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1864

La fée de Brocéliande

Un conte d’Ernest du Laurens de la Barre

La Fée de Brocéliande est un conte publié par Ernest du Laurens de la Barre en 1864. Ce conte mêle un épisode de l’histoire de Bretagne, la guerre du roi Morvan contre Louis le Pieux en 818, à la topographie légendaire de la forêt de Paimpont-Brocéliande.

Un conte d’Ernest du Laurens de la Barre

La Fée de Brocéliande est un conte paru en 1864 dans la Revue de Bretagne et de Vendée.—  DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, « La fée de Brocéliande : légende bretonne », Revue de Bretagne et de Vendée, Vol. 16, 1864, p. 285-294, Voir en ligne. —

Ce conte fait partie des œuvres d’Ernest du Laurens de la Barre qui n’ont pas été collectées mais qui sont des créations inspirées de références littéraires, historiques et populaires.

Son imagination, tout en ne cessant de travailler d’après des traditions populaires, se serait donné plus large carrière dans le développement et le mode d’exposition des faits qu’il raconte. [...] Je ne saurais encourager l’auteur à persister dans le genre qu’il a essayé, qui n’est à vrai dire ni la légende populaire ni la nouvelle, - plus sec et moins orné que la nouvelle, moins naïf et plus chargé que la légende.

KERJEAN, Louis de, « Chronique », Revue de Bretagne et de Vendée, Vol. 2, 1857, p. 304-319, Voir en ligne.

La Fée de Brocéliande marie l’imaginaire de la forêt de Brocéliande à un épisode de l’histoire de Bretagne. On y retrouve les deux principales influences de du Laurens de la Barre : le Foyer Breton d’Émile Souvestre et le Barzaz Breizh d’Hersart de la Villemarqué.

L’influence d’Émile Souvestre

En préambule de ce conte, Laurens de la Barre cite Émile Souvestre comme l’inspirateur de son intérêt pour la forêt de Brocéliande.

On connaît de renom l’antique et mystérieuse forêt de Brocéliande, aujourd’hui de Paimpont, si célèbre dans le roman de la Table Ronde. C’est là, nous dit M. Émile Souvestre, que se trouvaient le Val des faux amants, où restait prisonnier tout chevalier traître à sa dame ; la fontaine bouillante de Baranton, dont la margelle était une émeraude, et le bassin d’or, avec lequel se puisait l’eau qui amenait la tempête. Merlin y avait longtemps caché sa tendresse pour la fée Viviane et s’y trouvait encore, selon la tradition, « endormi d’un sommeil magique au pied d’un buisson d’aubépine. » C’est dans ce lieu, célèbre par les légendes, que nous allons errer quelques moments, au bruit du vent dans les vieux chênes, aux soupirs éteints, mais saisissables encore parfois, de la harpe de Viviane

DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, « La fée de Brocéliande : légende bretonne », Revue de Bretagne et de Vendée, Vol. 16, 1864, p. 285-294, Voir en ligne.

Du Laurens de la Barre, comme Souvestre dans le Foyer Breton, ancre son conte dans la topographie légendaire de la forêt de Paimpont-Brocéliande. La majeure partie du récit a en effet pour cadre la fontaine de Barenton et le Val sans Retour. Pourtant, l’imaginaire arthurien n’apparait qu’à travers les évocations de la fée Viviane et de Merlin.

L’influence du Barzaz Breizh

Le cœur du récit de La fée de Brocéliande s’articule autour de la figure d’Énolé, l’écuyer du roi Morvan. L’histoire est censée se dérouler à l’époque de ce roi breton (750 ?-818 ?) en guerre contre Louis le Débonnaire (dit aussi Louis le Pieux), roi des Francs. Cet épisode de l’histoire de Bretagne réapparait au 19e siècle avec la parution en 1824 du poème (composé vers 826) du chroniqueur franc Ermold le Noir. —  ERMOLDUS, Nigellus, Faits et gestes de Louis-le-Pieux, 1824 -Guizot François (éditeur), Paris, J.L.J. Brière, 826, Voir en ligne. —.

