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1908

Le géant de la forêt de Brocéliande

Un conte collecté par Adolphe Orain

Le géant de la forêt de Brocéliande est un conte collecté par Adolphe Orain auprès d’un sabotier d’Ercée-en-Lamée (Ille-et-Vilaine).

Un conte recueilli par Adolphe Orain

Le géant de la forêt de Brocéliande est publié pour la première fois en 1908, dans la Revue du Traditionnisme français et étranger. Adolphe Orain écrit l’avoir recueilli auprès d’Étienne Péan, âgé de 54 ans, sabotier dans les bois de la Fleuriais, commune d’Ercée-en-Lamée [Ille-et-Vilaine]. —  ORAIN, Adolphe, « Le géant de la forêt de Brocéliande », Revue du traditionnisme français et étranger, Vol. A3, 1908, p. 73-84, Voir en ligne. —

Le conte parait à nouveau dans la revue L’Hermine en 1909. —  ORAIN, Adolphe, « Le géant de la forêt de Brocéliande », L’Hermine, Vol. 41, 1909, p. 10-14. —

Adolphe Orain le considère comme l’un des plus beaux contes qu’il ait collectés.

L’idée me vint d’aller, à mon tour, errer à l’aventure dans les grands bois de Brocéliande [...] J’y recueillis mes plus beaux contes la bûche d’or, la fée aux trois dents, le géant de la forêt.

ORAIN, Adolphe, « Les Traditionnistes de Bretagne », Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, Vol. 38, 1907, p. 145, Voir en ligne. p. 149

Le texte intégral du Géant de la forêt de Brocéliande

I

Autrefois, il y a bien longtemps, un jeune homme de Plélan, dans le pays Gallo, dissipa, en quelques années une fortune péniblement gagnée par des parents laborieux. Une fois ruiné et abandonné de tous ceux qui l’avaient aidé à manger son bien, il n’eut pas assez de courage pour se mettre au travail, et, ennuyé, résolut d’en finir avec la vie.

Afin d’exécuter son dessein, il s’en alla dans la mystérieuse forêt de Brocéliande où, jadis, l’enchanteur Merlin et la fée Viviane se donnaient rendez-vous. Là, errant tristement près de la fontaine de Baranton, sous les vieux chênes, il se vit arrêté soudain par un Géant, qui se campa fièrement devant lui en disant :

— Jeune homme, je sais ce que tu viens faire ici ; je connais aussi bien que toi, l’état de ta bourse, aussi je vais t’offrir le moyen de te tirer d’embarras. Écoute-moi bien : si tu consens à revenir ici, dans un an, te mettre à ma disposition, tu pourras jusque-là continuer ta vie de plaisir.
— J’accepte, répondit l’étourdi. Donnez-moi de l’or et dans un an je serai votre esclave.
— Cherche dans ta poche, reprit le Géant, tu as des louis, et il y en aura toujours. Va, amuse-toi, mais reviens ici à l’époque convenue.

II

Jean Le Gouic - c’était son nom – recommença à semer l’or à pleines mains. Mais les plaisirs qui le charmaient autrefois finirent par le fatiguer et l’ennuyer. Les idées sérieuses s’emparèrent de son esprit. Il délaissa ses compagnons de débauche et rentra dans la voie du devoir. Les bons principes que sa mère lui avait inculqués dans son enfance, germèrent enfin dans son cœur.

L’or, qui provenait d’une source douteuse fut désormais employé à secourir les malheureux, et croyant que le géant en voulait à ses jours, il résolut de vivre en honnête homme et de mourir en chrétien. Le temps s’écoula vite, et le jour fatal arriva. Brave comme un Breton qu’il était, il n’appréhenda point la mort, et se rendit sans crainte au rendez-vous.

III

De retour dans les sentiers de la grande forêt, Jean aperçut un homme qui venait vers lui, courant à toutes jambes, et emportant dans ses bras une robe rose qu’il cherchait à cacher sous sa blouse. Aux allures de cet homme, Le Gouic reconnut un voleur. Il se précipita sur lui, le saisit au collet, et lui arracha le vêtement des mains, en lui demandant où il l’avait pris.

Le fripon, surpris au moment où il y pensait le moins, perdit contenance, se jeta aux pieds du jeune homme et lui demanda grâce en lui racontant qu’il avait dérobé cette robe à des jeunes filles qui étaient à se baigner dans un étang voisin. Jean, d’un air de mépris repoussa du pied le voleur, s’empara du vêtement et s’empressa d’aller le rapporter aux baigneuses de l’étang.

