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† 1155

Geoffroy de Monmouth

Précurseur de la légende arthurienne

Geoffroy de Monmouth est un pur produit de la Renaissance du 12e siècle. Son apport à la légende arthurienne est capital. Il est le premier à mettre en scène Arthur et Merlin. Il va en faire des personnages historiques : Arthur devient guerrier et roi de Bretagne, et Merlin un prophète et un « homme sauvage ». Cette vision fausse va influencer pendant sept siècles les historiens français qui vont la perpétuer à travers l’histoire de la Grande et de la Petite Bretagne entre le 4e et le 7e siècle.

Arthur et Merlin seront « récupérés » pour devenir les acteurs d’un « mythe arthurien » qui donnera naissance à une abondante littérature entre le 12e et le 15e siècle.

Geoffroy a considérablement contribué à diffuser sur le continent la Matière de Bretagne qui appartenait initialement aux pays celtiques insulaires. C’est de ce fonds qu’est issue la légende arthurienne.

Geoffroy, un Gallois d’origine bretonne armoricaine ?

Le nom de Geoffroy, très usité en Bretagne armoricaine et peu outre-manche, constitue un des indices de son origine. La plupart des historiens actuels s’accordent pour dire que Geoffroy serait de souche armoricaine. Sa famille, probablement originaire des environs de Dol (de Bretagne) se serait implantée à Monmouth lors d’une redistribution des terres anglaises en 1075 par Guillaume le Conquérant. Selon Katherine Keats-Rohan :

[...] la châtellenie de Monmouth fut octroyée au Breton Guihénoc de Laboussac, près de Dol. Ce changement [...] en fit la doyenne des familles résidant dans le sud-ouest de l’Angleterre vers 1086.
Dès 1086, Guihénoc et son frère Baderon étaient moines de Saint-Florent de Saumur, à Monmouth, alors que leurs terres et leur rang de châtelains de Monmouth devenaient la prérogative du fils de Baderon, Guillaume.

KEATS-ROHAN, Katharine, « Le rôle des Bretons dans la politique de la colonisation normande d’Angleterre (c.1042-1135) », in Published MSHAB 74, 1996, p. 181-215, Voir en ligne. p. 5

Né au Pays de Galles, Geoffroy fait partie des clercs. Il se dit lui-même « de Monmouth », village des marches du pays de Galles sous domination normande du vivant de Guillaume le Conquérant (1066-1087).

Avant son ordination il vit dans un chapitre 1 Saint-George à Oxford avec cinq ou six chanoines et une dizaine d’élèves qui participent de son savoir. Il est ordonné prêtre en 1151 à Westminster, puis consacré évêque du diocèse de Saint-Asaph au nord du Pays de Galles. Il n’y résidera jamais, passant les quatre dernières années de sa vie à Londres, jusqu’à sa mort en 1155. Il est de ces intellectuels extrêmement répandus au 12e siècle. —  AURELL, Martin, La légende du roi Arthur, Paris, Édition Perrin, 2007. [page 104] —

Geoffroy de Monmouth fait un éloge démesuré des Bretons du continent : il va jusqu’à faire du roi Arthur un descendant de Conan Meriadec qu’il considère comme le premier roi d’Armorique.

Selon Geoffroy, lorsque l’île de Bretagne est mise à sac suite au retrait des Romains au 5e siècle, l’archevêque de Londres, Guithelin, propose à Aldroenus, quatrième successeur de Conan Meriadec, de lui remettre le royaume de Bretagne insulaire pour le sortir du chaos. Aldroenus refuse mais envoie son frère Constantin, à la tête de deux mille guerriers. L’historien Georges Minois explique que selon Geoffroy :

Constantin, qui chasse les Saxons est couronné roi de Grande Bretagne. D’après cet épisode, non seulement le roi de Petite Bretagne ne serait pas le vassal de celui de la Bretagne insulaire, mais ce serait plutôt le contraire, par droit de conquête, puisque désormais ce sont les descendants de Constantin qui vont régner sur l’île, et parmi ces descendants Arthur lui-même, petit-fils de Constantin !