Mais c’est avant tout au Barzaz Breizh qu’il doit sa célébrité. Les exploits guerriers de « Lez-Breizh » 1, surnom du roi Morvan, et de son écuyer ont été collectés et publiés par Hersart de la Villemarqué . —  HERSART DE LA VILLEMARQUÉ, Théodore, « Barzaz Breiz ». Chants populaires de la Bretagne, recueillis et publiés avec une traduction française, des éclaircissements, des notes et les mélodies originales, Paris, Charpentier, 1839. 2 vol. —

Ernest du Laurens de la Barre, ami et admirateur de La Villemarqué, s’est inspiré du ce poème épique breton pour écrire La Fée de Brocéliande.

Le texte intégral de La fée de Brocéliande

I

On connaît de renom l’antique et mystérieuse forêt de Brocéliande, aujourd’hui de Paimpont, si célèbre dans le roman de la Table Ronde. C’est là, nous dit M. Emile Souvestre, que se trouvaient le Val des faux amants, où restait prisonnier tout chevalier traître à sa dame ; la fontaine bouillante de Baranton, dont la margelle était une émeraude, et le bassin d’or, avec lequel se puisait l’eau qui amenait la tempête. Merlin y avait longtemps caché sa tendresse pour la fée Viviane et s’y trouvait encore, selon la tradition, « endormi d’un sommeil magique au pied d’un buisson d’aubépine. » C’est dans ce lieu, célèbre par les légendes, que nous allons errer quelques moments, au bruit du vent dans les vieux chênes, aux soupirs éteints, mais saisissables encore parfois, de la harpe de Viviane.

Sur le bord de la forêt s’élevait jadis l’antique castel du seigneur Méliaw, sire de Paimpont (ou autres lieux, la tradition se trouvant peu précise à cet égard). Le vieux seigneur, au temps du roi Morvan , que la gloire nationale a nommé Lez-Bréïz ( soutien de la Bretagne), habitait ce château avec sa fille unique, Marguerite, et un petit nombre de varlets et gens de service. Désormais trop vieux pour marcher au combat, le sire Méliaw vivait paisible et retiré dans son domaine. Plein de confiance dans sa fille qu’il adorait comme une créature angélique, il lui accordait la plus entière liberté. Marguerite était aussi bonne et pieuse que belle, mais par malheur son esprit, facilement impressionnable, avait .subi l’influence de la lecture des romans de chevalerie, ou, pour parler plus exactement, les longs récits, appris durant les veillées d’hiver, les traditions et histoires merveilleuses du temps passé, avaient exalté son imagination. Marguerite, comme une nouvelle Viviane , se plaisait à errer, le soir, dans les sentiers de la forêt ; parfois même, sans crainte comme sans reproche, la jeune fille, tout ignorante des choses du monde, osait prolonger sa promenade solitaire jusqu’aux bords de la fontaine de Baranton ; et là, s’oubliant dans ces lieux remplis de mystère , assise sur un rocher qui dominait la fontaine , elle chantait, avec le doux accompagnement des voix de la nuit et des murmures des bois, les lais touchants dont on avait bercé son enfance.

Un soir, elle chantait ainsi, auprès de la source sacrée : la brise molle du printemps faisait vibrer dans les arbres comme les cordes des harpes éoliennes. Marguerite disait :

Voici l’heure où la fée arrive,
L’heure si chère au cour aimant,
L’heure où Viviane plaintive,
Comme une colombe craintive,
Sort de sa grotte en soupirant.
Écoutez ses soupirs, ses larmes ;
Elle dit : – Bergers de ces lieux ,
Fuyez , hélas ! fuyez les charmes ,
De Merlin redoutez les armes,
Craignez les coups mystérieux.

