tronquée et la scrobiculaire
  • Mélanger le tout, assaisonner, sel, poivre et surtout n’oubliez pas d’ajouter une bonne dose d’épices, en particulier le ras el hanout
  • Enrouler le tout dans une feuille de châtaignier et passer au four une petite heure à feux doux.

Bancal

Un peu plus loin, je m’assois à la table de « Trompe la mort » et de « Patte de velours », en grande discussion autour d’un pot de tisane de goutte. « Trompe la mort » marche avec deux béquilles, je lui demande :

– Alors comment vas-tu, ça marche ?

Il me répond en Gallo. Il a du mal en Français.

Pas ben nan ni, sa hu marcheu, mè sa n’marche pu. Deum ian, l’aoute jou la, j’te a marcheu pas ben lin du teil. Dun coup jeum mi a gingeoleu et j’cheui sul dos. J’aveu les patt qui feseu come des fouès. J’teu pri pa les patt arrieures come les cheuves, mèzeu jeum meufi. 1

– Et la terre, comment ça va la terre, ça pousse de ce temps là ? Les récoltes sont bonnes ? Lui demandai-je

Lâ tèrre, lâ tèrre, tchi q’tudi cré vingt dieu, les reucoltes, les reucoltes, mè n’ya pu d’reucoltes, depé lontant. Na rain içi, rain, rain, n’ya q’du bougat, du gean nain ou d’la beurrieure, tu peu ben creuseu a cent pieu d’merde, tu n’trouvra jamaï eune pieuce d’or sou l’sabiau d’ton ch’val. 2

Elections

Je demande à « Patte de velours » ce qu’il en pense.

– Alors tu as vu les listes électorales ?
– Ouais, j’ai vu ça...
– Que penses-tu de la liste du « mari d’madame » ?
– Bof, pas grand chose., mais bon…
– Mais bon quoi ?
– Ben t’as vu la tête de liste ?
– Oui j’ai vu.
– Quand même, ils en ont d’autres, des beaucoup plus forts, des calés, des qui sont doués.
Y a un commis d’épicier, un clerc de notaire et même un qui travaille dans les bureaux.
– Tu crois, toi ?
– Ben ouais, tu te rends compte un peu, une eucologisse.
– Elle est peut-être capable.
– Bon une eucologisse à la limite, mais une femme...

Le champ du brouillard

Aucune discussion n’étant cohérente, je quitte discrètement le comptoir et me dirige vers une autre table un peu plus loin dans un recoin de la salle.
Deux personnages, l’un bien enveloppé et l’autre plutôt rabougri sont attablés. Ils discutent.

Je leur demande si je peux m’installer avec eux.

– Bonsoir, si ça ne vous dérange pas je peux vous accompagner ?
– Avec plaisir, assoyez vous, vous prenez quelque chose ?
– Une pinte de cidre, merci.
– Alors il y a de l’ambiance ce soir.
– Oui, ce doit être à cause du S.P.A.S.S.E. à Rennes.
– Vous discutiez du salon ?
– Non pas du tout, nous, nous allons plutôt à un autre salon, celui des nouvelles technologies à Singapour ; non point que l’agriculture ne nous intéresse pas, mais nous sommes plutôt des inventeurs.
– Vous parliez donc technique ?
– Absolument, nous étions en train d’essayer de développer et améliorer un prototype mis au point par nos soins, en utilisant un champ magnétique, des racines carrées et un cheval vapeur.
– Effectivement, ça à l’air assez compliqué.
– Pour le cheval pas de problème, vous mettez de la vapeur autour, ne lésinez pas sur la dose. Il faut quand même bien l’enfumer.
Pour les racines, rondes ou longues pas de problèmes non plus, il suffit tout simplement de les couper en carré.
Par contre la grosse difficulté c’est le champ magnétique.

