1653-1791
1 - Charbonniers en Forêt de Paimpont - Le temps des compagnons
Histoire du compagnonnage des charbonniers de la forêt de Paimpont associés dans le devoir de Brécilien pendant un siècle et demi.
Généralités sur le compagnonnage
Si le terme de compagnonnage n’apparait qu’au début du 18e siècle 1, dans les faits les associations de compagnons existent probablement depuis l’antiquité autour de la construction des temples et d’une manière évidente depuis la construction des cathédrales, époque où sont organisées les corporations des métiers du bâtiment.
Le compagnonnage désigne fondamentalement un système de transmission de connaissances et de formation relatives à un métier. Cette transmission s’appuie sur une communauté de compagnons formant des apprentis sous la dépendance de maîtres. Avant que ceux-ci ne reçoivent une formation poussée, les compagnons s’assurent de leur moralité et de leur sérieux professionnel.
En réalité la notion de compagnonnage est complexe et recouvre deux entités qui se distinguent par leurs finalités : les corporations et les devoirs, organisations à la fois complémentaires et en opposition.
— Les corporations sont des sociétés initiées par les employeurs regroupés par métiers. Elles ont pour but de former des ouvriers compétents selon une graduation : apprentis, compagnons, maîtres. En contrepartie de cet effort de formation, elles obtiennent des pouvoirs publics un cloisonnement des métiers et en conséquence des monopoles.
— Les devoirs sont des associations de salariés. Si les devoirs ont également le souci d’obtenir une bonne formation professionnelle graduée, ils sont surtout des ligues ouvrières ayant pour but de défendre les intérêts des salariés. En conséquence, le compagnonnage a été longtemps un lieu de revendication sociale que les pouvoirs politiques et économiques ont cherché à contenir pendant des siècles à défaut de le faire disparaître.
Au fil des siècles, le système corporatiste s’étend à un grand nombre de métiers et est placé sous le contrôle du pouvoir royal. Ce système paternaliste garantit, certes, une stabilité d’emploi pour les ouvriers et un accès à la formation pour les apprentis mais il devient de plus en plus contraignant pour les employés : contrat de longue durée entravant la mobilité des salariés, quasi impossibilité d’accéder à la maîtrise que les maîtres réservent à leurs fils ou à leur gendre, etc.
C’est en réaction à ces blocages que se constituent des « sociétés de compagnons » indépendantes des corporations. Elles prennent le nom de « devoirs » . Le pouvoir royal, notamment François Ier, dans une ordonnance de 1539, prend parti pour les corporations et multiplie les condamnations à l’encontre des devoirs. Ceux-ci continuent d’exister secrètement. Ils acquièrent une puissance considérable : ils organisent des grèves, contrôlent les embauches, établissent des « interdictions de boutiques » pouvant conduire à des faillites. Sous ces pressions les maîtres entrepreneurs apprennent à négocier avec leurs employés et un modus vivendi s’installe.
En 1685, la Révocation de l’Édit de Nantes entraîne une fracture du compagnonnage et l’apparition de rixes violentes entre catholiques et réformés.
D’une autre nature, les rivalités régionales et celles liées à la pratique de métiers voisins alimentent durablement les conflits entre devoirs.
Pendant la Révolution, l’Assemblée Constituante affirme clairement une volonté de mettre fin aux monopoles et met en place une politique économique libérale ayant pour but de permettre à chacun d’accéder au métier de son choix, sans condition de formation. Suivant la constante revendication des devoirs, en mars-avril 1791, la « loi d’Allarde » met fin aux corporations, Mais, en juin 1791, la « loi Le Chapelier » vient aussi interdire les devoirs, les associations ouvrières et les attroupements ouvriers. Les associations ouvrières sont contraintes de continuer une vie souterraine jusqu’en 1804 où elles trouvent officiellement droit de cité. De nouveaux devoirs se constituent et s’expriment en tant qu’organes de revendications. Cependant l’organisation de grèves reste interdite et est punie de deux à cinq ans de prison. Ces organisations ouvrent des questionnements sociétaux et obtiennent difficilement quelques réformes des conditions de travail.
Au cours du 19e siècle, des luttes fratricides, parfois sanglantes, cette fois entre tendances catholique et laïque, causent des troubles et nuisent à la réputation des compagnons et à leur influence. De plus des rivalités internes fracturent l’unité d’action des devoirs. Si la mise en place des grands chantiers de restauration ouverts par Viollet-Le-Duc est profitable aux compagnons du bâtiment, ceci ne contrebalance pas les effets de la révolution industrielle. Elle conduit à l’utilisation de procédés qui se passent de savoir-faire manuel antérieur et des vieux secrets de métier. La formation en alternance court-circuite la longue formation des compagnons. La « loi Waldeck-Rousseau » , du 21 mars 1884, abroge la « loi Le Chapelier » et autorise la constitution de syndicats. Ceux-ci montent rapidement en puissance et n’hésitent pas à médire des pratiques du compagnonnage. Celui-ci s’effondre pour ne plus compter à la fin du 19e siècle que 3600 compagnons à l’Union des Travailleurs du Tour de France qui, de plus, s’affrontent aux 2000 membres du Compagnonnage de l’Union. L’apparition du chemin de fer contribue aussi à la diminution du nombre des compagnons. Le train fait disparaître un charme du compagnonnage ; en ne faisant plus de longs cheminements à pied, ils ne vivent plus de ces profondes amitiés et solidarités que le temps passé ensemble et l’aventure partagée faisaient naître
Au 20e siècle, les associations compagnonniques se réforment et se pacifient. Depuis 1941, trois associations principales se sont constituées : L’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France (AOCDTF), La Fédération Compagnonnique du Bâtiment des Compagnons des Devoirs du Tour de France (FCMB) et l’Union Compagnonnique des Devoirs Unis (UCDDU) reconnues d’utilité publique et subventionnées par l’état. Elles se sont données comme référence ’’la Grande Règle commune’’ pour l’organisation de leurs rituels tout en conservant chacune quelques singularités. Elles sont sorties d’un ghetto professionnel conservateur figé pour s’ouvrir à des apprentissages contemporains de qualité en lien avec l’Éducation nationale et les centres de formation professionnelle. Elles attirent de nouveau des jeunes gens, garçons et filles, renouant avec le succès et la considération.
Naissance du Devoir de Brécilien et singularité du compagnonnage des charbonniers de Paimpont
En 1653, les frères Jacques, Charles, René et François de Farcy, s’associent aux frères, Jean-Baptiste et François d’Andigné pour acheter la quasi-totalité de la forêt de Brécilien en vue d’y créer « une usine à fer ». Avant cette date, nous ne disposons pas de renseignements sur le charbonnage en Brécilien. Il est raisonnable de penser que quelques charbonniers et des forgerons se faisant charbonniers couvraient les besoins des « forges grossières » 2 dont des vestiges ont été découverts à Telhouët, au Vert-Pignon, à Coganne, Trudeau et Trédéal. Ces forges primitives semblent avoir connu des volumes de production modestes et variables du 13e siècle jusqu’à la première moitié du 17e siècle. Pour subvenir aux besoins des « forges grossières » et à ceux des forgerons de village et surtout des nombreux cloutiers installés à la périphérie de la forêt, une poignée de charbonniers devaient y suffire. Comme c’était le cas ailleurs, il devait s’agir de marchands-artisans indépendants majoritairement saisonniers.
L’entrée en fonction de hauts-fourneaux nécessite une quantité considérable de charbon de bois. Michel Robert, maître de forges à Verrières (Verrières-en-Anjou, Maine-et-Loire) de 1756 à 1790, établit une comparaison frappante :
Une forge à fer engloutit tous les ans plus de bois converti qu’il n’en faut pour chauffer deux petites villes.
