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1912

Le ménage de la paix

Un conte de François Cadic collecté à Guer

Le ménage de la paix est un conte de François Cadic collecté à Guer (Morbihan) par M. Lecomte.

Un conte de François Cadic

Le ménage de la paix est un conte de François Cadic (1864-1929) publié dans La Paroisse bretonne en mars 1912. —  CADIC, François, « Le ménage de la paix », in Contes et légendes de Bretagne, 9e série, Hennebont, Imprimerie Charles Normand, 1912, p. 29-34. —

François Cadic révèle le nom de la personne auprès de laquelle il a collecté la légende, un dénommé Monsieur Lecomte de Guer, mentionné dans la préface d’un recueil paru en 1919 comme étant l’un de ses actifs collaborateurs. —  CADIC, François, Contes et légendes de Bretagne, Paris, Maison du Peuple Breton, 1919, 240 p., Voir en ligne. —

Rééditions

1943 — L’abbé Le Moing

François Cadic avait pour projet de publier Le ménage de la paix, quelques mois seulement avant sa mort, dans un recueil intitulé Contes bretons sur douze métiers. C’est son neveu, l’abbé Le Moing qui, le retrouvant dans ses papiers, se charge en 1943, malgré les difficultés liées à la guerre, de l’éditer aux Éditions celtiques que dirige Jean Floc’h à Paris. —  CADIC, François, Contes bretons sur douze métiers, Paris, Librairie Celtique, 1943, 284 p. —

1999 — Terre de Brume

Le ménage de la paix a fait l’objet d’une réédition dans les œuvres complètes de François Cadic publiées entre 1998 et 2000 aux éditions Terre de Brume .—  CADIC, François et POSTIC, Fanch, Contes et légendes de Bretagne - Les Contes populaires, Vol. 3, Terre de Brume, 1999, 332 p. p., (« Les Oeuvres de François Cadic »). [pages 211-217] —

Le ménage de la paix est intégré au recueil de contes populaires de Brocéliande paru en 1999. —  CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999. [pages 210-217] —

2018 — Jean-Pierre Mathias

Le conteur Jean-Pierre Mathias a donné une version du Ménage de la paix, intitulée Sans « berries »... on fait des affaires pari ! dans un recueil de Contes à boire édité en 2018.—  MATHIAS, Jean-Pierre, Contes à boire : sans modération, Rennes, Editions Goater, 2018, 170 p. —

À cette occasion, il classe Le ménage de la paix dans le type n° 1415 de la classification internationale Aarne et Thompson, et le rapproche d’autres versions de ce type, notamment Hans im Glück ou Jean la Chance des frères Grimm.

Le récit intégral du ménage de la paix

Une cabane en torchis, avec calotte de paille, contre un chemin creux, au village de la Ville-Boscher, un pré large comme six draps de lit, un courtil de la grandeur de trois « mouchets de pochette » et par-dessus le compte une gentille petite vache bretonne, qu’on avait dénommée la Noirotte, et qui fournissait du lait à toute la maisonnée, voilà de quoi se composait la fortune de Jeannot le tâcheron et de la Fanchette. C’était peu, et cependant il n’y avait pas de gens plus heureux. Quand on en parlait à Guer, on les appelait le Ménage de la paix.

Depuis le jour béni où monsieur le curé les avait solennellement unis par un lien indissoluble, jamais un nuage n’avait passé sur leur cœur. Avec les années, les rejetons s’étaient multipliés au foyer, au point de ne plus savoir où en mettre. On en montrait pas moins beau visage. Pour fournir la picorée à la volière, Jeannot travaillait autant que ses forces pouvaient en donner. Il allait chez les fermiers voisins promener la charrue dans les champs, faucher l’herbe dans les prés, abattre le bois le long des talus. Ses bras ne boudaient pas à la tâche. La Fanchette non plus ne restait pas inactive. Tout en gardant la marmaille, son fuseau tournait sans interruption ; les quenouillées succédaient aux quenouillées, et le fil s’allongeait en kilomètres. Il y en avait de quoi faire le tour de la paroisse de Guer. Bref, on vivait, pas trop bien sans doute, pas trop mal non plus, en somme content de son sort.