En effet, malgré la pose de clôtures éclectiques à différents niveaux, le courant ne passe pas forcément très bien.
Si vous secouez un peu trop fort vous provoquez une accélération des particules à l’intérieur du champ. Il se forme une espèce de brouillard dense et le phénomène produit un genre d’électricité hors statistique, un peu bizarre.
Mais le gros, gros problème que nous n’arrivons pas à résoudre, c’est la provocation d’un stress important sur le cheval.
Il fait un genre de blocage psychologique et il n’arrive plus à brouter correctement les racines carrées.
C’est quand même embêtant.

Drôle de loup

Deux types viennent s’attabler avec nous.
Je demande aux inventeurs s’ils les connaissent.
– Oui, oui pas de problème, ils ne sont pas d’ici mais ils viennent de temps en temps boire une ou deux pintes à la Taverne de l’Aff, quand ils sont en déplacement en Bretagne.
Lorsqu’ils sont dans le coin, certains les invitent à faire une randonnée sur les hauteurs de la vallée de l’Aff.

Je leur demande.

– Alors, vous n’êtes pas trop perdus dans la forêt de Brocéliande ?
– Non pas du tout, au contraire, on adore.
– Vous aussi vous venez pour affaires ?
– Non, nous sommes des scientifiques et nous sommes là pour le travail.
– Je peux vous demander ce que vous faites ?
– Nous faisons partie d’une équipe de chercheurs généticiens.
Nous appartenons à un laboratoire de recherches basé dans l’arrière pays niçois appelé Mercantour, avec une unité de recherche spécialisée dans l’étude du comportement du loup et nous travaillons en collaboration avec un laboratoire de recherche marine basé à Brest, avec une unité spécialisée sur le comportement du phoque, plus précisément sur le phoque-moine ou veau-marin si vous préférez.
Entre les laboratoires de Brest et de Mercantour, nous faisons souvent des aller/retour et parfois nous faisons une halte à la Taverne de l’Aff.
On aime bien la simplicité du lieu, la musique, la bonne cuisine, la convivialité et l’ambiance en général.

– Et vous cherchez quoi par exemple ?
– Il y a environ deux ans, en collaboration avec les deux équipes, nous avons réalisé une première mondiale.
– Ah !
– À partir de cellules souches d’un phoque et d’un loup, nous avons créé ou fait naître si vous préférez, un animal hybride surnommé le phoque-loup.
Mais depuis, de temps en temps, surtout les nuits de pleine lune, il apparaît un phénomène inexpliqué.
Certaines personnes développent des troubles du comportement et deviennent complètement loufoques.

Un loup-phoque

La tendresse

Un peu en retrait au fond de la salle à une table éclairée par une lumière plus tamisée, un couple d’octogénaires est assis côte à côte, sur un banc adossé au mur de pierre.

Ils se remémorent leur jeunesse et leur histoire d’amour.
Les regards pétillent toujours. Les doigts s’entrelacent. Les mains se frôlent avec délicatesse et les sourires s’illuminent pleins de tendresse.

– Notre amour est différent de celui de nos vingt ans bien entendu. Mais les sentiments, la passion, la tendresse sont toujours là, bercés tout doucement au gré du temps.
Le ruissellement de la vie sur nos visages, marque un peu plus chaque jour nos fronts, de ses sillons.

Mais dans notre ballade des méandres de la vie, nous avons essayé d’extraire le plus subtil des parfums, plus de roses que d’épines, plus de douceur que de rugosité, plus de sourires que de larmes.

Nous avons été l’un pour l’autre le vent rafraîchissant des jours chauds de l’été, le papillon nous emmenant de fleurs en fleurs admirer les couleurs.

Notre complicité nous fait parfois avoir la même pensée au même moment, un regard, un geste, une attitude, une simple expression, nous font comprendre le désir de l’autre.

Nous partageons tant de choses, les sourires, les rires et les fous rires. Nous regardons souvent dans la même direction, d’un même regard.