Les charbonniers locaux ne peuvent y suffire. Les frères Farcy, dont le père est procureur général pour les forêts du comte de Laval, connaissent ce monde des charbonniers et les réputations professionnelles de certains. Ils font venir en Brécilien un grand nombre de charbonniers originaires des forêts proches de la Loire et de ses affluents (actuels départements de la Mayenne, de la Sarthe et de l’Orne).
L’organisation des charbonniers par les propriétaires des forges
Pour assurer l’approvisionnement des hauts-fourneaux, les propriétaires des forges ou leur directeur confient l’organisation des chantiers de charbonnage à des maîtres-charbonniers. Ces rôles sont tenus habituellement par des membres des familles dominantes de charbonniers 3, les Berson, Chouin, Collet, Moitel et Turpin, toutes apparentées. Comme les autres charbonniers nouveaux-venus, ces familles sont originaires de la Mayenne, de la Sarthe et de l’Orne, sauf les Collet qui ont probablement une origine bretonne.
Le premier maître-charbonnier connu est Guillaume Berson (1624-1654), né à Saint-Pierre-la-Cour en Mayenne. Mort prématurément, son père Marin Berson (vers 1589-1669), venu de la forêt de Merdrignac, lui succède dans cette responsabilité. Lui fait suite son cousin Jean Baratte (vers 1625-1662). Chacun d’entre eux a exercé seul la fonction globale de maître des charbonniers, dresseurs et bûcheurs de Brécilien.
À partir du décès de Jean Baratte en 1662, l’encadrement de charbonniers est assuré simultanément par plusieurs maîtres, ce qui laisse supposer que l’activité des forges a atteint une ampleur certaine. Exercent simultanément deux puis trois maîtres.
Nous retrouvons parmi ceux-ci des membres de la famille Berson et leurs cousins Moitel tel que René Moitel (1635-1707), deuxième époux de la veuve de Jean Baratte et ses frères Pierre Moitel (1634-1714), Sébastien Moitel, sieur de La Rallays (1643-1703), gendre de Guillaume Berson, Michel Berson (1626-1692), frère de Guillaume Berson, né à Saint-James-sur-Sarthe et son beau-père, François Le Mareschal, dit La Violette, né à Vautorte, dans la Mayenne, (vers 1608-1670) et plus tard les fils de Michel Berson, Pierre (1674-1739) et François Berson (1677-1720), etc…
Nous n’avons pu établir clairement les responsabilités spécifiques de chacun d’entre eux. Cependant elles nous sont partiellement connues grâce aux documents conservés par la famille Berson et partiellement explorés entre 1964 et 1970. Eugène Berson 4 (1885-1970), industriel du bois et négociant en charbon de bois, demeurant à Concoret, a apporté son éclairage sur leur contenu à son petit-fils, Joseph Boulé. Une tradition orale a conservé l’histoire de la charbonnerie locale dans la famille Berson. Elle est à prendre avec les réserves qu’implique la fragilité des transmissions orales parfois entachées d’erreurs et d’inexactitudes.
Ces documents ont été malencontreusement détruits vers 1971. Ils couvraient une période allant d’environ 1660 à 1820. Il n’a pas été possible d’en faire une analyse complète ni d’en tirer toutes les déductions possibles. Les éléments les plus commentés ont été ceux où le nom Berson figurait, ce qui sous-pondère ce qui relève d’autres noms.
À la lecture de ces documents, nous croyons comprendre que la simultanéité des nominations est liée à un partage des tâches : l’un est responsable de l’organisation des charbonniers-voituriers, un autre est chargé de l’approvisionnement des forges à partir des cantons de Haute-forêt, un troisième l’est à partir des cantons de Basse-Forêt. À une date voisine de 1700, un quatrième poste apparait pour être confié à François Berson chargé de l’approvisionnement particulier des Basses-Forges.
Ce monde de la maîtrise charbonnière est donc limité à quelques familles apparentées. Les maîtres-charbonniers disposent de contremaîtres encadrant les « employés extérieurs » des forges que sont les charbonniers proprement dits et les charbonniers-voituriers. La plupart des contremaîtres portent aussi les noms des familles précitées et ceux de Chouin, de Collet et de Turpin, autres cousins par le sang.
Toutes ces familles sont de plus apparentées et alliées à de nombreux « employés intérieurs » des forges, maîtres affineurs, maîtres marteleurs, maîtres mouleurs. On peut supposer que cette présence clanique, en réseau, à l’intérieur et à l’extérieur des forges nécessite pour les propriétaires de celles-ci un « management » prudent voire précautionneux… Cela vaut pour les autres forges de la région où l’on retrouve une mainmise des mêmes familles sur les maîtrises.
Au cours du 18e siècle, on peut estimer qu’environ 60 à 80 charbonniers travaillent en Forêt de Brécilien. Comme ils sont accompagnés de leur famille, environ 350 à 400 personnes vivent dans la forêt (en tenant compte des célibataires, des veufs et des enfants). Lors de guerres, la production des forges, répondant aux attentes des arsenaux militaires nécessite peut-être plus de 100 charbonniers.
De leur côté par le fait des partages entre héritiers, le nombre des propriétaires des forges a beaucoup augmenté. Fin 18e siècle, on compte treize « seigneurs copropriétaires ». Ils sont, certes, restés des investisseurs dans des proportions inégales mais la plupart ont des activités personnelles ne concernant pas les forges. Au fil des successions leur nombre ne fait qu’augmenter. Cette situation fait que son directeur dispose de beaucoup de pouvoirs. Il est le véritable organisateur de l’entreprise.
L’organisation des charbonniers dans le Devoir de Brécilien
Les dispositions prises par les propriétaires interfèrent avec celles internes au Devoir. Elles nous sont, là aussi, partiellement connues grâce aux documents de la famille Berson.
En Mayenne, la création (vers 1600) des « usines à fer » est antérieure d’une cinquantaine d’années à celle de Paimpont. Selon la tradition orale à laquelle se réfère Eugène Berson, les charbonniers créent précocement des devoirs dans les forêts ligériennes. Les nouveaux-venus à Paimpont conservent ce type d’organisation en Brécilien et y intègrent les charbonniers locaux et d’autres charbonniers ligériens passés par les Forges des Salles en Sainte-Brigitte (56) et Le Vaublanc en La Prénessaye (22) avant de venir à Paimpont. De fait, les registres paroissiaux montrent un mouvement de travailleurs quittant ces sites pour s’établir à Paimpont.
D’après nos sources incomplètes, une singularité du Devoir de Brécilien est d’exister avec le consentement des propriétaires des forges bien qu’il ne puisse avoir d’existence légale. On peut en déduire que les propriétaires admettent avec pragmatisme qu’il est nécessaire d’organiser, selon les critères du devoir, la profession, la formation, la solidarité, l’entraide d’une population étrangère au terroir et au droit coutumier et vivant dans un espace resté « sauvage ».
Les propriétaires et leur directeur sont conciliants car ils savent que les charbonniers, liés aux propriétaires par des contrats temporaires de courte durée, sont relativement rares et peuvent s’envoler facilement ailleurs. Le Devoir de Brécilien, comme dans d’autres forêts, est une société discrète plutôt que secrète.
Un climat de confiance réciproque semble avoir été habituel. Les propriétaires et leur directeur paraissent avoir délégué l’essentiel de l’organisation du travail à leurs maîtres-charbonniers qu’ils savent aussi pères-maîtres du devoir. Il semble que les divergences d’intérêt sous-jacentes entre les propriétaires de la forêt et leurs « employés extérieurs » sont dépassées grâce à de sages compromis. Pendant 150 ans, les propriétaires et leurs « employés extérieurs » savent désamorcer les risques de conflits, du moins n’en avons nous pas trace. Si tel est bien le cas, il a fallu beaucoup de ces vertus revendiquées par les charbonniers : honneur et probité réciproques.
L’organisation propre au Devoir de Brécilien complète donc en profondeur et dans le détail l’organisation mise en place par MM. de Farcy et d’Andigné et joue un rôle important dans la marche de l’ensemble. Les documents d’Eugène Berson montrent que les maîtres-charbonniers de Brécilien sont conjointement choisis par les propriétaires et par le devoir au sein de candidats présentés par celui-ci.