MINOIS, Georges, « Bretagne insulaire et Bretagne armoricaine dans l’œuvre de Geoffroy de Monmouth », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, Vol. 58, 1981, p. 35-60, Voir en ligne. [page 45]

Par ailleurs, Geoffroy de Monmouth, portant respect et admiration au royaume de Bretagne continentale, prend plaisir à en décrire la supériorité incontestable :

[...] la supériorité de la Petite Bretagne n’est pas seulement militaire, c’est aussi une supériorité d’administration, d’organisation générale sur l’île plus ou moins en état d’anarchie. Le royaume armoricain, bien policé, a une cour modèle régie par les règles de la chevalerie.

Minois Georges (1981) op. cit. p. 48.

Son intérêt pour la Bretagne et en particulier pour la région de Dol de Bretagne pourrait confirmer ses origines familiales doloises. En témoigne ce passage où il parle de l’archevêché de Dol à l’époque d’Arthur :

A la place de saint Samson, archevêque de Dol, fut installé Teliau, célèbre prêtre de Llandaff, et ce avec l’assentiment d’Hoel, roi des Bretons d’Armorique, pour qui la vie et les bonnes mœurs de Teliau avaient fait office de recommandations.

MONMOUTH, Geoffroy de et MATHEY-MAILLE, Laurence, Histoire des rois de Bretagne, 1992, rééd. 2008, Paris, Les Belles Lettres, 1135. [page 223]

Notons qu’au moment où Geoffroy écrit, l’archevêché de Dol est toujours contesté par la papauté qui cherche à imposer la suprématie de l’archevêque de Tours sur les évêques bretons.

Geoffroy de Monmouth dans le contexte historique et littéraire du 12e siècle

La parution des ouvrages de Geoffroy arrive au moment où meurt, en 1135, le roi Henri 1er d’Angleterre. Sa fille héritière, Mathilde, se voit dépossédée de la succession par son rival Étienne de Blois (†1154). Dans la guerre civile qui va les opposer, Mathilde trouve le soutien de Robert de Gloucester, son demi-frère. Ce puissant seigneur de l’ouest de l’Angleterre est chargé de l’éducation du fils de Mathilde, Henri d’Anjou, futur Henri II Plantagenêt.

Geoffroy figure parmi les témoins du traité de Wallingford qui, en 1153, met fin à la guerre civile. Etienne de Blois désigne alors le jeune Henri d’Anjou comme son successeur au trône d’Angleterre. Robert de Gloucester, aussi protecteur des lettres, encourage des clercs anglo-normands à revisiter l’Histoire ecclésiastique des Anglais, écrite vers 731 par le moine Anglo-saxon Bède le Vénérable. Il leur suggère d’écrire une Histoire très favorable des Normands. Ainsi, en 1125, Guillaume de Malmesbury, chroniqueur ecclésiastique, écrit les Gestes des rois d’Angleterre ; peu après, Henri de Huntingdon termine en 1129 son Histoire des Anglais, à laquelle il apporte des modifications jusqu’en 1154. Ces deux anglo-saxons se font les porte-paroles d’une historiographie anglo-normande prétendant au monopole du passé insulaire.

Ces historiens anglo-saxons et normands, qui méprisent les Gallois, ne veulent pas d’une histoire autre que celle des Anglo-saxons et des Normands. Dans ces conditions, il est difficile pour Geoffroy d’écrire une histoire des Bretons d’origine, premiers occupants de l’île de Bretagne dont les Gallois sont les derniers représentants. Guillaume de Malmesbury et Henri de Huntingdon ont Robert de Gloucester comme mécène. Néanmoins, celui-ci, avec lequel Geoffroy est très lié, s’intéresse tout autant aux Gallois et, malgré les réticences anglo-normandes, lui demande d’écrire leur histoire.

Geoffroy va d’abord rédiger Prophetiae Merlini (Prophéties de Merlin) en 1134-1135, qu’il dédie à Alexandre, évêque de Lincoln.