Dans nos rêves, nous aurions voulu voler vers le sud, vers l’Afrique, aux côtés de Saint-Exupéry, Mermoz ou Guillaumet, survoler Alicante, Casablanca, survoler au bord de l’océan, l’immense ruban de sable d’or de Sidi Ifni à El-Ayoun, piquer vers Tarfaya puis Nouâdhibou, jusqu’à Saint-Louis du Sénégal.

Nous aurions pu aussi, naviguer à dos de chameaux sur un océan de sable, aux côtés de René Caillé ou d’Henri Duveyrier à la recherche de la piste perdue des Gamarantes.
Cette piste oubliée traversant le Sahara infini, empruntée il y a trois mille ans par les caravanes des Phéniciens, pour aller chercher les pierres précieuses, l’or et le « bois d’ébène », jusqu’au Soudan.

Heureusement, un de nos rêves ne s’est pas réalisé avec l’explorateur James Cook. En effet, il a servi de déjeuner et a été dégusté par les cannibales dans les îles Sandwich.

Tu te souviens, lorsque tu me fais danser je traîne un peu les pieds comme un enfant qui rechigne.
Ces langoureux déhanchements se savourent tendrement (comme la langouste de Cuba) et l’on souhaite que ces délicieux moments s’étirent toujours un peu plus longtemps.

Te souviens-tu de nos vingt ans, on était jeunes, on était fous, on découvrait la vie, l’amour.
Nous étions libres, pas d’obligations ni d’interdictions, seulement le respect de l’autre et de soi.
Nous aurions déplacé les montagnes, détourné les fleuves ou traversé les océans pour préserver notre amour.

Face à la mer, les cheveux au vent, main dans la main, on regardait au loin où se levait sur l’horizon, l’aube de notre vie comme au premier matin du monde.

Nous n’avions peur de rien parce que nous n’avions rien, à vingt ans on n’a pas peur de la mort, alors qu’à soixante on y pense.
Nous avons fait des rêves, toujours à l’état de rêve pour certains. Mais nous sommes tellement heureux de les avoir pensés.

Dans l’immensité de l’univers de la vie, nous avons eu la chance et peut-être le vouloir, de pouvoir nous rencontrer, alors que nous aurions pu tout simplement nous croiser.

Et puis un jour, au moment du grand voyage, au crépuscule de notre vie, nous partirons, sans amertume, sans regrets et nous crierons au monde en pensant à vous : Nous n’avons pas fait un rêve, nous l’avons vécu.

Brindezingue

Je rencontre au comptoir deux compagnons en grande discussion, « Une petite cibiche », toujours à chiner une cigarette et « L’intouchable », presque parfait.
L’air jouasse, ils essayent de causer à peu près « correc ». Le verbe haut, la goule en pente, ils refont le monde et discourent avec emphase en faisant de la philosophie de comptoir.