Il les découvrit, cachées sous les oseraies. Elles étaient trois, jolies à ravir et couronnées de fleurs. Deux d’entre elles parées, l’une d’une robe blanche comme la neige, l’autre d’une robe bleu d’azur, étaient occupées à remplacer le vêtement absent de leur sœur, par des feuilles de roseaux et des guirlandes de myosotis. Elles jetèrent de légers cris en apercevant l’étranger ; mais rassurées en le voyant s’avancer timidement vers elles, tenant son chapeau d’une main et de l’autre la robe dérobée qu’il leur offrit en expliquant comment elle était en sa possession. Après avoir remercié le jeune homme du service qu’il venait de leur rendre, elles lui exprimèrent leur crainte de le voir en ces lieux.

— Vous ignorez, sans doute, lui dirent-elles que vous êtes sur les domaines du géant de la forêt de Brocéliande, et que s’il vous voit, c’en est fait de votre liberté.
— Hélas ! Je ne le sais que trop. répondit-il, je lui appartiens corps et âme, et c’est ici qu’il m’a donné rendez-vous.

Il leur dit en deux mots son histoire, et les engagements qu’il avait contractés. Elles le plaignirent sincèrement, et lui promirent de faire tout ce qui dépendrait d’elles pour lui être utile.

— Nous aussi, ajoutèrent-elles, nous sommes ses esclaves ; mais filles d’un magicien - moins puissant que le géant - nous possédons cependant des talismans qui pourront peut-être servir dans les épreuves que vous fera subir le maître des lieux. Elles lui promirent de revenir le lendemain, au même endroit, et s’éloignèrent dans la crainte d’être surprises par le géant. Celui-ci arriva bientôt et félicita Jean de son exactitude.

— Je vois bien, dit-il, que je n’ai pas affaire à un ingrat, aussi je veux bien faire quelque chose pour toi. Je te récompenserai selon tes désirs, si dans trois mois tu m’as construit sur les landes incultes que tu aperçois du côté de Concoret, une ferme avec des étables pouvant contenir un troupeau de trois cents têtes, et si tu as transformé le sol en prairies, étang et terres labourées.

— Ce que vous exigez est impossible, lui répondit tristement Le Gouic. La vie entière d’un homme ne suffirait pas pour créer ce que vous demandez.
— Rien n’est impossible à l’homme courageux et bien doué. D’ailleurs c’est ton affaire ; réfléchis et mets toi à l’œuvre ou sinon tu iras pour le reste de tes jours, augmenter le nombre de mes serviteurs.

IV

Le géant s’en alla, laissant le pauvre garçon tout penaud de ce qu’il venait d’entendre. Jean passa la journée à gémir sur son sort et le lendemain, la jeune fille à la robe rose le trouva au même endroit, plus accablé que la veille.

Elle releva son courage, l’assurant que ce qu’on lui demandait n’était pas impossible. En effet, trois mois n’étaient pas écoulés, qu’à la place du sol ingrat qui ne produisait que des bruyères et des ajoncs, s’élevait une ferme magnifique avec jardin, prairies, étang et terres en plein rapport. Rien ne manquait. Ce prodige était dû, il est vrai, au pouvoir de la jeune fille. Le géant, prévenu de la transformation de son domaine, vint féliciter Jean et lui dit :

— Je suis content de toi ; mais cela ne suffit pas. Il faut encore que tu abattes, dans l’espace de quinze jours la moitié de la forêt qui est devant toi.
— Vos exigences n’ont pas de bornes, répondit le jeune homme indigné. Je le vois bien, vous en voulez à ma vie. Prenez-la plutôt à l’instant et que ce soit fini.

Le magicien ne répliqua pas et s’éloigna. Grâce encore au concours de l’enfant à la robe rose, la forêt fut abattue dans le délai fixé. Le géant, ravi et étonné en même temps, supposa que Le Gouic possédait un talisman, et voulut se l’attacher.

— Tiens, lui dit-il, je veux être généreux envers toi, je te rends ta liberté. Cependant, si tu voulais encore essayer de ravir à un magicien de mes ennemis, un oiseau d’une rare beauté, qu’il tient enfermé dans une tour, et que je convoite depuis des années sans pouvoir réussir à m’en emparer, je te donnerais pour femme la plus jolie créature du monde.