En 1136-1137, il écrit en prose latine Historia regum Britanniæ, Histoire des rois de Bretagne qu’il nomme « Gestes de Bretons » —  MONMOUTH, Geoffroy de et MATHEY-MAILLE, Laurence, Histoire des rois de Bretagne, 1992, rééd. 2008, Paris, Les Belles Lettres, 1135. —. Il dédie la première version à Robert de Gloucester. Dans une variante, il ajoute le nom de Galeran de Meulan, comte de Worcester (sur la frontière du Pays de Galles) et par la suite, celui du roi d’Angleterre, Etienne de Blois. Son troisième livre, Vita Merlini Vie de Merlin, paraît en 1149-1151. —  MONMOUTH, Geoffroy de, Vie de Merlin suivie des prophéties de ce barde, Rééd. 1837, Paris, F. Michel et T. Wright, 1149, Voir en ligne. — Il est dédié à son ancien camarade d’Oxford, l’évêque de Lincoln, Robert de Chesney. — Aurell, Martin (2007) op. cit., p. 104-108 —

Le Pays de Galles, dernier bastion breton face aux envahisseurs

Les historiens actuels s’accordent pour dire que c’est, avant tout, son grand amour pour sa patrie galloise qui pousse Geoffroy à écrire l’histoire des populations celtes de la Bretagne insulaire. Il entend montrer aux nouveaux arrivants Normands qu’ils se trompent lorsqu’ils considèrent les Gallois comme des abrutis. Il soutient que les Gallois descendent d’une grande civilisation, qu’il fait commencer au 12e siècle avant J-C.

Éléments d’histoire de l’île de Bretagne

Les Celtes, d’abord maîtres de l’Occident grâce à leur maîtrise du fer, ont été progressivement refoulés jusqu’à l’ouest de la Grande Bretagne et en Irlande. A partir de l’an 43 ap. J.C., la Bretagne insulaire est envahie par les troupes de l’empereur romain Claude. L’occupation romaine cesse en 410, quand l’empereur Honorius déclare aux villes bretonnes qu’elles doivent désormais assurer seules leur défense. Affaiblis militairement, les Bretons insulaires doivent se préserver des attaques venant des Scots d’Irlande et des Pictes de Calédonie (aujourd’hui l’Ecosse). Ils vont obtenir l’appui de mercenaires saxons, à qui ils donnent des terres en échange de leur aide.

Les royaumes bretons verront l’arrivée massive d’autres troupes saxonnes qui vont progressivement s’emparer de l’île. Les Bretons perdent ainsi leur indépendance au cours du 6e siècle. En 577, la bataille de Dyrham sépare le Devon et la Cornouailles et en 655 la victoire des Saxons isole une partie nord-ouest des autres terres bretonnes. Cette partie, qui résiste aux envahisseurs et qui deviendra le Pays de Galles, comprend les royaumes de Gwynedd au nord, Morgannwg au sud-est, Deheubarth au sud-ouest et Powys à l’est. Peu après 760, le roi anglo-saxon de Mercie Offa, fait construire un mur fortifié pour séparer les deux peuples. Les invasions Vikings vont obliger les royaumes bretons à s’unir contre les envahisseurs, dans un royaume unique qu’ils nomment Cymru. Leurs voisins anglo-saxons vont faire de même sous le sceptre d’Egbert de Wessex, qui fonde l’Angleterre en 827. Les Anglais vont appeler ces Bretons « Wealh », ce qui signifie « étrangers ».

En 1066, Guillaume de Normandie entreprend la conquête de l’Angleterre : la bataille d’Hasting met fin à la suprématie saxonne. La nouvelle autorité normande ignore les noms de « Cymro », « Cymry » (compagnons) que se donnent les Bretons, pour les appeler « Gallois » (étrangers).