– Tiens maintenant que j’y pense, l’autre jour je suis allé du côté de la « Touche Guérin », chez mon oncle Mathurin, garder les vaches dans un champ appelé le siau du puît, en Gallo, dit « L’intouchable ».
– Et alors ? Répond « Une petite cibiche ».
– Et bien depuis, je me demande si le siau est un seau ou si le siau est un saut, continue L’intouchable.
– Quelle importance ? Dit « Une petite cibiche ».
– L’importance, mais mon pauvre ami, elle est fondamentale. Si le siau est un seau, il sert à prendre de l’eau dans le puits.
Mais si le siau est un saut, comme je le pense fortement, c’est pour sauter et pour cela il est primordial de surveiller les vaches.
– Ah ! Bon ?
– En effet, je me suis aperçu que de temps en temps elles se mettent à frétiller de la queue, d’ailleurs soit dit en passant d’une grande flexibilité et là, il faut être vigilant, poursuit « L’intouchable ».
– Moi, tu vois ce qui m’inquiète, continue « Une petite cibiche », c’est la flexibilité.
Si la queue tourne dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans l’autre sens, le sens a-t-il une signification bien spécifique ? Si oui, se pose une vraie question pour la vache : sauter ou ne pas sauter ?
– Effectivement, d’ailleurs un grand poète dramatique anglais s’est posé à peu près la même question, dit « L’intouchable ».
– Tiens au fait, toi qu’es le plus fort, on parlait du sens des aiguilles d’une montre tout à l’heure, tes vaches ne donnent pas l’heure par hasard ? Dit avec ironie « Une petite cibiche ».
– Eh bien justement, si, enfin pas tout à fait mais elles peuvent donner par un ciel couvert, la direction du soleil, répond « L’intouchable ».
– Mais qu’est ce que tu racontes, t’es complètement zinzin mon pauvre vieux ?
– Elles font un peu comme les abeilles.
– Alors là, excuse-moi de te dire ça, mais t’es carrément barré. Je pense qu’il est grand temps d’arrêter de fumer la moquette.
– Lorsqu’une abeille exploratrice rentre à la ruche, elle se pose sur un rayon de cire puis commence à « danser » en frétillant de l’abdomen et en bruissant des ailes, on appelle cela la danse frétillante.
Si le lieu de récolte se trouve dans la direction du soleil, elle monte le long du rayon.
A l’inverse, si le lieu de récolte se trouve à l’opposé de la direction du soleil, elle descend le long du rayon.
– Et alors, jusqu’à preuve du contraire, je n’ai jamais vu une vache monter dans une ruche pour savoir l’heure.
– C’est vrai, mais les vaches de mon oncle lorsqu’elles montent le long du champ en battant de la queue de gauche à droite, je sais qu’il est huit heures du matin.
Si elles descendent le long du champ en battant de la queue de droite à gauche je sais qu’il est six heures du soir.

L’horloge, l’abeille et la vache

– Mouuais, au fait toi le p’tit malin, est-ce que tu es capable de te marier avec la sœur de ta veuve ?
– Ben... pourquoi pas ? Rien ne m’en empêche !
– Rien ne t’en empêche, rien ne t’en empêche, justement si.
– Explique moi ce qui m’en empêche !
– Eh bien tout simplement, pauvre bobia (bêta), parce que si ta femme est veuve, c’est que tu es mort, donc tu ne peux pas épouser sa sœur.
Bon, on reprend une pinte ?
– Ouais.
– Une pinte de Blanc bonnet et une pinte de Bonnet blanc, s’il te plaît barman.
– Au fait ton voyage en Suisse, ça c’est bien passé ?
– Mouais...
– Ah, j’ai ouï dire que t’as pas vu grand chose.
– Bon ben ça va, hein.
– Raconte, quoi.
– Raconte, raconte, y a rien à raconter.
– Si je comprends bien, t’es jamais allé en Suisse.
– Si j’y suis allé, mais j’ai dormi un peu, à cause du cubi à l’arrière du car.
– Alors c’est comment ?
– C’est comment, c’est comment... j’ai vu des vaches avec des couleurs bizarres.
– Des couleurs bizarres, c’est-à-dire ?
– Oh ! tu me gonfles. Les couleurs j’en sais rien, mais autrement, c’est plat, tout est plat. Y en a même d’autres qui l’on dit avant moi, voilà t’es content ?
– C’est plat, c’est plat, mais tu dis n’importe quoi !
– Si, c’est plat... ... tiens... comme ta femme.
– Cococoment ! ma femme, mais qu’est ce qu’elle a à voir là-dedans ?
– Ta femme y en a qu’en disent que...
– Mais tu vas la fermer ta grande gueule ?
– Quoi qu’est-ce qu’elle a ma gueule ?
– Je vais te mettre deux grosses baffes sur ton nez, moi !
– Sur mon nez, sur mon nez, viens z’y tiens, espèce de fumier, sac à vin, nez d’chien, cul d’poule, bas d’buffet, loin du ciel, claque des dents, dort en chiant, chapon.

Le p’tit bal du samedi soir

Et voilà, c’est parti, comme souvent le samedi soir à la taverne, tout le monde est complètement brindezingue et bien entendu ça dégénère.