Alors Marguerite prêta l’oreille aux bruits des échos et du feuillage ; elle ajouta :

À mes tristes accents l’écho toujours fidèle
Répond seul à ma voix.
Voici venir la nuit , j’entends glisser son aile,
En passant sous les bois.
Je crois entendre encore un bruit dans le feuillage,
Comme un spectre qui fuit.
Merlin, serait-ce vous ? Mais non... dans le bocage
C’est le vent qui gémit.

La jeune fille se tut. Soudain une voix répondit à sa voix par des accents délicieux..... Était-ce un voyageur égaré dans la forêt ou attiré par les chants de Marguerite ? Était-ce un chevalier enchanté, condamné à errer dans ces lieux pour avoir trahi sa dame ou ses serments ? Point ne le pouvait deviner la gente châtelaine de Paimpont. Elle entrevit cependant, à la clarté des étoiles, l’ombre d’un guerrier immobile ; elle vit briller sa cuirasse sous les plis de son manteau, puis elle s’éloigna silencieusement.

Trois jours de suite, Marguerite revint à la fontaine. Chaque fois le chevalier timide et inconnu s’y trouvait, à la même place. La troisième fois pourtant, si la tradition est fidèle, le jeune homme (qui n’était nullement enchanté), osa parler à la fille du seigneur de Paimpont. Marguerite, qui ne connaissait point la dissimulation, et ne voyait rien qu’à travers la pureté de son âme, répondit au chevalier avec cette voix simple, naïve et pleine d’un charme étrange qui n’appartient que rarement aux filles de la terre :

— Sire chevalier, lui dit-elle, que cherchez-vous au fond des bocages enchantés de Brocéliande ? Est-ce la blonde Viviane, dont les charmes vous attirent ? ou bien venez-vous ici pour arracher à Merlin ses secrets dangereux ?

— Non, non, jeune fille, fée ou enchanteresse, qui que vous soyez, répondit-il, j’ignore quel destin m’entraîne ; mais depuis longtemps, c’est vous, vous que je vois dans mes rêves. L’autre soir , je me rendais au camp de Morvan, le roi des Bretons, dont je suis l’écuyer, lorsque, dans mon ignorance des sentiers de cette forêt, je me suis égaré sous ses ombrages où le bonheur m’a conduit.

— Son admiration naïve m’enchante, et ses paroles ne sont point sans charme. Il me prend sans doute pour une fée ; laissons-lui son erreur, se dit Marguerite ; puis elle continua : — Seigneur chevalier, je ne puis m’attarder davantage. L’ombre nous environne de toutes parts et obscurcit déjà tous les sentiers ; partez, partez sans délai, car quelque génie de la nuit pourrait vous entraîner dans le Val des faux amants, où reste prisonnier tout chevalier infidèle à sa dame.

— Par pitié ! ne me croyez pas infidèle , s’écria l’écuyer ; je ne trahis jamais ni mon roi, ni l’honneur. Puis il ajouta dans le langage des preux :

À l’honneur j’ai voué ma vie,
A la gloire , tous mes amours ;
Pour le bonheur de ma patrie,
Oui, je veux combattre toujours.
Je veux, pour Lez-Breïz, que j’aime,
Vaincre ou tomber dans le combat.
Je veux encor, bonheur suprême !
Pour mon Dieu, mourir en soldat !

— Que de vaillance et d’amour de la gloire ! murmure Marguerite. Quel grand cœur ! je vais... Mais non, non, pauvre fille des bois, demeure inconnue. Ne l’oublie jamais, tout le bonheur est là... — Elle ajoute à haute voix : — Vaillant écuyer, vous qui aimez la gloire et l’honneur, puissiez-vous être vainqueur dans la prochaine guerre, c’est mon vœu bien ardent.