Les maîtres-charbonniers agréés par les propriétaires des forges sont habituellement le père-maître du devoir, le « cousin Dufrêne », détenteur d’une sorte d’autorité policière et le « cousin Delérable », trésorier ayant la confiance des compagnons.
Les maitres-charbonniers, à leur tour, proposent à l’agrément des propriétaires les contremaîtres choisis conjointement par le père-maître et les compagnons du Devoir parmi les « officiers-forgerons ».
Les intérêts bien compris des uns et des autres font que le système marche à la manière d’un armement maritime déléguant un rôle important à un capitaine de navire recrutant l’équipage et traçant la route. Le partage des rétributions est aussi comparable aux « parts » revenant aux marins-pêcheurs. La propriété personnelle des outils et la relative autonomie du devoir de Brécilien le rapproche, somme toute, du fonctionnement d’une coopérative ouvrière.
Ce sage équilibre entre propriétaires et charbonniers a été cependant menacé à la suite de l’assassinat 5 de Marie Collet (vers 1683-1698), petite-fille de Michel Berson, tuée d’un coup de sabre par Annibal de Farcy, copropriétaire de la forêt, à la suite d’un prétendu vol de charbon.
La force du devoir « » est due à sa cohésion mais aussi à la circulation de l’information d’un site métallurgique à un autre grâce au nomadisme des charbonniers. Les registres paroissiaux montrent un nomadisme très important des charbonniers passant facilement d’un site à l’autre à l’intérieur de la Bretagne centrale et orientale :
Sur les confins des Côtes d’Armor et du Morbihan :
- Les Salles en Sainte-Brigitte – fondé en 1623 par Geoffroy Finement d’Angicourt à l’incitation du duc de Rohan.
- La Hardouinais en Saint-Launeuc (22) – fondé vers 1650 par Jacques Doisseau
- Poulancre en Saint-Gilles-du-Vieux-Marché (22) – fondé par Jacques Doisseau
- Le Vaublanc en La Prénessaye (22) – fondé en 1671 par François de Farcy
- Lanouée, près de Josselin (56) – fondé en 1756 par le duc de Rohan
Au centre :
- Paimpont – fondé en 1653 par Jacques de Farcy et François d’Andigné
A l’est de Châteaubriant :
- La Poitevinière et la Provostière en Riaillé (44) – fondé vers 1510 par le baron d’Ancenis
- La Hunaudière à Sion-les-Mines (44) – fondé vers 1550 par René de La Chapelle
- La Forge-neuve à Moisdon-la-Rivière (44) – fondé en 1668 par le prince Louis II de Bourbon-Condé
Si ces sites sont leurs lieux de passage privilégiés, à une fréquence moindre, ils gagnent aussi des forêts plus lointaines situées sur un territoire immense couvrant le Pays de Redon, le Pays de Saint-Malo et de Fougères, le Bas-Cotentin, la Mayenne, la Sarthe, l’Orne. Ils retrouvent ainsi les lieux proches des affluents de la Loire d’où leurs familles sont anciennement originaires. Parlant le français des bords de Loire, le passage à la langue bretonne fait obstacle à leur présence en Bretagne occidentale. Seuls quelques-uns franchissent cette barrière linguistique. Dans les autres directions, les charbonniers passent facilement d’une compagnie à une autre et d’une forêt à une autre suivant l’avantage qu’ils y trouvent.
Cependant, au cours des 18e et 19e siècles on voit, à la lecture des registres paroissiaux, qu’une tendance à la sédentarisation, minime à ses débuts, s’affirme de plus en plus dans certaines branches des familles de charbonniers.
Les finalités des devoirs de charbonniers
Elles sont communes à celles des devoirs d’autres professions :
- fonctionner dans le secret, entre initiés, pour rester à l’abri des risques de condamnations par le pouvoir public,
- garder secrète la technique de la fabrication du charbon au sein du devoir pour conserver le monopole de sa connaissance,
- sélectionner des apprentis sérieux et assumer leur formation professionnelle ; elle s’empare là d’un rôle qui relève habituellement des corporations,
- définir les modalités répartissant le travail et sa rétribution,
- établir des règles de vie et de sécurité pour une population vivant isolée en forêt, loin de toute autorité,
- organiser une aide solidaire aux blessés, aux malades, aux veuves et aux orphelins,
- sauvegarder des conditions de travail satisfaisantes en faisant face à leurs employeurs.
Les rituels, grades et hiérarchie du Devoir de Brécilien
La disparition des documents Berson est d’autant plus regrettable que ce type d’écrits historiques est maintenant quasiment introuvable. En 2020, nous n’avons retrouvé la description des rituels charbonniers que dans deux sortes de documents de seconde main :
— quelques recueils de témoignages de charbonniers relativement récents,
— les descriptions des rituels de la charbonnerie opératoire faite par des francs-maçons qui se sont inspirés de ceux-ci dans leurs associations spéculatives.
La plus ancienne mention connue est conservée aux archives départementales de l’Yonne et date du 1er mai 1673. C’est une condamnation épiscopale faite par Edouard Vallot, évêque du diocèse de Nevers ;
[...] en plusieurs paroisses de notre diocèse il y a des forgerons, charbonniers et fendeurs qui font des serments avec certaines cérémonies qui profanent ce qu’il y a de plus sacré dans nos plus saintes et augustes mystères et par lesquels ils s’obligent à mal traiter tous ceux qui n’exécuteront pas toutes les lois qu’ils s’imposent à eux même contre toutes raisons et au préjudice des personnes publiques et particulières : et de ne pas souffrir ceux de leurs métiers à travailler avec eux avant qu’il aient juré en leurs présence d’une manière si détestable.
L’année suivante, le 10 avril 1674, Nicolas Colbert, frère du ministre Jean-Baptiste Colbert et évêque d’Auxerre, prononce cette ordonnance :
[...] il y a en plusieurs paroisses de notre diocèse des charbonniers, bucherons ou fendeurs de bois et mineurs ou gens travaillant aux mines de fer, qui sous prétexte d’empêcher que leur métier ne devienne commun et que le nombre des maitres, ainsi qu’ils s’appellent n’augmente trop, font entre eux un certain serment exécrable de ne jamais révéler à qui que se soit le secret de leur métier…même à l’égard de leur confesseur…même à l’article de la mort.
L’évêque poursuit :
[...] après avoir examiné et fait examiné le dit serment que nous avons jugé être mêlé d’impiété et de la profanation des plus saints mystères de notre religion, avons défendu et défendons à tous les charbonniers, fendeurs et mineurs sous peine d’excommunication de faire désormais le dit serment ou d’exiger des autres qu’ils le fassent.
Cette condamnation et cette menace d’excommunication sont dues au fait que les devoirs échappent au contrôle de l’Eglise et que les rituels du compagnonnage des charbonniers trouvent des racines dans le monde celtique. Bien que fortement décalqués du cérémonial chrétien, leurs modalités conservent des traces d’un animisme pré-chrétien et se réfèrent aux « mystères » de la transformation des éléments à travers la mort suivant un sacrifice. Pour les charbonniers, il y a quelque chose « d’autre » derrière l’apparence première d’un élément. En cela ils « offensent » l’eucharistie réservée au Christ que l’hostie contient sous l’apparence du pain. Étendre ce principe de transsubstantiation hors de l’eucharistie est une hérésie aux yeux de l’église.
La conception des mutations et métamorphoses des éléments par les devoirs a des parentés avec l’alchimie. Ces mutations bien conduites sont considérés comme des enrichissements voire la résurrection d’un état antérieur dans un aller-retour.
