aller au contenu

années 1950

Marie n’emporte

Un commerce agréable

Dans les années 1950, une commerçante est embarrassée par les méthodes de vente pittoresques de son mari.

Une histoire rapportée par Joseph Boulé

Au début des années 50, mademoiselle Marie L. est une belle personne abordant la quarantaine. Elle tient un commerce à Mauron où l’on peut acheter de l’épicerie, des bonbons, des jouets, des livres pour enfants. Son cœur de métier est cependant la mercerie, la laine et la vente de vêtements : vêtements de travail, blouses pour les femmes, vêtements féminins, sous-vêtements. Son magasin est très fréquenté. Si la qualité des produits justifie que les chalands soient nombreux, le fait qu’elle est aussi la correspondante de la Caisse d’Allocations familiales contribue à son succès. Le versement des allocations se fait en argent liquide, la majorité des gens de cette époque n’ayant pas de compte bancaire. Elle sait y faire. Ainsi aux mères de famille venues percevoir leurs allocations familiales, elle remet leur dû sous formes de petites coupures sachant bien que le grand nombre de billets donne un sentiment de richesse.

La plupart des allocataires viennent de la même rue ou du même village en groupe d’amies. La satisfaction de se sentir riche est facile à partager, ce qui incite le groupe à faire de « petites folies » pour soi ou pour les enfants.
— « Vous vous donnerez bien un petit plaisir, dit Marie, j’ai reçu un nouvel arrivage que je vous fais découvrir ». Telle amie incite l’autre à regarder, à faire un essayage. Un compliment bien placé et le frein à la tentation est levé.

Devant une hésitation, Marie avance « Emportez-le donc, vous me payerez la prochaine fois ». Elle peut faire crédit sans rien risquer. Avec la Caisse d’Allocations, elle dispose d’une clientèle captive. Ses affaires marchent très bien. Elle a même une jeune employée qui l’aide dans son commerce et à son domicile.

Comment se fait-il que cette belle personne, disposant d’aisance, reste célibataire ? A y regarder de près, elle a certes une silhouette harmonieuse, des traits de visage réguliers mais son expression est excessivement réservée. Ses cheveux bien tirés en chignon effacent toute ride et lui donne l’impassibilité d’une Asiatique. Elle est toujours posée, très calme, un rien lente. Elle sourit mais de manière modeste, limitée. Les plaisanteries ne semblent pas la concerner. Tout le monde est prêt à garantir sa vertu. Au lavoir, des femmes disent qu’elle s’ennuie, d’autres plus perspicaces, gênées d’avancer un début de critique à l’endroit d’une personne si vertueuse, laissent entendre qu’elle est peut-être ennuyeuse et que ceci explique qu’elle n’est pas courtisée. Elle reste donc sous surveillance.

Coup de tonnerre : une fête paroissiale dénoue l’aiguillette. Mademoiselle L. a rencontré M. B. Ils semblent au mieux et à peine l’a-t-on dit que le mariage est fait. Mariage de la carpe et du lapin. M. B. approche la cinquantaine. C’est un grand homme dégingandé, les cheveux en bataille, volubile, perpétuellement en mouvement. Depuis son union, il l’est deux fois plus. Son agitation s’accompagne de maladresses gestuelles mettant en péril tout ce qu’il touche.

On continue d’appeler notre commerçante Marie L. tant son union avec M. B. reste une surprise indépassable, une véritable incongruité. Pourtant, dans les premiers temps, on peut lire sur son visage ce qui ressemble à de la joie mêlée de confusion comme si elle avait commis une impertinence. Puis au fil des mois, on perçoit qu’elle vit sur le mode chronique de l’agacement que des lèvres pincées et des bouffées de rougeurs colériques trahissent malgré sa maîtrise : son mari est constamment dans ses jambes. Il bouleverse le contenu du magasin, est un moulin à parole qui casse les oreilles des clients.

Marie fait preuve d’intelligence pratique. Elle achète pour son mari une camionnette avec présentoirs de vente. C’est une annexe roulante du magasin pour battre la campagne. Très vite une nouvelle question, restée sans réponse, surgit : « Comment M. B. a-t-il pu obtenir son permis ? ». Sa manière déplorable de conduire aurait plu à Jacques Tati à qui il ressemble beaucoup. Le public apprécie : tous les soirs et ce pendant des années, leurs voisins viennent assister à la rentrée du véhicule de M. B. dans son garage. Il y faut vingt manœuvres, la présence de Marie et de son employée pour guides. Le moteur ronfle bien au-delà des limites du compte-tours. La boite de vitesses crisse, hurle, gémit. La camionnette hoquette, avance, recule trente fois, frôle les murs à la grande peur des observateurs. Puis l’aventure finit derrière les portes du garage enfin refermées, chacun rentre chez soi soulagé pour vingt-quatre heures. Sur la route, il y a moins de problèmes. M. B. tient sa droite, plutôt l’extrême droite. Il surprend par des coups de frein intempestifs. Ne roulant qu’en seconde, le bruit du moteur est connu de tous. M. B. a su organiser une tournée qui évite toute marche arrière, ce qui lui assure une autonomie confortable loin de son garage.