Et comme le chevalier la regardait avec autant d’étonnement que d’admiration, elle continue en lui tendant la main :

- Adieu, adieu , noble seigneur ; souvenez-vous de moi, de la fée de Brocéliande, que l’on nomme Marguerite... Marguerite de... — Le nom expire sur ses lèvres et elle s’enfuit précipitamment.

— Marguerite... une fée ! un ange ! qui est-elle ? s’écrie l’écuyer de Morvan. Partie ou envolée pour jamais peut-être.... Hélas ! sort cruel, qui m’avez conduit ici, me rendrez-vous jamais l’ange que j’ai perdu ?... Mais je délire. Je demande à retrouver une fée... Pauvre insensé ! cependant si c’était... Oh ! oui, c’est une créature angélique ; je le devine aux battements de mon cœur, et j’ai senti sa main trembler dans la mienne.

II

Énolé (c’était le nom du jeune écuyer) revenait triste et pensif dans le sombre sentier de la forêt. Un guerrier le suivait de près sans qu’il s’en fût aperçu jusque là. Ce dernier ayant pressé sa marche, Énolé s’arrêta au bruit des pas du nouvel arrivant.

— O mon seigneur, s’écria-t-il, pourquoi hantez-vous, à cette heure, les abords de ces lieux enchantés ? Ne craignez-vous pas quelque charme de Merlin, trop souvent ennemi de nos princes ?

— Ami, je ne crains rien pour moi-même, répondit le roi (car c’était Morvan) ; cependant j’ai voulu savoir pourquoi mon écuyer fidèle me quittait aussi souvent ? Pourquoi Énolé, que j’aime comme un frère, devenait triste et songeur sans en dire la cause à son chef, à son ami ? Pourquoi mon meilleur chevalier s’éloignait de mes conseils, et fuyait ma tente au moment de la guerre ? Pourquoi...

— Arrêtez, seigneur, ne blâmez pas celui qui veut mourir pour vous. Plaignez-moi plutôt, car j’ignore moi-même la vraie cause de mon mal.

— Je vais le rendre malheureux, se dit le prince, mais il le faut, pour quelque temps du moins. La Bretagne a besoin du bras d’Énolé et l’amour nous le ravirait. Il ajouta : — Ami, je veux dissiper l’illusion qui t’obsède. Caché dans ces buissons épais, j’ai entendu ton entretien avec cette fée cruelle, dont il faut chasser l’image de ton cour.

— Hélas ! seigneur, que dites-vous ?

— La vérité. Ne sais-tu pas que cette fontaine se trouve à l’entrée du val trompeur des Faux amants ?

— En effet, elle a parlé de ce val funeste. — Elle voulait sans doute t’y entraîner.

— Elle n’y songeait pas. La candeur s’unissait à la beauté dans sa personne angélique.

— Elle avait jeté un voile sur tes yeux.

— Ah ! c’est impossible ! s’écria le jeune homme ; par pitié, seigneur, n’achevez pas : Marguerite n’a rien fait pour me tromper.

—Tu la connais donc, insensé ? reprit le roi. Alors, qui est elle ? réponds...

— Hélas ! je l’ignore... je l’aime ! N’est-ce pas assez ?

— Pauvre ami, continua l’impitoyable Morvan, ton désespoir me désole ; il briserait tes forces et ton courage, si précieux à la veille d’une guerre à mort. Ravive ta haine pour les Saxons 2 ! Oublie, oublie une vision, que la brise du soir emporte sur ses ailes ; car celle que tu aimais, ô Énolé, ce n’est pas une enfant de la terre : c’est une fée, une fille des songes, c’est Viviane elle-même !... Oui, Viviane, la perfide amie des chevaliers saxons ! Ne l’as-lu pas reconnue à ses accents ?

— Accents si doux ! murmura l’écuyer.

— Et si trompeurs ! reprit le roi ; mais comment n’as-tu pas remarqué ses yeux qui fascinent, sa chevelure d’or, sa beauté surnaturelle ? Tremble, tremble, ami, car Merlin est là, derrière ce buisson enchanté ; il l’épie cruellement.