Jean songea aussitôt à sa protectrice et répondit :
— Maitre, je veux bien essayer ; je ne réponds pas de réussir, mais je promets de faire tout ce qui dépendra de moi.
— Va, lui dit le géant, si tu parviens à satisfaire mon désir, je n’aurai rien à te refuser.

V

Jean Le Gouic, effrayé de son audace, attendit avec impatience le moment où il pourrait revoir celle qu’il aimait plus qu’il n’osait se l’avouer lui-même. Il s’en alla l’attendre sur les bords de l’étang où elle le rejoignit bientôt. En apprenant ce dont il s’agissait, elle rougit, devinant le motif qui avait guidé le jeune homme ; mais promptement remise de son émotion, elle lui dit :

— La tâche que tu as acceptée est vraiment téméraire. Il y va de notre vie à tous les deux. Je crains bien que nous ne réussissions pas ; mais puisque tu as promis d’essayer, mettons-nous à l’ouvrage. Ils se dirigèrent vers la tour renfermant l’oiseau tant désiré. Malheureusement ils avaient été devancés par le géant qui passait sa vie à rôder autour de la demeure de son ennemi. En l’apercevant, la jeune fille s’écria :

— Nous sommes perdus, si le magicien nous voit ensemble. Il m’exilera dans un pays où tu ne pourras me retrouver, aussi n’hésite pas, coupe-moi bien vite par morceaux et enfouis-moi sous le gazon de la forêt. Seulement n’oublie aucune partie de mon corps, car autrement quand je reviendrai à la vie, il me manquera la partie de moi-même que tu auras négligé d’enterrer.

Bien qu’il lui en coûtât de déchirer le corps de la charmante enfant, il fit ce qu’elle lui demandait, et cacha, au pied d’un arbre, sous les feuilles et la mousse, les membres chéris de sa bien-aimée. Le géant, qui l’aperçut, vint le remercier de l’empressement qu’il mettait à accomplir son dessein.

— Je réfléchis, répondit Jean aux moyens à employer pour m’emparer de l’oiseau ; mais pour cela j’ai besoin d’être seul afin de me recueillir. Le magicien lui renouvela ses promesses et prit congé de lui.

VI

Le malheureux jeune homme était fort inquiet. Aussi, dès que le géant eut disparu, s’empressa-t-il de déterrer le corps de son amie. Il rapprocha les uns des autres les membres déchirés, les oignit d’un onguent que la jeune fille lui avait remis à cet effet, et sa joie fut extrême lorsqu’il la vit renaître et s’animer.

O ciel ! dans sa précipitation, il avait oublié d’enfouir l’un des doigts de la main gauche, et déjà sans doute, un animal carnassier l’avait emporté, car il fut impossible de le retrouver. Les deux amoureux étaient désolés. Malgré tout son pouvoir l’infortunée magicienne ne pouvait remplacer le doigt perdu. Elle oublia néanmoins son chagrin pour consoler Jean, et afin de le distraire elle lui parla des moyens à employer pour ravir l’oiseau.

— Écoute bien, lui dit-elle. Je vais te changer en milan. Ainsi métamorphosé, tu t’en iras tournoyer au-dessus du donjon, assez loin pour éviter les flèches des gardiens, et cependant assez près pour attirer leur attention. Moi, ajouta-t-elle, je vais prendre la forme d’une souris pour me glisser dans la tour. Une fois là, je deviendrai un aigle, et de mes serres puissantes je saisirai la cage d’or qui renferme l’oiseau, que j’enlèverai dans les airs, si les gardiens m’en donnent le temps. Maintenant à l’œuvre et du courage !

Si je réussis, j’irai m’abattre au bord de l’étang, témoin de notre première rencontre. Si au contraire j’échoue et je succombe, pense quelquefois à moi et sauve-toi au plus vite car le géant exaspéré te ferait un mauvais parti. Voyant que Jean s’attendrissait à l’idée de ne plus la revoir, elle ajouta : — Le moment est venu d’agir, du courage et en avant !

De sa baguette magique, elle le toucha et aussitôt un terrible milan s’éleva dans les airs et s’en alla planer au-dessus du château. Les gardiens lui lancèrent des flèches qui ne l’atteignirent pas.