Pendant ses tournées, notre commerçant peut laisser libre cours à son originalité. Dès sa première halte, il transforme en capharnaüm son magasin ambulant que Marie a si bien rangé avant son départ. Il se veut bon bonimenteur et brandissant, secouant un vêtement extrait du tas informe qui l’entoure, il se rallie à une expression unique faisant preuve de la qualité de ses produits : « Marie, elle en porte ! », ceci dit avec joie. Il répète vingt fois le geste et la phrase. Ça devient son cri de guerre commercial. Sa volubilité et l’euphonisation paresseuse de son parler gallo font entendre « Marie, eu’n-en porte ». Les pures francophones entendent « Marie n’emporte » incompréhensible mais plaisant.

Cette dernière expression a un plein succès et s’impose. Elle devient le surnom du bonhomme. Les clientes en jouent, demandent plus que nécessaire des renseignements sur les sous-vêtements. Et notre homme brandit inlassablement dans le vent des culottes 1 ou des soutien-gorges 2. « Marie eu-n’en porte ! Marie eu-n’en porte ! » crie-t-il pour la joie de tous. Quelques hommes le taquinent : « Je pensais ta Marie plus grosse, plus maigre, plus joufflue d’ici ou de là, plus ceci moins cela… », selon la taille du sous-vêtement présenté. Un peu plus de joie ? Très bien, c’est bon pour les affaires. Des coquins, déçus par l’aspect sage et pratique des objets, espérant voir des combinaisons à frou-frous, lancent « Qu’est-ce que ta Marie porte les jours de fête ? ». Là, ils resteront sur leur faim car Marie ne stocke que du strict, suivant en cela les recommandations de Monsieur le curé.

Le bonimenteur
Daumier

Marie ignore ce cirque. Mais des rancœurs sont tapies : des hommes détestent les dépenses inconsidérées de leur femme appâtée par la facilité de crédit consentie par Marie. Son « Emportez-le donc à crédit » leur est insupportable. Les deux expressions se télescopent rageusement dans leur cœur. On finit, au bout de quelques années, par lui révéler le comportement de son époux à l’extérieur du magasin. Elle en est très secouée, disparait de sa boutique pendant plusieurs mois. On y voit plus que son aimable employée. Persuadé de son efficacité, totalement inconscient des répercussions de son indélicatesse à l’endroit de son épouse, « Marie n’emporte » continue son activité sans rien y changer. On s’habitue à tout. Marie finit par réapparaître mais avec un visage durablement fermé.

Joseph Boulé, octobre 2019

—  BOULÉ, Joseph, « Scéne de vie commerciale : Marie n’emporte », Souche, Revue du Cegenceb, Mauron, Vol. 68 - 4e semestre, 2019, p. 31-32, Voir en ligne. —


Bibliographie

BOULÉ, Joseph, « Scéne de vie commerciale : Marie n’emporte », Souche, Revue du Cegenceb, Mauron, Vol. 68 - 4e semestre, 2019, p. 31-32, Voir en ligne.


↑ 1 • Les Romains portent, sous la toge, le subligaculum, une sorte de caleçon. Au début du Moyen-Âge ce vêtement est abandonné.

La culotte, sous-vêtement, est d’apparition récente tant pour les hommes que pour les femmes. Dans le passé, on se contente de porter des chemises longues descendant aux genoux sous les braies, le pantalon ou la robe. Rares sont les hommes de l’aristocratie à porter un caleçon, sinon de grands cavaliers. Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que la culotte et le caleçon font leur apparition dans les classes bourgeoises, les gens modestes continuant de porter des chemises longues. Notons que les premières culottes féminines ont été portées par les danseuses de french-cancan du Moulin rouge.

Il faut attendre la guerre de 14-18 pour que les hommes adoptent le caleçon. L’armée met à la disposition des soldats des caleçons - un seul par homme - mais leurs mensurations (94 cm de tour de taille au maximum), faites pour des jeunes gens sveltes, ne sont pas adaptés à la morphologie d’hommes plus âgés. Ce n’est qu’en septembre 1916 que l’armée offre des caleçons convenant aux hommes d’une certaine corpulence ! A partir de 1920, l’armée, devenue généreuse, fournit deux caleçons à chaque soldat.

En 1918, Etienne Valton, fils du fondateur de la marque Petit-Bateau, invente les premières culottes courtes. Les sportifs sont les premiers à s’y rallier, suivis par tous les hommes qui prennent l’habitude de porter une culotte courte à la belle saison et un caleçon long en hiver. La plupart des femmes ignorent ce sous-vêtement et il faut atteindre la fin des années 1930 pour que les femmes en milieu rural se mettent à porter la culotte. De vieilles personnes s’en passaient jusqu’aux années 1960.

↑ 2 • Les Romaines portent le striglum, bande de tissu soutenant les seins et les dissimulant. Du début du Moyen-Âge jusqu’à la fin du 19e siècle, les femmes mettent un corset lacé, devant ou derrière, plus ou moins contraignant selon le niveau social et l’activité.
En 1889, Herminie Cadolle invente le ’’gorgelet’’ ou brassière, plus confortable et plus facile à mettre que le corset. Mary Phelps Jacob propose, en 1919, le premier ’’soutien-gorge’’ avec des bonnets séparés adaptés à la morphologie de chacune. Il rencontre un succès immédiat et se généralise en quelques années.