— Malheur ! malheur à moi ! s’écria Énolé éperdu. J’arrache son image de mon cœur. À présent, viennent les Saxons, je pourrai du moins mourir pour Lez-Breïz.

Et plus ne revint le chevalier auprès de la fontaine de Baranton, ou l’attendit vainement et souventes fois la triste Marguerite.

III

Nous avons dit que Morvan, se fondant sur l’appui d’Énolé, sa meilleure lance, avait conçu le dessein de le tromper en lui affirmant que la jeune fille de la fontaine n’était autre que Viviane, la fée qui hantait ces bocages écartés. Par ce moyen, le prince ramenait son écuyer à la vaillance, au devoir, à l’ardeur des batailles. Il voulait, en outre, éprouver sa fidélité, sa constance et comptait lui rendre son bonheur lorsque la guerre serait achevée. Mais, hélas ! cette guerre devait être terrible : l’empereur, Louis le Débonnaire, mécontent de voir la Bretagne repousser sans cesse le joug des Franks et entraîné par les perfides conseils de Lantbert, comte des marches, avait juré de la réduire par le ravage et l’extermination.

Peu de jours après, le moine Witchar vint de la part du César frank porier au Tiern (chef) des Bretons les dernières conditions de son puissant ennemi. Le moine termina ainsi son discours :

— Cesse, ô Morvan, de t’abuser, toi et les tiens ; viens implorer la paix de Louis. Si tu veux conclure avec les Franks une paix juste et durable, dont tes sujets n’ont que trop besoin, suis-moi sans tarder ; viens reconnaître l’indulgente loi du pieux César. Tu resteras le chef d’un puissant domaine ; tu auras des soldats nombreux ; tu donneras de belles batailles ; mais si tu persistes dans ta révolte, quand même les peuples alliés se joindraient à toi, comme autrefois à Turnus les Rutules, jamais tu ne triompheras des Franks, dont tu as usurpé le territoire...

Pendant ce discours, Morvan, — rapporte la chronique latine d’Ermoldus-Nigellus, — frappait du pied la terre. Il semblait irrésolu. Alors, il leva sur son écuyer fidèle un regard interrogateur. Énolé le comprit : des larmes de colère brillaient dans ses yeux, au souvenir de sa patrie outragée, et peut-être au souvenir de la cruelle erreur qui lui déchirait l’âme.

— Honte et malheur ! murmura-t-il à l’oreille du roi. La honte ou la guerre, choisissez !

— Guerre et mort aux Saxons, s’écria le Tiern en se levant sur le seuil. Et la tradition nous a conservé sa réponse : — Que les Saxons viennent, continua-t-il, j’ai pour voler au-devant d’eux mille charriots pleins de flèches toutes prêtes ; j’ai mes boucliers peints à choquer contre leur boucliers blancs. Je me battrai sans aucune crainte avec eux !

Tels furent les adieux de Witchar el de Morvan-Lez-Bréïz.

IV

Deux années s’écoulèrent. Une guerre terrible, comme elle avait été annoncée, désolait la Bretagne armoricaine, souvent écrasée , jamais soumise. À un Tiern, à un héros abattu succédait un héros plus indomptable.. On eût dit (et les Franks en paraissaient convaincus ) que les héros bretons renaissaient de leurs cendres. À Morvan-Lez-Bréïz, mort ou mystérieusement enseveli au fond de quelque retraite ignorée, avait succédé Wiomarh, le sauvage précurseur de Nominoë. On ignorait le sort d’Énolé. Le château de Paimpont était plus silencieux que jamais. La bannière noire flottait attachée sur le donjon depuis la mort de Morvan. Marguerite, plus que jamais solitaire et désolée, errait chaque jour dans les sentiers les plus sombres de la forêt, mais rarement sa voix, devenue plus plaintive, troublait le silence des ombrages.