L’arbre vivant est producteur de bienfaits ; mort et visité par le feu, il l’est encore davantage en devenant du charbon. La fumée, née du sacrifice du bois, est prière à la divinité ; montant droit au ciel elle est signe de l’acquiescement de Dieu mais si elle se rabat, elle est signe de son refus lié à une maltraitance de la nature. Lors des intronisations, le grain et la grappe visités par la fermentation, fille de la mort, donnent le pain et le vin. Le père-maître traversant une tombe ne doit plus se comporter comme un homme ordinaire. Le « cousin Ducharme », déguisé en femme, fait douter de la permanence du genre. La présence de l’ours, dans le déguisement du « cousin-ours », évoque un retour à la vie après sa traversée de l’hiver en hibernation ; il n’est pas sans rappeler le « Merlin Sauvage », maître du temps et des saisons, né couvert de poils, connaissant chaque année un déclin et un renouveau.
Pour les charbonniers, la meule est une matrice engendrant le charbon ; elle doit être ensemencée par le feu, recouverte d’une robe, d’une pelisse (plisses), qu’il faut peigner soigneusement avec un râteau pour qu’elle aille au terme de son enfantement.
La hache est un symbole central, outil ou arme selon l’utilisation qu’en fait l’homme. À chaque instant elle peut révéler la nature profonde de celui-ci. Le jeu du lancer de hache montre combien l’apprentissage patient d’un geste permet d’atteindre la perfection et la beauté. Dans les cérémonies, elle est portée près du cœur, cœur aimant et cœur vaillant. Lors de salutations, elle doit être immédiatement abaissée pour n’être visiblement qu’un outil.
Passant sur les condamnations de l’Église, les charbonniers font cohabiter leurs pratiques animistes et leurs convictions chrétiennes. Ils ont l’esprit large et font preuve de tolérance à l’endroit de la minorité protestante.
La présence en leur sein de quelques protestants calvinistes 6 au milieu d’une majorité catholique n’a pas laissé de traces de conflits à la différence d’autres devoirs qui se sont entre-déchirés. Eugène Berson disait : « Au sein d’une même famille, se côtoyaient des croyants des deux confessions ». MM. de Farcy sont là pour veiller à la tranquillité de leurs coreligionnaires. Les Farcy créent même un lieu de prière au château de La Ville-du-Bois près de Mordelles.
M. de Farcy, maître de forges protestant venu de Normandie, achète le château de la Ville-du-Bois. Michel de Farcy y mentionne une chapelle en 1678, probablement consacrée au culte protestant. Le 30 septembre 1673, un synode provincial, rassemblant les pasteurs protestants de Bretagne se tient « en la maison seigneuriale de La-Ville-du-Bois ».
La singularité des rituels charbonniers découle aussi du contexte professionnel : ils se déroulent en plein air et utilisent les outils spécifiques de leur métier. Nous en faisons plus loin une description faite à partir des explications qu’Eugène Berson en a données. Nous en retrouvons une autre description très proche dans l’ouvrage de Jean-Marie Ragon de Bettignies (1781-1862), éditeur de la première revue maçonnique française « Hermès » . Il a eu soin de recueillir les rituels des charbonniers précédant ceux de la maçonnerie spéculative. — RAGON, Jean-Marie, « Rituel des fendeurs du Devoir », in Rituel de la maçonnerie forestière, Ed. du Prieuré - Réédition 1993, 1860, p. 7-13. —
Les compagnons charbonniers se donnent les noms de « bons-cousins » et de « bonnes-cousines » et marquent leurs outils des initiales B.C. Au-delà des liens de parenté qui les unissent, c’est tout autant une manière d’affirmer les engagements solidaires qui les unissent au sein de leur communauté.
Avec le mot « bon » on voit tout de suite que l’on a affaire à des gens pacifiques, et des altruistes. Le mot cousin n’est pas à prendre au sens familial mais au sens d’entraide compagnonnique, de travailleurs qui ont des intérêts communs et qui les défendent : apprentissage et secrets de la fabrication traditionnelle du charbon de bois, soutien et secours mutuels dans le respect de l’humanité.
Avant d’être agréés membres de la compagnie, les candidats, appelés briquets, suivent une initiation au métier de fendeur puis sont l’objet d’une sélection permettant d’accéder au statut de membres de la compagnie. Cette sélection s’appuie, avant toute chose, sur des critères moraux, tels que l’honneur (l’engagement moral porteur de la dignité personnelle), la vertu (le sérieux professionnel), la probité (le respect des contrats et de la valeur du travail d’autrui qui a droit d’en être récompensé) symbolisés par les lettre HVP. S’y ajoutent l’affirmation de convictions religieuses : foi, espérance et charité symbolisées par les initiales F.E.C. et le respect de saint Maur, saint patron des charbonniers, fêté le 15 janvier. Viennent ensuite des critères physiques impliquant une bonne santé et de l’endurance.
La hiérarchie de celle-ci est établie à partir de cooptation et d’élection. Du bas vers le haut on trouve :
- les fendeurs,
- les compagnons,
- les officiers-forgerons,
- le père-maître dit aussi maître des châteaux.
— Les fendeurs sont les membres les plus nombreux d’une équipe de charbonniers. Ils ont des fonctions variées. Ils sont dits bûcheurs lorsqu’ils abattent, à la hache, le taillis, réduisent les rondins à la bonne dimension et les fendent en quartiers. Ils stockent ces rondins et quartiers pendant deux mois voire plus pour les faire sécher. Ils transportent aussi le bois fendu, au moyen d’une brouette spécifique, jusqu’à l’aire de carbonisation. Ils sont alors appelés dresseurs quand un compagnon requiert leur aide pour dresser la meule et feuilleurs quand ils apportent leur aide à la mise en place de la terre et des plisses sur la meule. Nombre d’entre eux, insuffisamment compétents pour devenir compagnons, restent fendeurs leur vie professionnelle durant.
— Les compagnons sont au cœur du métier. Ils assument deux fonctions séparées.
- Certains, les compagnons-charbonniers, chargés de la conduite des fouées sont au cœur du métier. Ils disposent les quartiers et les rondins pour dresser la meule. Ils savent interpréter les conditions météorologiques et ont une connaissance parfaite des fumées qui guident leur tâche. Ils placent des évents et des protections comme il convient. La surveillance des fouées les astreint à des tours de garde la nuit. Lorsque le temps est médiocre, il leur faut renforcer les plisses et placer des brise-vents. Si le mauvais temps ne permet pas de faire des fouées, ils participent au travail des fendeurs ou voyagent.
- D’autres sont compagnons-sacquetiers-voituriers. Ils sont plus couramment appelés voituriers. Cette fonction demande aussi une extrême rigueur. Ils se chargent de l’extinction des fouées. Il leur faut abattre prudemment la meule en évitant que la fouée ne se rallume, sous l’effet de l’exposition à l’air, à partir de quelques charbons restés incandescents. Une braise mal éteinte peut mettre le feu à tout un sac au risque d’étendre en quelques instants l’incendie à tout le charbon rassemblé dans les sacs voisins et même de provoquer une explosion si l’atmosphère contient une forte densité de poussière de charbon. Le voiturage de sacs de charbon mal éteint peut provoquer une catastrophe par la destruction de la charrette et le départ d’un incendie forestier.
Le transport du charbon de la fouée aux forges se fait au moyen de charrettes attelées de chevaux ou de chevaux bâtés selon les difficultés d’accès. Il leur faut savoir prendre soin des chevaux, les abriter, les mener à des prairies louées pour les nourrir, connaître les itinéraires.
Les voituriers transportant le charbon de la forêt à la forge vivent sur les lieux des fouées. D’autres assument le transport des produits de la forge vers leurs destinations et résident alors près des fourneaux ou en lisière de forêt. Ils glissent d’une tâche à une autre en fonction des désignations rencontrant des vocations personnelles.
S’il peut exister une différence de fonction entre le voiturier de charbon niché dans les bois et ce voiturier polyvalent qui gîte près de la forge, il n’en est en fait pas d’origine : le second étant le plus souvent un enfant de la forêt qui est sorti des ombrages.