L’Histoire des Rois de Bretagne est présentée comme une œuvre historique. S’agit-il vraiment d’un livre d’histoire ? Geoffroy joue sur les deux registres, réalité et fiction, faisant plus œuvre romanesque qu’historique. Laurence Mathey-Maille, traductrice de l’Histoire des rois de Bretagne, précise :

La notion de vérité est au cœur de la réflexion historique mais le problème du vrai et du faux ne se pose pas en termes identiques pour l’historien d’aujourd’hui et pour son confrère du Moyen Âge. L’historien médiéval affiche un culte de la vérité, toutefois il ne trace pas de véritable frontière entre histoire et épopée, si l’on définit l’épopée comme un long poème où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l’histoire.

Mathey-Maille Laurence (2008) op. cit., p. 13

Historia regum Britanniæ (Histoire des rois de Bretagne)

Deux cent dix-sept manuscrits de l’Histoire des rois de Bretagne sont actuellement recensés, dont cinquante-huit pour le seul 12e siècle, chiffres jamais égalés au Moyen Âge par un livre à vocation historique 2. Au regard des tirages actuels, ce nombre peut paraître dérisoire, mais il est considérable pour le Moyen Âge.

Geoffroy dit avoir reçu un livre de son ami Gautier 3, livre qu’il traduit du celtique en latin et dans lequel il puise son inspiration pour l’écriture de son Histoire.

Je songeais fortement à tout cela lorsque Gautier, archidiacre d’Oxford, un homme versé dans l’art oratoire et l’histoire des peuples étrangers, me présenta un livre très ancien écrit en langue bretonne

Mathey-Maille Laurence (1981) op. cit., § 2, p. 25

Ce livre n’a pas été retrouvé, ce qui sème le doute chez de nombreux historiens. Bien qu’il écrive ne pas avoir emprunté de fleurs de rhétorique dans le jardin des autres — Minois, Georges (1981) op. cit., p. 39 — il apparaît que Geoffroy s’inspire de la Bible et de l’oralité des Celtes, mais aussi d’autres œuvres, dont celles des écrits de (saint) Gildas, Décadence de la Bretagne (515-530), de l’Histoire des Bretons attribuée au prêtre Nennius (vers 830) 4 et des Annales de Cambrie (954) 5.

A cela il ne faut pas manquer d’ajouter que

la présence de bardes professionnels est bien attestée, de son temps, dans les cours princières du Pays de Galles, lesquels entretenaient la mémoire généalogique des grands.

Aurell, Martin (2007) op. cit., p. 117

L’Histoire de Geoffroy est censée raconter celle de la Bretagne insulaire depuis ses origines jusqu’à la fin du 7e siècle de notre ère, avec Cadwaladr, roi de Gwynedd, désigné par Geoffroy comme le dernier des rois mythiques de la lignée bretonne. Cette grande fresque historique relate l’arrivée de Brutus, petit-fils d’Enée, sur l’île d’Albion, après la chute de Troie, à laquelle il donne le nom de « Bretagne ».

Dans son Histoire, figurent des personnages réels auxquels il est parfois prêté des fonctions fantaisistes, mais aussi des figures légendaires ou purement fictives. L’ordre chronologique est lui-même fantaisiste. C’est ainsi que défilent : le roi Lear (l’histoire de Leir et de ses trois filles), Brenne (Brennus) et son frère Belin, Jules César, Conan Meriadec 6, Claude, Vespasien. Geoffroy fait aussi des empereurs romains Constantin le Grand et Constantin II, des rois de Bretagne. Il introduit Vortegirn (roi usurpateur de Bretagne), Merlin (Merlin Ambroise qui fait naitre Arthur) et Arthur (qui devient roi)...

[Cette liste s’arrête] en 869, avec la mort du saint roi Cadwaladr en 689, à qui Dieu refuse de reconquérir l’île à l’aide d’Alain, roi de Petite-Bretagne, avant que les temps prophétisés par Merlin ne soient accomplis (§ 205-206). « On ne parla plus des Bretons, mais des Gallois », qui, à l’instar de leurs ancêtres, poursuivaient le combat contre les Saxons, en dépit de leurs querelles internes (§ 207).