Un soir qu’elle égarait sa muette douleur dans ces lieux tant aimés naguère, elle rencontra, à genoux sur une roche, non loin de la fontaine, un pauvre ermite qu’elle ne connaissait pas. Le solitaire semblait prier ou méditer pieusement, les yeux attachés sur le ciel. Enfin ses regards s’abaissèrent et vinrent s’arrêter sur Marguerite. Il se leva lentement.

— Fille du sire de Paimpont, lui dit-il, je n’ignore pas qui tu pleures dans ces bois. Ne te trouble pas aux paroles d’un vieillard, qui a trop connu le monde et qui veut le fuir à jamais, d’un vieillard, qui a pu causer des maux dans sa vie, mais qui emploiera à faire le bien le peu de jours que la main de son Créateur lui voudra dispenser encore.

Il se fit un silence prolongé dont s’augmentait encore le trouble de Marguerite. Le vieillard reprit : .

– Énolé, que tu regrettes, survit à son roi. Les blessures de son corps se ferment peu à peu ; celles de son cœur se fermeront-elles jamais ? Cependant, va en paix, ma fille, et espère en la bonté des cieux.

Marguerite s’éloigna, retenant ses larmes. Le moine Witchar (c’était lui) la suivit quelque temps des yeux jusqu’au détour du sentier.

— Ta douleur peut être consolée, jeune fille, s’écria-t-il ; mais la mienne, la mienne !... Pourrai-je laver ma trahison dans ce désert ? Lez Breiz n’est plus, et c’est moi, moi dont l’ambition a causé sa perte. Cendres de mon roi, me pardonnerez-vous ?... Mais que vois-je ? Un pèlerin fugitif peut-être !

L’ermite se leva à l’approche du voyageur, sans doute égaré dans la forêt.

— Qui es-tu, mon fils ? lui dit-il. Ma tête blanchie me donne le droit d’interroger et de consoler les malheureux. Qui es-tu ? D’où viens-tu ?

— Qui je suis ? répondit l’inconnu d’un air égaré, qui je suis, moi ? rien ; je ne suis plus que l’ombre d’un guerrier ; j’ai tout perdu, mon esprit, mon cœur et mon roi. Un traître, un perfide, a causé la ruine de Morvan, en livrant aux Saxons les passes de nos marécages. Malheur sur...

— Silence, mon fils ! Les malheureux ne doivent pas maudire leurs frères. Le pardon ! Jésus ne l’a-t-il pas enseigné ? Et puis, la pitié, la pitié n’est-elle pas réservée au coupable repentant ? Ainsi, pardonne, ô Énolé ; je t’ai reconnu, ne détourne pas les yeux.

— Énolé ! reprit le fugitif ; qui parle ici de l’écuyer de Morvan ? Ne répète plus ce nom, vieillard ; Énolé est mort auprès de Lez-Bréiz.

— Hélas ! il a perdu la raison, se dit le moine. Seigneur ! Seigneur ! inspirez-moi ; que je puisse du moins rendre à ce malheureux une partie de ce que ma faute lui a ravi.

À ce moment, les accents d’une voix éloignée viennent mourir aux oreilles du moine et d’Énolé. Ce fut comme un trait de lumière pour Witchar ; il saisit soudain le bras du jeune homme.

- Écoute, lui dit-il ; ne reconnais-tu pas cette voix ? Renais à la raison, à l’espoir, ô mon fils ! Marguerite est fidèle ; tu la retrouveras.

– Marguerite ! répond Énolé, en rassemblant avec effort ses souvenirs ; Marguerite, ma triste fiancée, ce n’est qu’au ciel que je puis la revoir ! ce n’est pas une fille de la terre. Puis il continue, au milieu d’un délire douloureux :

Je m’en souviens, douleur amère !
Celle que j’aime est dans le ciel ;
Elle reviendra sur la terre
Lorsque Morvan, mon roi, mon père,
Verra le jour de son réveil.