VII

Pendant que le milan faisait ses évolutions, une toute petite souris montait prestement les degrés de la tour, et se glissait dans la pièce où se trouvait l’oiseau dans sa cage d’or. Tous les gardiens étaient sur la plate-forme, essayant d’atteindre le milan. Prompte comme l’éclair, la souris se changea en aigle, enleva la cage et l’oiseau, en passant par-dessus la tête des hommes qui tellement surpris, ne songèrent même pas à tirer sur le ravisseur.

L’aigle alla s’abattre au bord de l’étang. Le milan l’y suivit. Tous les deux reprirent leur forme première et, vraiment heureux de leur succès, s’embrassèrent avec effusion.

— Il n’y a pas un instant à perdre, dit la jeune fille, nous pourrions être poursuivis ; porte cet oiseau au géant, et profite de sa joie pour obtenir ce que tu désires, car bientôt il n’y consentirait plus. Jean s’empressa d’obéir.

Le magicien, en apercevant l’objet de ses rêves, devint fou de bonheur. Il embrassait Jean et prodiguait à l’oiseau les noms les plus tendres. Il dansa autour de la cage comme un insensé. Le Gouic lui rappela sa promesse.

— Oui, répondit le géant, je consens à te donner pour femme l’une de mes trois jolies esclaves. Je vais les faire venir, recouvertes d’un voile qui leur cachera la figure, le hasard décidera de ton sort.

Le jeune homme allait protester contre cette manière de faire, lorsqu’il aperçut sa bonne amie derrière la porte qui, un doigt sur la bouche, lui faisait signe de se taire en lui montrant sa pauvre main mutilée.

— C’est vrai, pensa t-il, je la reconnaitrai toujours, et il accepta l’offre du maitre.

Les trois jeunes filles furent introduites, recouvertes d’un voile qui les dérobait à tous les regards. Une main seule paraissait. L’amoureux n’hésita pas et se précipita aux pieds de la jeune fille en disant au géant : « Voici celle que mon cœur a choisie !

Le magicien avait une préférence marquée pour cette esclave et sembla contrarié. Il ne sut même pas cacher son mécontentement et répondit d’un air de mauvaise humeur : Jeune homme, tu as la main heureuse ! Cependant les fiançailles eurent lieu le jour même, et la noce fut fixée à bref délai.

VIII

Après la fête, les deux jeunes gens se rendirent au jardin pour causer de leur bonheur. La jeune fille fit remarquer à son fiancé la contrariété du maitre.

— C’est vrai, répondit Jean tout à sa joie, mais maintenant il n’y pense plus.
— Tu ne le connais pas encore, reprit la magicienne. Heureux aujourd’hui d’avoir obtenu un oiseau qui n’a pas son pareil au monde, demain il aura oublié ce qu’il te doit et suscitera des empêchements pour retarder notre union.
— Alors que faire ? Partons ! Fuyons cet être fantasque et méchant.
— C’est le seul parti raisonnable. Allons chez mon père qui est roi d’un pays lointain. Ce pauvre vieillard est dans les larmes depuis le jour où ma sœur et moi avons été enlevées à sa tendresse, par le géant jaloux du bonheur des autres.

— Fuyons au plus vite, répétait Jean.
— Oui, mais pour cela, reprit la jeune fille, il faut profiter des ténèbres, et exécuter fidèlement ce que je vais te dire.
— J’écoute, répondit l’impatient amoureux.
— Lorsque la nuit sera venue, tu te glisseras dans l’écurie du géant, et là tu prendras et selleras le cheval le plus laid, le plus maigre, le plus misérable que tu rencontreras.
— Pourquoi cela ?
— Je n’ai pas le temps de te répondre. Cours, pendant que je vais, de mon côté, tout préparer pour notre départ.

Le soir même, Jean se rendit à l’écurie du géant, et remarqua dans un coin, une pauvre vieille haridelle qui n’avait que les os et la peau, et paraissait incapable de faire un pas, tant elle était éreintée. Au lieu de suivre les conseils de sa fiancée, Jean crut qu’il valait mieux, pour eux, prendre le cheval fort et vigoureux qui se trouvait placé à côté du premier ; cet animal semblait, en effet devoir dévorer l’espace.

Son choix fait, il rejoignit la jeune fille qui, selon son habitude, lui avait donné rendez-vous au bord de l’étang. Celle-ci jeta les hauts cris en voyant la bête, et reprocha à son ami, de n’avoir pas eu confiance dans ses paroles.