— Les officiers-forgerons sont des contremaîtres encadrant les précédents et les gérants des besoins spécifiques de la compagnie. Certains d’entre eux deviennent des chefs-charretiers conduisant au loin des trains de voitures. Ils sont parfois appelés au pied des fours pour conseiller les métallurgistes dans le choix du charbon lors de la réalisation de pièces exceptionnelles.
— Le père-maître, dit aussi « maître des châteaux », dirige l’ensemble et représente la compagnie. Il négocie les conditions de travail et de rétribution avec les propriétaires de la forêt.
L’origine de l’appellation « maître des châteaux » nous est inconnue. Elle est peut-être liée au statut ambigu de père-maître à Brécilien, à la fois cadre des forges et membre de la compagnie.
Les propriétaires, avons-nous dit, savent bien qu’ils doivent faire preuve de souplesse pour fidéliser dans leur forêt des charbonniers toujours prêts à partir ailleurs et qui, maîtres de l’accès au métier, savent limiter le nombre des compagnons et de fendeurs en fonction de l’offre de travail. Ces pressions exercées par les compagnies sur les propriétaires de forêts font que le métier est bien rétribué. Sous l’Ancien Régime, un charbonnier dispose d’un revenu nettement supérieur à celui de la moyenne des paysans. Il est plus élevé que celui des bûcherons et de nombre d’artisans pour s’approcher de celui des métallurgistes. Ce revenu satisfaisant pendant deux siècles baissera rapidement à partir de 1820 avec la raréfaction du bois disponible et l’arrivée de la houille. Passé 1850, le charbonnier n’obtient plus qu’un faible revenu de son travail et le métier perd de son attractivité.
La « Vente », temps fort de la vie de la compagnie
Le moment le plus fort de la vie de la compagnie est leur grande assemblée annuelle tenue début novembre. Pour en faire la description, nous nous référons au ’’catéchisme’’ trouvé parmi les documents d’Eugène Berson. Ce catéchisme, fait d’un groupe de feuillets, porte des textes constituant un scénario comparable à une scène de théâtre et sert de guide au protocole cérémoniel.
Au cours de l’année, des groupes de travailleurs se réunissent ici ou là pour traiter de problèmes circonstanciels mais le moment essentiel de la vie de la compagnie est l’assemblée générale de novembre. Elle porte le nom de Vente. On y rappelle les règles de vie communautaire ; on y sanctionne, devant tous, les mauvaises pratiques du métier, les frasques et vols de certains ; on y accueille de jeunes apprentis après une initiation assez traumatisante ; on y promeut des apprentis en compagnons ; on y examine la candidature de bons-cousins venant d’autres forêts ; on y organise les plans de travail pour l’année à venir et on y détermine le montant des aides aux blessés, malades, veuves et orphelins.
La Vente a lieu dans une grande clairière, dite pour l’occasion chantier, où est disposé un vaste cercle de fagots, servant de sièges, ainsi que des billots de bois, sièges d’honneur réservés aux maître, aux contremaîtres et aux récipiendaires du jour. Ces billots sont de hauteur et de grosseurs différentes pour marquer les préséances. Devant chaque siège est placé un petit billot dans lequel la hache de chacun des participants est plantée. Au centre du cercle brûlent de grands feux entourés d’outils variés disposés de façon qualifiée de symbolique par Eugène Berson qui ne savait en dire plus.
Le cousin-maître ou père-maître est placé à l’orient du cercle devant un grand houx (symbolisant, par ses feuilles persistantes, la continuité de la vie et de la communauté). Une enclume, vissée à un gros billot, est placée devant lui. Près de son enclume sont posés un coin de fer et un coin de bois.
A la droite du père-maître se situent les officiers ou forgerons qui sont des contremaîtres de chantiers, ici chargés des soucis matériels de la Compagnie. Près du maître, la première place est occupée par le « cousin Ducormier » 7, garde du pain 8 des charbonniers et secrétaire de l’assemblée. Lui fait suite le cousin Delérable, trésorier de la Compagnie. À la droite de ce dernier, se situe la Cabane de la Mère Cathault où se tient la bonne cousine ayant une responsabilité de vivandière et lingère qui peut requérir l’aide des autres bonnes cousines pour accueillir des nouveaux venus. À l’intérieur se trouve un bac d’eau et des linges lessivés pour honorer le travail des femmes et rappeler que la courtoisie à l’égard des femmes lave les hommes de leurs instincts primitifs. Autre honneur, la Mère Cathault a droit à un billot.
À la gauche du père-maître se situent d’autres officiers-forgerons, chargés ici de la convivialité symbolisée par le vin et l’échange verbal. Immédiatement à la gauche du maître se tient le « cousin Ducharme », déguisé en femme, qui est le garde du vin des charbonniers et qui joue dans la Vente le rôle d’orateur farceur. À sa propre gauche prend place son contraire, le « cousin Dufrêne » (Le frêne est le plus dur des arbres dans nos régions) dit aussi le Terrible, habituellement un fort gaillard capable de remettre en place les grands buveurs ou les irascibles. À la gauche de ce dernier, est construite la Cabane du vigneron, maison symbolique faite d’un faisceau de trois branches reliées à leur sommet, portant comme enseigne un chou. Cette « cabane » rappelle que les compagnons peuvent goûter la vie et ses fêtes. Elle contient une petite barrique de vin dont une partie sera bue au cours de l’assemblée.
En face du père-maître, à l’ouest du cercle, se trouve l’entrée. Côté nord de cette entrée, se place le cousin Duchêne, 1er garde des chantiers (premier contremaître) et 2e surveillant des « briquets », novices dans le métier. Il est en quelque sorte le parrain de ceux-ci et est chargé surtout de leur formation morale. À sa gauche est dressée la Cabane de l’ours, à l’intérieur de laquelle se tient accroupi le cousin-ours vêtu d’une pelisse de fourrure, incarnation, comme le Merlin sauvage, des forces irréductibles de la nature et du temps, de leur royauté suprême mais tout autant symbole de l’animalité persistante chez l’être humain. La cabane contient une paillasse, tentation de la paresse.
Côté sud de l’entrée se place le cousin Delorme, 2e garde des chantiers et 1er surveillant des briquets. Il est chargé, dans les mois précédents leur introduction, d’examiner leur capacité, de les initier aux rudiments du métier et d’organiser le rite de leur passage dans la compagnie. À sa droite se dresse la Cabane de l’Ermite, dit aussi le Prêtre. C’est un vieux charbonnier, conseiller des jeunes, gardien de la mémoire collective et des traditions, conservateur du savoir concernant les particularités de tel ou tel lieu de la forêt. Ce savoir peut l’amener à modérer voir à critiquer les prises de positions du père-maître. Il a droit également à un billot.
À l’extérieur de l’entrée se tiennent les cousins piqueurs (vocabulaire de la vénerie), portant un fusil, qui jouent ici le rôle d’huissiers et qui vont chercher, l’un après l’autre, les jeunes briquets attendant, dans les taillis voisins, leur intronisation. À l’intérieur du cercle, devant le feu et en face de l’entrée, le cousin Duhêtre (du nom l’arbre le plus élégant des forêts) est le maître de cérémonie, chargé de présenter les candidats, de recevoir leurs promesses de respecter les règles de bonne conduite.
Chacune des entrées et chaque décision est ponctuée par le battement de la « diane » frappé par tous les assistants. C’est une règle de mesure de deux pieds, soit environ 66 centimètres, pouvant se replier en deux pour être mis dans une poche profonde. Ce battement était obtenu par le choc de deux dianes heurtées l’une contre l’autre sur un rythme deux coups, silence, un coup. Le maître de cérémonie peut lancer des rythmes plus complexes.
Entre les cabanes de l’Ermite et du Vigneron au sud et les cabanes de l’Ours et de la Mère Catault au nord, se déploient les deux demi-cercles des apprentis-fendeurs au nord et des compagnons au sud, les plus jeunes en grade étant proches de l’entrée et les anciens l’étant plus du maître, tous accompagnées de leurs épouses et filles, les bonnes cousines.