Aurell, Martin (2007) op. cit., p.109

Le discours de Geoffroy tranche dans son expression avec la morale de l’époque, ce qui ne laisse pas ses contemporains indifférents. C’est ce qu’explique Martin Aurell en soulignant :

[...] tout au long du Haut Moyen Âge, une lecture du passé, inspirée de l’Ancien Testament et popularisée par les écrits de Rufin d’Aquilée et d’Orose, s’impose en Occident. Profondément providentialiste, elle insiste sur l’élection de certaines nations par Dieu, qui les guide collectivement vers le salut, en les récompensant pour leurs bonnes œuvres et en les punissant pour leurs péchés déjà sur terre.

Aurell, Martin (2007) op. cit., p. 127

Ainsi en est-il des récits moralisateurs de (saint) Gildas, contemporain des événements du 6e siècle et de l’évêque anglais Bède le Vénérable (vers 673-735). Le premier, dans son livre Décadence de la Bretagne, s’appuie sur l’Écriture sainte pour admonester les chefs bretons, expliquant que Dieu les punit par la main des Saxons, suite à leur déchéance morale. Le second, auteur de L’Histoire ecclésiastique des Anglais, est du côté des vainqueurs ; il voit dans les évènements un bienfait de Dieu, dû à la récente conversion des Anglo-saxons au christianisme.

Geoffroy a certes largement emprunté des données à ces deux auteurs, mais dans un esprit fort différent. Il rompt même avec leur philosophie de l’histoire. S’il regrette parfois la décadence et les divisions des Bretons, il n’insiste que rarement sur la culpabilité collective de leur nation et sur le châtiment divin qu’elle entraîne.

Aurell, Martin (2007) op. cit., p. 127

Il prédit même la restauration future de leur souveraineté sur l’île, à travers les prophéties de Merlin.

L’Histoire des rois de Bretagne qui va connaître une diffusion exceptionnelle, sera transcrite en langue vernaculaire romane par Wace, en 1155, d’où le titre de son Roman de Brut —  ARNOLD, Ivor, Le Roman de Brut de Wace, Vol. 1, Paris, Edit. Société des anciens textes français, 1938, Voir en ligne. —. Wace adaptera les récits de Geoffroy en y évoquant pour la première fois la Table Ronde.

Prophetiæ Merlini (Prophéties de Merlin)

Les Prophéties de Merlin ont précédé de peu l’Histoire des rois de Bretagne. Dans son prologue, Geoffroy dit arrêter l’écriture de l’Histoire pour traduire en latin les Prophéties que lui a remis Alexandre, évêque de Lincoln.

Alexandre, haut dignitaire de Lincoln, l’amour de ta grandeur me pousse à traduire les prophéties de Merlin de breton en latin, avant de poursuivre l’histoire que j’ai commencée sur les exploits des rois bretons. Je m’étais proposé de l’achever d’abord et d’écrire cet autre ouvrage par la suite afin que mon esprit ne fut pas, étant occupé à une double tâche, moins efficace pour chacune d’entre elles. Cependant, assuré de l’indulgence de ton jugement pénétrant et plein de discernement, j’ai porté à mes lèvres ma flûte ignorante et j’ai modulé simplement la traduction d’un langage qui t’est inconnu. Je suis très étonné que tu aies jugé ma pauvre plume digne de ce travail, alors que tu tiens sous ta houlette des écrivains beaucoup plus savants et plus doués, qui charmeraient de leur chant sublime ton oreille de maître. A supposer que je laisse de côté tous les philosophes de l’île de Bretagne dans son ensemble, tu es le seul (je n’ai pas honte de l’avouer) qui, plus que tout autre, serait capable de composer à ce sujet un chant audacieux, si tes hautes fonctions ne t’appelaient vers d’autres travaux. Donc, puisqu’il t’a plu que Geoffroy de Monmouth chantât cette prophétie, n’hésite pas à soutenir ses mélodies de tes faveurs ; et s’il produit quelque fausse note ou quelque son imparfait, ramène-le, sous la férule de ta Muse, à une juste harmonie 7