Pourquoi faut-il qu’en cette humaine vie le malheur guette un chacun de nous, au tournant de la route ? Ne dirait-on pas que le sort jaloux nous en veut du peu de félicité qui nous échoit ?

Il vint un jour où la déveine entra sous le toit. Un orage effroyable éclata sur le pays, dévastant l’herbe et les blés, et voilà le pauvre tâcheron sans emploi ; Jeannot fut congédié par ses maîtres. Combien de prières ferventes montèrent au ciel, vers les saints vénérés, vers madame sainte Anne et monsieur saint Gurval, le patron de Guer, Dieu saurait le dire ! Cela ne servit à rien. Sans doute les saints étaient-ils en mauvaises dispositions, car ils ne prêtèrent pas secours.

Alors, dans l’humble cabane de la Ville-Boscher, on commença à ressentir la faim et, comme pour achever les infortunes, le percepteur, suivi de l’huissier, apparut sur le seuil. Que faire ? Comment écarter les hommes de justice si durs aux petites gens ? Comment contenter les enfants qui réclamaient la becquée ? Devait-on sacrifier le doux nid qui avait abrité tant de bonheur ?

À cette seule pensée, l’âme de Jeannot et de la Fanchette frémissait. Ils s’arrêtèrent à une résolution héroïque. Vendons la Noirotte ! Proposa la Fanchette. Jeannot eu le cœur gros, mais il répondit : vendons là.

Le mercredi suivant, le brave homme, emmenant avec lui sa vache, prenait la route du bourg de Guer où avait lieu la foire. Que de larmes avaient coulé dans la chaumière, au moment de se séparer de l’excellente bête qui avait si longtemps nourri la maisonnée ! On la caressait, on l’embrassait, les petits s’accrochaient à ses jambes, et la vaillante créature, pour montrer qu’elle était sensible à ces démonstrations d’amitié, poussait des beuglements à réveiller les morts.

Elle n’emboitait pas avec plaisir le pas à son maître, la Noirotte. Elle avait perdu sa docilité ordinaire, secouait la tête avec humeur et tirait sur la corde. Jeannot n’avait pas le courage de la gronder.

Oui, va ma belle, murmurait-il, tu as raison de te défendre et je t’approuve. Garde-toi cependant de croire que j’ai changé de sentiment à ton égard. C’est un dernier sacrifice que je te demande pour les miens : il faut qu’ils vivent.

Comme il monologuait ainsi, il rencontra, en arrivant au village du Vanniel 1, un homme de Monteneuf qui lui aussi se rendait à la foire, avec une superbe chèvre. Oh ! la jolie bête ! s’écria-t-il. Je suis sûr que le bon Dieu a oublié de créer sa pareille. Voulez-vous me la céder, compère, en échange de ma vache ?

Le brave homme considéra Jeannot, avec les yeux de quelqu’un qui se demande s’il n’a pas affaire à un fou. Mais Jeannot avait mine avantageuse, tenue convenable, beaux habits du dimanche, chemise neuve empesée. Il était pouillé 2 tel qu’un notaire. Le résultat de l’examen fut sans doute favorable, car l’autre répondit :

— J’y consens, à condition toutefois que le marché ait lieu sans berrées 3

Le malheureux en effet était logé à la même enseigne que Jeannot. Il n’avait plus un sou vaillant dans sa poche.

— Tope là ! répliqua celui-ci, en lui frappant vigoureusement dans la main. Affaire conclue et l’on ne berra pas. Adieu !

Jeannot continua sa route, et il atteignit la première maison du Vallot 4. Une femme en sortait, avec un magnifique coq qu’elle se proposait de vendre à la foire.

Quel bel animal vous avez, la mère, observa-t-il. Des plumes brillantes, une queue en panache, des ergots forts. Vos voisins doivent vous l’envier. Vous plairait-il de le troquer contre ma chèvre ? La commère jeta un coup d’œil observateur du côté de la chèvre.