À la différence des paysans qui ont soin de bien s’habiller lors des fêtes et cérémonies, les charbonniers, sans doute découragés par ce monde empoussiéré de charbon dans lequel ils vivent, ne font preuve d’aucune recherche vestimentaire même à l’occasion de fêtes. Lors des ventes, les charbonniers gardent les vêtements frustres et simples qu’ils mettent au quotidien : chemise grise, blouse avec capuchon, grand tablier de cuir à deux poches, pantalons et sabots. Ils n’y ont ajouté qu’un ruban long de quatre pieds, signe de leurs grade : noir (couleur du charbon froid) pour les fendeurs ; rouge (couleur du charbon incandescent) pour les compagnons ; bleu (couleur de la fumée de la carbonisation) pour les officiers-forgerons ; des trois couleurs pour le cousin-maître. Tous ont un grand chapeau de cuir dont l’avant est retroussé vers le haut. Tous, y compris les femmes, ont un sifflet de buis. Les hommes portent les cheveux très longs, signes de liberté, comme les portaient les nobles d’antan. Certains ont un anneau d’or à l’oreille.
Les femmes portent un corsage et une robe gris-clair, un tablier gris-sombre et une coiffe blanche à brides avec avancée protégeant bien les cheveux et les joues. Leurs rubans ont la couleur de ceux de leur mari. Les jeunes filles, considérées comme étant des « briquettes », n’ont pas accès au chantier.
Le cousin-maître est le seul à porter une chemise grise dont les manchettes sont de toile blanche. Il a, pendu à son cou, un sifflet de buis et, posé sur l’épaule en sautoir de droite à gauche, un cordon brodé de feuilles de chêne et de houx retenant une minuscule hachette dorée.
On pourra s’étonner de l’aspect solennel de ces Ventes et de la rigueur de l’encadrement du compagnonnage mais n’oublions pas qu’il est nécessaire que cette population, échappant largement, par son nomadisme et son isolement au fond des forêts, à l’autorité des administrations seigneuriales, soit constituée en société régie par des règles internes au groupe pour éviter les dérapages.
D’une manière générale, cependant, la violence des ouvriers du bois ne débordait quasiment jamais au-delà des frontières de leur milieu. On relevait périodiquement parmi eux des morts ou des blessés par armes à feu, mais la justice officielle ne se risquait pas à entreprendre une enquête lorsque les intérêts des gens du terroir n’étaient pas menacés.
Il est aussi nécessaire de s’assurer du sérieux professionnel des compagnons. Le non-respect des règles professionnelles peut détruire le travail collectif de plusieurs jours et provoquer un incendie en forêt.
L’ouverture d’une Vente est précédée d’un rituel quasi-religieux. Le maître des cérémonies ouvre la marche, suivi des fendeurs, des compagnons, des officiers. Elle est fermée par le père-maître. La procession fait trois tours dans le sens antihoraire avant que chacun prenne sa place dans le cercle. Quelques charbonniers musiciens font entendre leurs instruments pendant la marche et soutiennent des chants traditionnels.
Chacun ayant trouvé sa place, le père-maître lance :
« À l’avantage ! Bonne vie, cousins ! » .
« À l’avantage ! Bonne vie, Père-maître. Bonne vie à tous les bons cousins », répond l’assemblée.
Les rituels s’enchaînent. Entre autres, un combat symbolique très convenu entre le père-maître et le cousin Ducormier. Ce dernier finit par faire des gestes de soumission et est alors embrassé par le père-maître après avoir placé des signaux de reconnaissance. Ce combat rappelle la nécessité d’établir une hiérarchie et la suprématie du plus compétent pour que le groupe vive et donc que les jalousies doivent être réprimées. L’autorité doit cependant rester celle d’un père indulgent soucieux de ses enfants. Après quelques échanges, le père-maître bat la diane et frappe un grand coup de hache sur son billot : « Le chantier est ouvert ». Son premier acte est l’accueil des nouveaux apprentis, les fendeurs.
L’initiation des apprentis-fendeurs
L’assemblée de novembre est le point culminant de l’initiation des briquets, jeunes adolescents en mesure de devenir apprentis. Ils ont subi les nuits précédentes un bizutage conduit par les cousins piqueurs et quelques hommes inventifs. Au cours de ces nuits, ils ont été privés de presque tout sommeil. Ils ont dû faire des sortes de jeux de piste nocturnes au cours desquels leurs aînés leur sont tombés dessus grimés de manière effrayante. Ils ont subi des épreuves rendues plus terribles par des annonces et des commentaires terrifiants : se déplacer en sautant à cloche-pied tout en étant bien bousculés, ramper sous des ronces, avoir le visage enduit de matières répugnantes ou présentées comme telles avant de recevoir des cruches d’eau en pleine figure, avaler des liquides infâmes, être mis dans des tombes sous une couche de végétaux divers, se voir menacer d’être jetés dans un feu s’ils ne s’agenouillent pas devant leurs tortionnaires, etc. Ces jeunes n’en mènent pas large d’autant plus qu’ils savent que certains seront récusés. Ces réformés deviennent le plus souvent des bûcherons (bûcheurs) 9 ou se tournent vers d’autres métiers.
La journée semble mal commencée pour eux ! Un cousin piqueur accompagné de coureurs va chercher, l’un après l’autre, les briquets restés en forêt en dehors de la clairière. Il vise, du canon de son fusil, le candidat que l’on dépouille de tous ses vêtements. Un jeu de rôle s’engage.
« Que faisais-tu là à nous espionner ? »
« Je suis ici pour être reçu fendeur. »
« Si tu deviens un des nôtres, on te rendra tes affaires. »
On lui prête alors une blouse, un pantalon et une paire de sabots.
Arrivé à la porte du chantier, le piqueur siffle trois fois puis crie trois fois « houp ! » comme il est d’usage entre charbonniers qui demandent du secours. Le battement général de la diane lui répond. Le cousin Delorme frappe son billot d’un coup de hache et crie au maître :
« Père-maître, il y a un de nos cousins perdu dans la forêt qui demande secours. »
Le maître répond :
« Faîtes votre devoir. Courez faire ce que vous voudriez qu’on fît pour vous ! »
Le cousin Delorme rejoint le cousin piqueur et ils se saluent :
« Quel est cet homme avec vous ? »
« C’est un bon briquet qui demande à être reçu fendeur. »
Le cousin Delorme retourne dans le cercle et va saluer le maître en portant sa hache vers le sol et en courbant la tête comme doit le faire un serviteur bien obéissant.
« Qui avez-vous trouvé ? »
« Un bon briquet qui demande à être reçu bon cousin et fendeur. »
« Admettez-le dans le chantier. »
Le briquet est introduit dans le cercle. Il est précédé par le maître de cérémonie qui le présente tout d’abord au cousin ermite, habillé en moine, devant lequel il doit se mettre à genoux. Le briquet a devant lui une tirelire dans laquelle il est tenu de mettre cinq sous. L’ermite, imitant le baptême, verse de l’eau d’une cruche sur la tête du briquet en lui disant :
« Sois lavé de toutes les souillures portées par les briquets ».
Le candidat doit ensuite passer, en les saluant humblement, devant le demi-cercle des compagnons-charbonniers qui se sont tous levés, frappent leur hache avec leur diane avant de se rassoire. Il ne doit pas s’arrêter devant la cabane du Vigneron où une barrique de vin attend que la cérémonie soit close pour être bue.