— Le cheval que tu as pris, lui dit-elle, serait bon dans une autre occasion ; mais il ne pourra jamais lutter de vitesse avec celui dont tu as fait fi, et qui, talonné par le géant, fera ses vingt lieues à l’heure. Néanmoins, ajouta-t-elle, contentons-nous de ce que nous avons, et sauvons-nous au plus vite !

IX

Jean s’élança sur le coursier. La jeune fille prit place en croupe derrière lui et ils partirent au galop. Ils voyagèrent ainsi toute la nuit. Le matin, lorsque le soleil commença à briller, le cheval déjà fatigué ralentit le pas, et la peur d’être poursuivis s’empara des cavaliers qui osaient à peine se communiquer les tristes pressentiments qui les obsédaient.

Leurs craintes ne se réalisèrent que trop tôt, et un nuage de poussière qu’ils aperçurent derrière eux vint confirmer leur appréhension. Pour comble de malheur, une rivière leur barra le chemin, et à la suite de pluies torrentielles le passage à gué, qui existait en cet endroit, n’était plus praticable.

La jeune fugitive recouvra son sang-froid ; elle eut recours à la baguette magique qui lui avait été donnée par une fée sa marraine. Elle en toucha son compagnon, et tous les deux, abandonnant le cheval à lui-même, furent immédiatement changés en ablettes qui se précipitèrent dans la rivière. Le géant avait tout vu.

Une fois sur le bord de la rivière, il prit la forme d’un brochet, et continua sa poursuite au fond de l’eau. Malgré leur agilité, les petits poissons auraient sans doute été dévorés par le monstre, s’ils ne s’étaient rapprochés de la rive et métamorphosés en rats des champs, qui se sauvèrent à travers les foins. Le brochet, à son tour se changea en belette, et la chasse recommença de plus belle. Les malheureux rats sentaient leur poil se soulever sous le souffle de l’animal qui les poursuivait, lorsqu’ils prirent, soudain, la forme de deux alouettes qui montèrent dans l’air comme une fusée. La belette devint faucon et s’élança dans les nuages.

Les petits oiseaux se laissèrent tomber comme une balle au milieu d’un buisson touffu qui les déroba à l’œil de l’oiseau de proie. Une fois sur le sol, ils se changèrent en vers de terre, se blottirent sous une motte de gazon, et purent ainsi échapper à leur ennemi. Celui-ci chercha vainement sans pouvoir deviner ce qu’ils étaient devenus ? Il avala même des cailloux, supposant que ce devait être eux, puis enfin de guerre lasse s’en alla, croyant les avoir mangés.

X

Lorsque Jean Le Gouic et sa fiancé, eurent la certitude d’avoir échappé aux poursuites du géant, ils reprirent la forme humaine et continuèrent leur voyage. Ils arrivèrent dans la ville où Jean était né, et où il avait une sœur qu’il aimait tendrement. Il manifesta le désir de la voir, et pria la princesse de l’accompagner.

— Non répondit-elle, je ne veux être présentée à ta famille que lorsque je serai devenue ta femme.
Jean insista mais sans succès.
— Conduis-moi dans une hôtellerie où tu viendras me reprendre, lui dit la jeune fille. Seulement n’oublie pas encore les recommandations que je vais te faire, il y va de notre bonheur. Tu ne peux être embrassé par aucune femme, pas même par ta sœur, sous peine de perdre la mémoire. Tu oublierais tout ce qui s’est passé, et tu ne songerais même plus que je t’attends pour me conduire chez mon père.

Jean, bien que surpris, jura de ne se laisser embrasser par aucune femme, et se rendit chez sa sœur. Cette dernière, en revoyant l’enfant prodigue qu’elle croyait perdu, voulut s’élancer à son cou ; mais il sut éviter ses caresses en se précipitant sur ses neveux qu’il dévora de baisers. La jeune femme fut contrariée de voir que son frère cherchait à la fuir. Elle n’en fit rien paraître cependant et la journée se passa en festins pour célébrer le retour du voyageur.

Le soir venu, il se retira dans la chambre qu’il habitait autrefois et où rien n’avait été changé parce qu’on espérait toujours son retour. Exténué de fatigue il se coucha et s’endormit presque aussitôt. Sa sœur voulant avoir une explication, au sujet de la froideur de Jean, se rendit dans sa chambre mais le trouva endormi. Elle ne voulut pas le réveiller. S’approchant doucement de son lit, elle l’embrassa sur le front, comme elle faisait lorsqu’il était enfant.