Oh ! oui, sûrement, déclara-t-elle, je le veux bien, pourvu qu’il n’y ait pas de berrées ! Sa bourse était aussi plate que celle du gars de Monteneuf et ce coq était sa dernière ressource.

— Nous ne berrons point, fit Jeannot. Et chacun s’en fut de son côté, lui tirant toujours dans la direction de la foire, fier de son acquisition.

Au moment où il arrivait au pont de Guer, des cris perçants frappèrent ses oreilles. Il y avait là, creusant un trou au coin d’un champ, une pauvre vieille fille qui pleurait toutes les larmes de son corps. Elle n’avait qu’un amour sur la terre, son chat, une jolie bête, ma foi ! et voilà que le malheureux Minet, après avoir vidé une baratte de lait était mort de la courte haleine. Elle l’avait gardé chez elle pendant huit jours, le veillant comme elle saurait le faire pour un être humain ; à la fin l’odeur était devenu trop forte. Elle avait dû se résigner à se séparer de lui, et le trou était destiné à recevoir sa chère dépouille. L’âme compatissante de Jeannot, en présence d’une telle douleur, ne put s’empêcher de s’apitoyer.

— Voyons, voyons, cousine, dit-il, à quoi sert de tant vous désoler ? Votre douleur ne lui rendra pas la vie. Tenez, donnez-le-moi plutôt, au lieu de le jeter en terre, et prenez mon coq à la place. Il chante si bien qu’en l’écoutant vous oublierez.

La vieille fille ahurie, le regarda, en se demandant s’il ne se moquait pas d’elle ; mais Jeannot avait l’air très sérieux et ne songeait pas à plaisanter.

— Soit, s’écria-t-elle, j’y consens. Il reste convenu pourtant que nous ne berrons point.

Plus pauvre que les deux vendeurs précédents, elle n’avait pas un morceau de pain à se mettre sous la dent.

— On ne berra point ! Répliqua Jeannot avec condescendance, et enfonçant le corps du chat crevé dans la poche de derrière sa galicelle 5, il s’éloigna.

Quand il arriva à Guer, la foire battait son plein, et la maison de Gilles Roux, l’aubergiste le plus renommé pour la qualité de son cidre, regorgeait de clients. Il y entra, commanda une bolée, et, comme il faisait un froid de loup, il s’installa auprès du feu, afin de la déguster plus à son aise. Miséricorde ! Il ne s’était pas écoulé plus de cinq minutes qu’une odeur épouvantable se dégageait de sa galicelle. Sous l’action de la chaleur, le corps du chat déjà en décomposition s’était mis à fermenter, et ça sentait tellement mauvais que les mouches au plafond donnaient des signes d’inquiétude et que les nez des gens se bouchaient d’eux-mêmes. Dans l’auberge, il n’y eut qu’un cri :

— Ah ça ! l’homme là-bas, vous vous êtes oublié dans votre culotte ? Hors d’ici vite ! Il y a des petits endroits à Guer, que diable ! Allez-y.

Jeannot avait pris son air le plus digne. Il jeta un air de défi sur l’assistance.

— Nenni, je ne sortirons point, répliqua-t-il. Vous m’accusez à tort, je vous l’assure ; je parie deux cents francs qu’il n’y a pas un seul homme ici qui ait sa chemise dans un meilleur état que la mienne.

Il y eut une protestation unanime : — Elle est trop forte, celle-là ! oui, nous acceptons : pari tenu.

On en vint aux preuves. Les chemises furent examinées. Incontestablement Jeannot, qui, quelques heures auparavant, s’était changé, remportait le prix. Il empocha les deux cents francs et raconta son histoire. On juge de la stupéfaction des autres.

— Nous sommes roulés, s’écrièrent-ils, furieux de leur déconvenue ; mais quelque entendu que vous soyez au jeu, vous n’aurez pas la belle. Parions encore deux cents francs que votre femme, lorsqu’elle saura les trocs auxquels vous vous êtes livré, sans en connaitre la fin, n’aura pas envie de vous en féliciter, et qu’elle vous prodiguera des coups de bâtons.