Arrivé devant le maître des châteaux, le cousin piqueur le surprend en tirant en l’air un coup de fusil derrière le dos du père-maître. Il s’entend ordonner par le cousin Ducharme de faire différents exercices pour la plus grande joie des spectateurs : porter un lourd fagot d’épines, fendre une bûche noueuse récalcitrante, etc... avant de se voir torcher le visage avec une toile noircie de poussière de charbon par le cousin-terrible. À un moment convenu, le briquet doit mimer la fatigue et tomber à terre. Le cousin-ours sort alors de sa tanière en grondant comme pour le dévorer. Il se roule sur le malheureux briquet en faisant toutes sortes de grimaces et d’agacements, marquant ainsi que l’homme est le jouet de la nature. Quelques compagnons se lèvent tenant leur hache à la main et « obligent » l’ours à rentrer dans sa tanière. Ces fantaisies n’ont pas tant pour but d’humilier que de faire rire. Il est apprécié qu’un candidat soit beau joueur. On espère d’un bon compagnon qu’il soit aussi un joyeux compagnon. Plus profondément, on attend qu’un sage compagnon sache pratiquer l’autodérision et rire de lui-même quand il est confronté à son impuissance à l’image du « Merlin Rieur » .
Après avoir été chahuté, le briquet est de nouveau mis en présence du maître des châteaux. Il doit s’agenouiller sur un fagot, la main droite posée sur un pain et la gauche sur le pot de vin de l’hospitalité.
Le père-maître demande alors au cousin-piqueur :
« Est-il courageux ? S’est-il bien défendu ? »
« Oui, Père-maître ».
Il regarde alors le briquet et lui demande ses nom et prénom. Après s’être nommé, le jeune prononce son serment :
« Père-maître, je jure sur l’honneur, le pain et le vin de l’hospitalité, de ne jamais rien révéler du devoir de fendeur (il s’agit essentiellement de la connaissance de l’évolution de la couleur des fumées pour conduire une carbonisation ; elle est considérée comme le grand secret professionnel). Je jure, qu’en toute chose, je donnerai l’avantage aux membres de la Compagnie sur les autres hommes et que je défendrai tout cousin menacé. J’accepte l’autorité des cousins-forgerons et du père-maître, mes protecteurs. Je promets, aux cousins et cousines dans le besoin, le pain, la soupe et la moitié de mon gain d’une journée, jour après jour, si besoin en est. Que la hache des fendeurs me sépare la tête du corps si je deviens parjure. »
Le maître l’accepte, en lui rendant les affaires qui lui avaient été enlevées avant son entrée, avec ce prononcé marqué du vouvoiement de dignité, bien qu’il s’agisse habituellement d’un jeune adolescent. Il lui remet le ruban noir, couleur des fendeurs.
« Que le mal qu’on vous a fait soit changé en bien, de la même manière que ce qui vous a été pris dehors vous est rendu maintenant. Ici vous n’avez plus d’ennemi. Dès ce moment chacun est votre défenseur comme vous le serez de chacun d’entre nous. »
Les cousins Ducormier et Ducharme présentent au nouveau fendeur du pain et du vin :
« Mangez et buvez, nous vous donnons ce que nous avons. Nous sommes de pauvres gens mais nous vous l’offrons de bon cœur. ». En lui remettant 5 sous, équivalant à ce qu’il a déposé dans la tirelire, ils ajoutent :
« Le compte sera encore meilleur si vous apportez autant que nous vous apportons. »
Le père-maître, accompagné de ses dignitaires, conduit le nouveau fendeur à un siège d’honneur placé au nord et décoré d’une couronne de feuilles.
On lui apprend à saluer le père-maître, hache baissée et dos courbé, à battre la diane. On lui fait connaître les signes de reconnaissance utiles lors de rencontres en forêt ou dans les auberges fréquentées lors des déplacements. Tous ces signes ont pour but de ne pas être abusé par un homme cherchant à faire croire qu’il est charbonnier dans le but d’accéder aux secrets. Le compagnon émet un ou deux signes et l’interlocuteur doit y répondre par d’autres pour que la confiance s’établisse. Ces signes sont glissés dans des gestes pouvant passer pour anodins de façon à ne pas trop attirer l’attention de spectateurs non-concernés :
- dans une auberge ou en forêt, porter la main droite mise en forme de coin à la gorge et la main gauche, elle aussi en forme de coin, vers la terre, ceci fait en affichant un air de perplexité.
- dans une auberge, considérer un objet avec un air étonné, le frapper de trois coups avec le majeur de la main gauche, le considérer de nouveau et dire « ô–ô-ô ! »
- faire la « grippe de maître » en serrant la main d’autrui, le majeur de la main droite venant frapper trois petits coups dans le creux du poignet de l’autre personne,
- lors d’une embrassade, frapper sur l’omoplate droite d’autrui trois coups avec le majeur de la main gauche.
- en forêt, se tenir dos à un arbre, frapper le sol discrètement de deux coups du talon droit, faire glisser le pied gauche puis frapper le sol une fois de ce talon.
- saluer en relevant la tête en disant « Bonne vie » et répondre « À l’avantage »,
- répondre aux appels de rassemblement et de demande de secours, les trois « houp ! »
Les femmes intronisées subissent un rituel comparable mais sans avoir à subir le déshabillage des garçons. Les « sœurs » ou « briquettes » sont reçues « bonnes cousines fendeuses » . Bien évidemment elles sont tenues de garder les secrets de fabrication du charbon qu’elles sont en mesure d’observer. Il semble que la Mère-Catault est la seule à accéder au rang d’officier. Dans les ventes les femmes prennent place de manière dispersée entre les hommes et ont droit, comme eux, à la parole lors des assemblées.
Elles portent, elles aussi, un sifflet de buis qui leur permet d’appeler au secours, si besoin, en forêt qu’elles parcourent à la recherche de plantes médicinales dont elles font commerce sur les lieux de foire en tant que « pharmaciennes de haies ». Elles aussi sont tenues de conserver jalousement leurs secrets de fabrication de cette pharmacopée.
Elles sont, avant toute autre chose, des filandières qui gardent pour elles le produit de leur vente de fils, ce qui en fait de bons partis. Jusqu’au 19e siècle, elles ne participent pas à la fabrication du charbon. Si elles sont moins bien logées que les fermières, elles ont l’avantage sur celles-ci de ne pas avoir à faire de travaux épuisants par tous les temps. Mais la chute des revenus des charbonniers, due à l’arrivée, vers 1820, de la houille dans les forges, les amèneront à devoir participer aux tâches des hommes autour des fouées. Ces tâches leur répugnent et le mariage avec un charbonnier n’est plus souhaité d’autant plus que la vie communautaire disparait.
Remarquons que les filles de charbonniers sont mariées précocement. On peut penser que les hommes utilisent ce moyen implicite pour éviter qu’elles sortent de leur milieu. Cependant à la fin du 18e siècle, elles commencent à se marier avec des fermiers bordurant la forêt.
Les femmes et filles de maîtres-charbonniers et des contremaîtres vivent habituellement dans des maisons proches des forges et passent peu de temps en forêt. Certaines n’y vont plus. Ces femmes sont suffisamment « riches » pour se permettre d’avoir une domestique. Leurs filles contractent, beaucoup plus souvent que leurs cousines des bois, des mariages hors de leur milieu d’origine : mariages avec des « employés de l’intérieur » , avec des commerçants et quelques fois avec des officiers seigneuriaux, des notaires, des avocats et des propriétaires de sieuries.
Les autres décisions actées pendant la Vente
Après la réception des nouveaux fendeurs suivent les déclarations de promotion de quelques charbonniers distingués par le corps des officiers. Le maître de cérémonie fait part solennellement de la promotion de fendeurs au grade de compagnon et de la nomination, quand cela se trouve, de rares compagnons au grade et dignité d’officier- forgeron.
Si le cas se présente, le passage d’un officier-forgeron au grade de père-maître s’accompagne d’un cérémonial particulier. Claude Latta, commentant l’ouvrage de Pierre Merlin, insiste sur son symbolisme :
Le passage au grade de maître se déroule devant une fosse fraîchement creusée représentant à la fois la mort et la résurrection du récipiendaire. La hachette, objet essentiel, est tenue de la main droite sur l’épaule gauche du Bon cousin. Elle a un triple usage, cérémoniel, d’appel et de défense.