XI

Le lendemain, Jean se réveilla tard. Il lui sembla avoir fait un singulier rêve. Il se rappelait confusément un voyage dans une forêt, la rencontre d’un géant et de magiciennes roses, blanches et bleues ; mais tout cela était tellement vague dans son esprit qu’il n’y fit pas grande attention.

Sa sœur désira le garder près d’elle, et comme il était intelligent et instruit, son beau-frère lui procura un emploi suffisamment lucratif et qu’il remplit consciencieusement. Des mois et des années s’écoulèrent ainsi.

Un jour que Jean était allé à la chasse, par une chaleur excessive, il fut pris d’une soif inextinguible qui l’obligea à chercher une ferme pour se rafraichir. Dans la métairie où il entra ce fut une servante fort jolie qui lui servit à boire. Il regarda attentivement la figure de cette jeune fille, lorsque, soudain, la main mutilée qu’il aperçut lui rappela tout son passé. Il se mit à pleurer comme un enfant, et se jeta aux genoux de sa fiancée pour lui demander pardon.

— Relève-toi. Jean, lui dit-elle. Tu n’as pas manqué volontairement ta promesse, la fatalité seule est cause de notre malheur. Elle lui raconta alors ce que lui-même ignorait, c’est-à-dire le baiser de sa sœur, et par suite l’oubli complet de tout ce qui lui était arrivé.

— Et toi, lui dit-il, qu’es-tu devenue depuis notre séparation ?
— Je suis restée aussi longtemps que mes ressources me l’ont permis dans l’hôtellerie où tu m’avais conduite. Puis, n’ayant plus d’argent, il me fallut chercher une occupation pour pouvoir vivre. J’aurais peut-être pu m’en aller en mendiant, jusqu’aux états du roi mon père, mais je n’ai pas eu le courage de quitter le pays que tu habitais. Je vins ici, sous ces habits de paysanne, demander à entrer comme servante ; on m’accepta et j’y suis restée.

XII

Sans plus tarder, Jean Le Gouic, voulut partir pour le pays du père de sa bien aimée. Ils achetèrent un cheval pour continuer leur voyage comme ils l’avaient commencé, et, cette fois, le trajet se fit sans encombre. L’infortuné roi, en revoyant sa fille, versa des larmes de joie.

Lorsqu’il eut connaissance des projets formés par les deux jeunes gens il en fut ravi, espérant bien trouver dans son gendre un fils dévoué et soumis. Le mariage eut lieu ; et aussitôt après, sur les conseils de sa femme, Jean enrégimenta des soldats, les forma à tous les exercices de la vie militaire, et ne tarda pas à avoir une armée assez forte pour lui permettre d’aller combattre, avec des chances de succès, le géant de la forêt de Brocéliande, afin de délivrer les deux autres princesses.

La nouvelle épouse voulut accompagner son mari pour l’aider de son pouvoir. Le roi, fier de leur audace, les encouragea, et le moment de séparation arrivé, leur donna sa bénédiction. L’entreprise réussit. Le Gouic et le géant combattirent corps à corps. Le jeune breton prouva, par son courage et son sang-froid, qu’il était de noble race. Il parvint après une lutte qui dura plus d’une heure, à terrasser son ennemi.

Les jeunes filles furent ainsi délivrées et ramenées à leur père. Par reconnaissance, le roi se démit de sa couronne en faveur de son gendre, qui n’accepta que sur les instances de toute la famille. Son règne fut des plus heureux, et l’union la plus parfaite ne cessa d’exister à la cour du jeune roi breton.

Conté par Étienne Péan, âgé de 54 ans, sabotier dans le bois de la Fleuriais, commune d’Ercé-en-Lamée

—  ORAIN, Adolphe, « Le géant de la forêt de Brocéliande », Revue du traditionnisme français et étranger, Vol. A3, 1908, p. 73-84, Voir en ligne. —


Bibliographie

ORAIN, Adolphe, « Le géant de la forêt de Brocéliande », Revue du traditionnisme français et étranger, Vol. A3, 1908, p. 73-84, Voir en ligne.

ORAIN, Adolphe, « Les Traditionnistes de Bretagne », Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, Vol. 38, 1907, p. 145, Voir en ligne.

ORAIN, Adolphe, « Le géant de la forêt de Brocéliande », L’Hermine, Vol. 41, 1909, p. 10-14.