— Parions ! répondit Jeannot ; que les témoins m’accompagnent, et ils constateront que le Ménage de la Paix mérite son titre dans la mauvaise fortune ainsi que dans la bonne.

— Eh bien mon ami, demanda la Fanchette en voyant revenir son homme, tu as vendu la Noirotte ?

— Non pas, fit-il, j’ai préféré l’échanger contre une chèvre !

Elle lui sauta au cou : que je te suis reconnaissante ! Depuis longtemps, les enfants souffraient du mal de gorge. Le lait de chèvre les guérira tertous.

— Oui, mais j’ai donné la chèvre pour un coq. Ce coq d’ailleurs n’a pas son égal, et il n’est pas un faisan au château de Coëtbo qui rivaliserait avec lui pour le brillant plumage.

La femme joignit les mains, et ses yeux exprimèrent la plus vive joie :

— Quelle heureuse idée ! Nous aurons désormais un merveilleux réveille-matin, et il ne sera plus nécessaire d’attendre le lever du soleil pour connaitre l’heure du travail.

— Hélas ! ma Fanchette, reprit Jeannot, il y a eu pis ; ce roi des coqs a été cédé par moi à une vieille fille pour un chat crevé.

— Alors tant mieux ; puisque tu a cru devoir agir de la sorte, c’est que tel était le meilleur parti. Et puis, en y réfléchissant, le chant du coq aurait gêné notre voisine Turon, qui a la langue si désagréable et qui n’aurait pas manqué de nous vouer au diable, à chaque cocorico qu’elle aurait entendu ; je lui enverrai le chat et elle pourra se donner le plaisir de le caresser.

— Eh bien non, ma femme, tu n’auras même pas cette satisfaction. Je n’ai pas rapporté le chat, car je l’ai vendu deux cents francs à des gens qui avaient eu mauvaise idée de moi. Voilà l’argent.

Ce disant, Jeannot comptait sur la table la somme de deux cents francs en monnaie trébuchante.

— À côté de ces beaux louis, ajouta-t-il, ces hommes qui m’accompagnent vont en aligner tout autant. Allons, braves gens, payez, et avouez qu’il n’est aucune épreuve capable de diminuer la confiance de la Fanchette en son mari et que leur maison mérite à juste titre le nom de Ménage de la Paix.

Le lendemain, la Noirotte rentrait dans la chaumière, au milieu des cris de joie de la famille. La misère partait, pour ne plus revenir, et le bonheur revenait pour ne plus partir. Pourquoi la Fanchette n’a—t-elle pas laissé plus d’héritières ? Que de femmes devraient méditer son histoire.


Bibliographie

CADIC, François, « Le ménage de la paix », in Contes et légendes de Bretagne, 9e série, Hennebont, Imprimerie Charles Normand, 1912, p. 29-34.

CADIC, François, Contes bretons sur douze métiers, Paris, Librairie Celtique, 1943, 284 p.

CADIC, François et POSTIC, Fanch, Contes et légendes de Bretagne - Les Contes populaires, Vol. 3, Terre de Brume, 1999, 332 p. p., (« Les Oeuvres de François Cadic »).

CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999.

CADIC, François, Contes et légendes de Bretagne, Paris, Maison du Peuple Breton, 1919, 240 p., Voir en ligne.

POSTIC, Fanch, « La paroisse bretonne de Paris (1899-1929) », in Bérose, Encyclopédie en ligne sur l’histoire de l’anthropologie et des savoirs ethnographiques, Paris, Lahic-iiac, UMR 8177, 2017, Voir en ligne.


↑ 1 • Aujourd’hui, le Vauniel.

↑ 2 • « Pouillé » est un vieux mot du terroir, qui signifie vêtu.

↑ 3 • Sans beuverie, il n’y a pas de marché en Bretagne sans que l’on échange la bolée de cidre traditionnelle.

↑ 4 • Aujourd’hui le Vallet.

↑ 5 • La galicelle était une sorte de longue lévite que portaient jadis les paysans de la région de Ploërmel.