Les deux sacs à vin s’empoignent par le colback. Une bousculade s’ensuit. Les tabourets de bar tombent par terre et les tables se déplacent.
Un de la bande des « CUSEC » se sent attaqué, il hurle : À moi les CU ssoufff... Il s’est ramassé un coup de poing dans l’estomac à lui couper le souffle.
Aussitôt le reste de la bande se jette dans la mêlée.

« Tête d’horloge » atterrit sur la scène au milieu de l’orchestre.
Il se retrouve avec les deux oreilles prises dans une paire de cymbales, bien sonné comme il faut.
Ses yeux clignotent comme les phares d’une voiture la nuit, pleins phares/veilleuse ou veilleuse/pleins phares.
Depuis, tous les jours, il sonne l’angélus en faisant : coucou, coucou, coucou.

À l’autre bout du comptoir, pendant que « Barbe à poux » se ramasse une grosse caisse avec le batteur, « La croque » le cuistot, se prend le chou avec « L’oncle Ouaim » en train d’essayer d’attraper « La bouillote » par les cheveux et lui envoie deux grosses tartes dans la figure.

Tout d’un coup, comme expulsé du fût du canon, « La crosse est chaude » glisse à plat ventre sur le dessus du comptoir, d’un bout à l’autre entraînant avec lui les verres, les pintes, les bouteilles et les pichets, donnant au passage avec ses bras écartés deux ou trois baffes à droite à gauche.
Alors forcément ça énerve tout le monde.

Il s’affale la tête la première sur le plancher, un peu groggy tout de même. Il se relève et essaye de sortir un 357 magnum de sa ceinture, (j’ai oublié de vous dire, « La crosse est chaude » est un cousin à « Patte de pie », vous savez l’autre avec une balle dans le pied), donc bien énervé il se met debout. Il dégaine. Un coup de feu part et la balle vient se ficher dans la botte du type à côté de lui.
Heureusement il venait de se déchausser quelques instants auparavant.

Le type se détourne et envoie une grosse taloche à « Double scalp » se trouvant là par hasard. La perruque s’envole à l’autre bout du comptoir et atterrit sur la tête à « Casque à pointe » (un Alsacien) en train de soliloquer avec les verres.

Un des musiciens pensant que c’était sa casquette le prend au collet et le soufflette à grand coup d’accordéon, alors que derrière eux, deux autres gars essaient d’accorder leurs violons.

Dans la mêlée, « Louis XVI » fait tournoyer au-dessus des têtes sa masse/merlin et de temps en temps l’abat sur une table, la fendant en deux comme une simple coquille de noix.

« Cul de canne », sa démarche ressemble un peu à celle d’un grèbe castagneux, se prend un bon coup de flûte de paon sur le bec.
Il s’affale sur l’estrade et la tête la première, traverse une caisse pas très claire, alors que son arrière-train fait rendre l’âme à une cornemuse, dans un soupir de faux-bourdon.

Un des sonneurs bombarde l’assemblée à grands coups de patates chaudes. « Le comte d’Artois » (il a toujours pensé être de la noblesse et avoir participé au combat des Trente du côté de Josselin en 1351) se prend une belle Ker pondi 3 dans l’oreille gauche.

Il sort de la mêlée en hurlant et saute comme une puce en poussant des cris rauques, ressemblant à un ours brun éventrant un nid d’abeilles sauvages dans le Wyoming ou le Montana.

Pour le calmer un peu, les deux Mèdes discutent entre eux (on appelle cela un inter-mède) et l’interpellent :

– Où q’c’est q’tas mis ton ch’val ?
– Quoi, qu’est ce qu’il a mon ch’val ?
– Je ne sais pas, mais tu ressembles à John Wayne.
– Ah bon ! Pourquoi tu dis ça ?
– Ben t’as les jambes arquées, les pieds légèrement écartés, les pouces accrochés au ceinturon de ton Jean, chez nous on dit djinn. On dirait un cow-boy.
– T’as raison... ça me va bien !