— LATTA, Claude, Pierre MERLIN [dir.], Bons cousins charbonniers. Autour d’un catéchisme de la société secrète, 1833. Sociabilité, symbolique, politique, Ed. de Folklore comtois, 2005. [page 173] —
Eugène Berson rapportait qu’au cours de cette cérémonie, l’ancien et le nouveau père-maître traversent la fosse en se croisant, l’ancien rejoignant l’ouest (allant vers soleil couchant, il rentre dans la passé) et le nouveau, l’est (allant vers le soleil levant, source du futur). Après ce passage au tombeau, le nouveau père-maître prononce un serment solennel dont le contenu ne nous est pas parvenu.
La vente traite ensuite des autres questions. Les perspectives de travail sont évoquées, les chantiers sont attribués, leurs responsables désignés. Des précisions sont apportées sur les lieux d’installation, les constructions de loges, la présence des familles. L’entraide aux familles en difficultés est examinée et les secours définis. Les contributions de chacun sont mises dans une caisse commune entre les mains du trésorier, le cousin Delérable.
Au cours de la journée, les compagnons ont fait des pauses pour se restaurer et boire un peu de vin. Le Chantier est sur le point de s’achever. On fait circuler une dernière fois le vin avant la clôture annoncée par le père-maître :
« Cousin Duchêne, quelle heure est-il ? »
« La nuit s’approche, Père-maître. »
« Bons cousins, il est temps de nous retirer pour prendre du repos afin de bien travailler demain. »
« Toujours travailler ? » dit Duchêne.
« Nous sommes nés pour le travail », confirme le maître. Que chacun se retire en paix dans sa loge. »
Le père-maître embrasse ses voisins avec le signe du majeur frappant trois coups sur l’omoplate et l’attouchement ritualisé gagne tout le cercle de proche en proche. Il conclut :
« Cet attouchement signifie que nous nous ferions hacher les uns pour les autres. Bonne vie à tous et à l’avantage ! Le chantier est fermé. »
Disparition du Devoir de Brécilien
Causes d’ordre juridique et militaire
L’Assemblée Constituante, dans sa « loi Le Chapelier » de 1791, interdit les associations corporatistes et ouvrières, au nom du principe de la libre entreprise et du libre exercice des métiers manuels. À partir de cette date, les documents Berson ne contenaient plus que des comptes rendus d’organisation du travail auxquels était jointe une comptabilité des volumes de charbon produits par équipe et par localisation. Il n’y a plus d’allusion au compagnonnage. Après le retour à l’autorisation des associations ouvrières de la loi de 1804, il n’y a pas non plus trace d’une activité d’un Devoir de Brécélien dans les documents Berson.
Le poids de la Terreur, les dissensions et les délations entre républicains et royalistes, les conscriptions de la République et de Bonaparte, raflant les jeunes gens, ont dû déstructurer les équipes et casser l’apprentissage. On peut supposer que seule l’organisation des chantiers par les propriétaires des forges est restée en fonction. Il semble qu’ils désignent désormais seuls les maîtres et les contremaîtres pour encadrer les « employés extérieurs ». On garde des traces de leur inscription sur des rôles d’emplois. Si faire des assemblées pour l’organisation du travail reste nécessaire, on peut supposer qu’elles ont perdu leur aspect formel antérieur pour éviter les risques de représailles et par manque d’un intérêt suffisant à son maintien face au bouleversement structurel dont la description suit.
Cause d’ordre économique
La pénurie de bois conduit les forges à changer les modalités de leur approvisionnement. Les besoins en fer des armées sont considérablement accrus pendant la période révolutionnaire et les guerres du Premier Empire alors que la ressource forestière de Brécilien est épuisée. En 1796, M. Nicolle (6), le directeur des Forges, s’inquiète : Il faudrait en année commune 18.000 à 20.000 cordes et la forêt ne peut en produire 3.000
. Il ajoute :
[…] une anticipation des coupes les ont réduites à 15 ans, de 10 à 25 ans quelles étaient… Si, au contraire, on ne fait pas de réforme dans 2 ou 3 ans, on sera forcé de suspendre entièrement les travaux, au moins pour sept ou huit ans […]
Malgré des rotations de coupes ramenées à 15 ans au lieu de 25 ans, l’impasse est là. Le domaine de Paimpont est dévasté et ressemble, pour une large partie, à un maquis plus qu’à une forêt. On ne compte plus que quelques petits milliers d’arbres de haute futaie, ce qui est bien peu pour sa surface et leur vocation de porte-graine est insuffisante à couvrir le territoire. La rotation des coupes de petits bois à 15 ans se fait avant la maturité sexuelle des arbres qui ne reproduisent plus. La survie de la forêt repose sur la repousse des espèces, comme le châtaigner, se régénérant à partir de cépées de plus en plus proches de l’épuisement.
Recours à des entrepreneurs indépendants pour approvisionner les forges
Ces circonstances incitent à faire feu de tout bois. Alors que le nombre des « employés extérieurs » est progressivement réduit en proportion de la ressource forestière résiduelle, les maîtres des forges encouragent les charbonniers à prendre des initiatives pour assurer l’approvisionnement des forges à partir de bois lointains.
Eugène Berson et ses frères, Pierre et Victor Berson, disaient de cette époque :
Les maîtres de forges ne pouvaient plus employer un grand nombre de charbonniers dans leurs forêt. Ailleurs, plusieurs forêts et bois avaient changé de mains pendant la Révolution et leurs nouveaux propriétaires ne se comportaient pas en seigneurs mais en hommes d’affaires. D’autres propriétaires, héritiers de vieilles familles nobles, étaient prêts à vendre du bois pour trouver de l’argent. De nouveaux marchés étaient accessibles.
Ils ajoutaient :
La liberté de se mettre à son compte a attiré les plus entreprenants. De nombreux salariés sont devenus artisans tandis que d’autres se sont faits marchands-producteurs ou négociants. Quelques voituriers connaissant mieux la région que les autres ont rassemblée autour d’eux des cousins bien choisis. Le monde des charbonniers a perdu son unité. Le devoir a été déserté. Les fractures politiques ont conduit à des regroupements par affinités.
Ces évènements font que le compagnonnage a perdu son unité, son encadrement et plus fondamentalement son intérêt et en conséquence sa place. Il s’éteint en forêt de Paimpont à une date indéterminée, enfouie dans le secret du Devoir de Brécilien, à la fin du 18e siècle. La loi de 1804 autorisant les associations ouvrières n’y a rien changé.
Des associations spéculatives continuent la pratique des rituels charbonniers
Curieusement, dans quelques années, il ne restera, peut-être, des rites du compagnonnage des charbonniers que le souvenir bien conservé de leurs rituels déplacés au sein d’organisations spéculatives.
Des francs-maçons ont choisi, dès le 18e siècle, la symbolique des rituels des charbonniers pour marquer les accueils et élévations de grades au sein de leurs Loges. La première Vente forestière spéculative est née le 17 août 1747 sous le nom de « Chantier du globe et de la Gloire » animé par le peu sérieux chevalier de Beauchaîne dit le « Père Beauchaîne » . Plus intéressants sont « Les Bons Compagnons de la Forêt de la vente de Mâcon (1751) et l’Ordre du Grand Alexandre, etc. Au milieu du 19e siècle, les carbonari, membres d’associations politiques secrètes, utiliseront les rituels forestiers pour structurer leurs loges.
En ce début du 21e siècle, des organisations spéculatives, réfléchissant aux liens qui unissent l’homme et la nature, ont cru bon de reprendre aussi les rituels forestiers. Retenons particulièrement les « Rites forestiers des modernes » liés à la Gorsedd de Bretagne.
Mais dans les faits, il n’y a pas de relations entre ces organisations spéculatives et les humbles charbonniers de Paimpont. Il s’agit d’un déplacement de rituels opératifs dans un monde intellectuel où l’usage du symbolisme permet de surmonter les rigidités de la « bien-pensance »