Hélas ! ce souvenir me glace :
Partout je vole et suis ses pas ;
Partout je retrouve sa trace ;
Ainsi qu’une ombre, elle s’efface...
Morvan ne se réveille pas.

Adieu, adieu, mon père.

Alors l’insensé se retourne pour prendre la main du vieillard ; il a disparu. Énolé se dispose à partir, lorsque le même chant, plus rapproché cette fois, le frappe de surprise et répand dans tout son être un trouble inexplicable ; puis il voit une blanche forme s’avancer vers la clairière assombrie.

— La voilà ! s’écrie-t-il éperdu ; c’est-elle, la jeune fée de la fontaine, qui a pris mon âme ; la fille du soir qu’un souffle va dissiper bientôt.

Adieu, fantôme ou rêve,
Si cruel et si doux ;
Beau songe qui s’achève,
Ou que la brise enlève !
Ah ! pour jamais, envolez-vous !
Adieu, touchant murmure,
Douces harpes des bois,
Soupirs de la nature,
Chers accents, voix si pure,
Adieu ! pour la dernière fois !

— Arrête, arrête, Énolé, lui dit le vieillard ; dissipe cette funeste illusion ; reviens à la lumière. Sur mon salut, celle que tu vis, il y a deux ans, au bord de la fontaine, c’est Marguerite qui te tend la main, la fille du sire de Paimpont ! Viens, viens, mon fils ; suis nous au château. C’est là que Witchar veut le rendre la joie et obtenir miséricorde.

— Witchar ! Witchar ! s’écria Énolé, s’égarant de plus en plus ; Witchar ! le traître qui perdit Morvan ! Et j’allais croire à sa parole maudite ; j’allais succomber aux artifices trompeurs de Viviane et de Merlin !... Non, non, laissez-moi ! O Lez-Bréīz ! ô mon roi ! je n’ai plus qu’à mourir, puisque je t’ai perdu pour jamais !

À ces mots, le malheureux insensé s’éloigna rapidement, sans qu’il fût possible de le retenir. Alors, prenant une course folle, il gravit les roches les plus escarpées, au-dessus d’un ravin creusé par les torrents de l’hiver, et s’y précipita d’un bond désespéré....

Et si l’on demande quel fut le sort de Marguerite, nous répondrons, comme la légende, que, morte sans doute de douleur après la triste fin de celui qu’elle aimait, la châtelaine de Paimpont est identifiée, dans le souvenir populaire, avec l’ombre de la fée Viviane qui habite toujours les abords de la fontaine de Baranton.


Bibliographie

DU LAURENS DE LA BARRE, Ernest, « La fée de Brocéliande : légende bretonne », Revue de Bretagne et de Vendée, Vol. 16, 1864, p. 285-294, Voir en ligne.

ERMOLDUS, Nigellus, Faits et gestes de Louis-le-Pieux, 1824 -Guizot François (éditeur), Paris, J.L.J. Brière, 826, Voir en ligne.

HERSART DE LA VILLEMARQUÉ, Théodore, « Barzaz Breiz ». Chants populaires de la Bretagne, recueillis et publiés avec une traduction française, des éclaircissements, des notes et les mélodies originales, Paris, Charpentier, 1839. 2 vol.

KERJEAN, Louis de, « Chronique », Revue de Bretagne et de Vendée, Vol. 2, 1857, p. 304-319, Voir en ligne.


↑ 1 • C’est dans le Barzaz Breizh que le roi Morvan apparait pour la première fois sous le surnom de « Lez-Breizh », littéralement « hanche » c’est-à-dire support de la Bretagne

↑ 2 • Il s’agit des Franks ; mais les Bretons désignent encore aujourd’hui leurs ennemis par le nom de Saozon (Saxons).