Ouf, en voilà un de calmé.

Le ciel est bleu

Soudain, un coup de sifflet strident résonne dans la taverne. Tout le monde se fige et se tourne vers le comptoir.
Pour calmer l’assemblée, le patron de la Taverne debout sur le bar hurle :

– Stop, stop, on arrête tout, finish, finito, terminé, kapout... OK ? Maintenant, on remet tout en place, on se serre la main et si vous voulez bien, on fait un jeu, je vous pose deux questions.

– Ouais, ouais, vas y, raconte, scande la salle.

– La première question est : pourquoi dit-on, la mer est bleue ?
– La seconde question : pourquoi dit-on, le ciel est bleu ?

Je vous donne quelques pistes de réflexion :

Lorsque l’on nage dans la mer, elle n’est pas bleue, elle est transparente.
Lorsque l’on vole dans le ciel, on voit bien qu’il n’est pas bleu non plus, il est transparent aussi.
Tous les deux sont donc transparents.
Alors, pourquoi dit-on que l’un est bleu à cause de l’autre, alors qu’ils ne le sont ni l’un, ni l’autre ?

Si vous avez quelques difficultés, vous connaissez l’adage :
Il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions. S’il n’y a pas de solutions, c’est qu’il n’y a pas de problèmes.

Vous êtes d’accord ?

Tout le monde se met à scander en frappant dans ses mains :

– D’accord... ouais, ouais, ouais, d’accord... ouais, ouais, ouais, d’accord...
– Bon, vous avez deux heures, il est 23h00, après on ferme.

Voilà comment ils sont les gens de la vallée de l’Aff, pas si méchants, un peu bourrus, renfrognés, braillards, bagarreurs, frondeurs, rigolards, poètes, artistes, clowns, acrobates, insoumis, j’en conviens.

Mais, comme la plupart d’entre eux, nous sommes également des funambules sur le fil de la vie. Malgré tout, je les considère comme de vrais gens bons.

Voilà, mon voyage s’achève ici, au « Pont de la Lande ».

Epilogue

Avec un peu de vague à l’âme, je regarde la belle rivière de l’Aff poursuivre son chemin dans ses méandres et ses circonvolutions. Elle se glisse au pied des « Affolettes » dans un chuintement à peine audible, à l’ombre des grands arbres centenaires.

Tout là-haut, dans les cimes altières, les feuilles revêtues de leurs plus beaux atours frémissent à peine sous le souffle d’une brise légère.
Elles semblent s’incliner dans une révérence tout juste appuyée, afin de remercier cette eau de vie de les avoir désaltérées tout l’été.

Elle s’en va la belle. Elle emporte avec elle, les histoires et les secrets légendaires du pays des korrigans.
Elle part rejoindre la mer, sa mère.
Elle s’en va mourir dans l’immensité de l’océan. Elle s’évanouit dans les nuages, encore et toujours, depuis la nuit des temps pour revenir un jour peut-être, chez nous, arroser à nouveau de ses larmes nourricières notre grande et magnifique forêt de Brocéliande.

La rivière de l’Aff

↑ 1 • Pas bien non, ça a marché, mais ça ne marche plus. Dam oui, l’autre jour j’étais en train de marcher pas bien loin de l’écurie. D’un coup je me suis mis à marcher de travers et je suis tombé sur le dos. J’avais les jambes qui faisaient comme des fouets. J’étais pris par les pattes arrières comme les chèvres, maintenant je fais attention.

↑ 2 • La terre, la terre, qu’est ce que tu dis nom de dieu, les récoltes, les récoltes, mais il n’y a plus de récoltes, depuis longtemps. Il n’y a rien ici, rien, rien, il n’y a que des ajoncs, des genêts ou de la bruyère, tu peux bien creuser à cent pieds de merde, tu ne trouveras jamais une pièce d’or sous le sabot de ton cheval.

↑ 3 • Variété de pomme de terre de Pontivy