Mathey-Maille Laurence (1981) op. cit., § 110 p. 157-158

Les Prophéties vont d’abord circuler de façon indépendante, avant d’être insérées dans l’Histoire. Elles représentent un quart du livre. Geoffroy, usant de son imagination féconde, adapte ce fonds celtique prophétique pour promettre un futur beaucoup plus heureux aux Bretons. Ses oracles constituent un plaidoyer justifiant la lutte des Gallois contre les Normands.

Le prophétisme est, en effet, une arme de propagande essentielle pour les Gallois dans leur lutte contre les nouveaux occupants de l’île. Il désigne l’ennemi par des stéréotypes péjoratifs et promet des victoires et un avenir radieux aux autochtones. Ces thèmes apparaissent dans les oracles traduits et augmentés par Geoffroi, qui manifeste son patriotisme gallois aussi bien dans sa lecture du passé que dans sa projection vers le futur.

Aurell, Martin (2007) op. cit., p. 163

Du vivant d’Henri II, les Prophéties étaient une matière plutôt dangereuse pour les Anglo-Normands et pour les Angevins parce qu’elles appartenaient encore aux Celtes. Il est significatif que Wace, dans sa transcription de l’Histoire des rois de Bretagne en 1155, se gardera bien de parler de ces prophéties « anti-normandes », pour ne pas se brouiller avec le roi, son mécène. En 1189, à la mort de leur père, les fils d’Henri II vont jouer sur l’ambiguïté des textes pour les utiliser à leur profit. Ainsi les Prophéties de Merlin seront détournées au bénéfice du royaume d’Angleterre et du duché de Normandie. Ces multiples ambiguïtés seront source de nombreuses controverses. Géraldine Veysseyre rapporte :

Geoffroy de Monmouth a placé dans la bouche de son mage des prophéties à la fois animées d’un souffle poétique évident, et dénuées de tout sens clair et univoque.

VEYSSEYRE, Géraldine, « « Mettre en roman » les prophéties de Merlin », in Moult obscures paroles ; Études sur la prophétie médiévale, PUPS, 2007. [page 126]

Les Plantagenêt et leurs successeurs vont s’approprier la figure du roi mythique des Bretons jusqu’à en faire leur ancêtre. Vers 1200, la découverte de la tombe du roi Arthur à l’abbaye de Glastonbury brise le mythe de « l’espoir breton » 8. Le prêtre Layamon, par ailleurs traducteur du Brut de Wace en langue anglo-saxonne, va récupérer dans les écrits de Geoffroy les prophéties de Merlin pour les détourner au profit des Anglais : Merlin annonça, ce qui était la vérité, qu’un jour Arthur reviendrait pour aider les Anglais. (v. 14296-14297) —  ALAMICHEL, Marie-Françoise (trad.), De Wace à Lawamon. Le Roman de Brut de Wace : texte original (extraits). Le Brut de Lawamon : texte original — traduction (extraits), Paris, Assoc. Médiév. Anglicistes Enseignement Supérieur, 1995. [pages 520-521] —

Jusqu’au 16e siècle, les textes énigmatiques des Prophéties seront couramment utilisés en France, notamment durant la guerre de Cent-Ans, mais aussi en Italie et en Espagne.

Vita Merlini (Vie de Merlin)

Le troisième livre attribué à Geoffroy de Monmouth, la Vie de Merlin — Monmouth, Geoffroy de (Rééd. 1837) op. cit. (Voir en ligne) — parait vers 1149-1151. Il comprend environ 1500 hexamètres latins. Un seul exemplaire, datant du 13e siècle, reste conservé en entier. Il existe six autres versions incomplètes, copiées entre le 14e et le 17e siècle.

Geoffroy met en scène un tout autre personnage que le Merlin Ambroise de l’Histoire des rois de Bretagne. Ce n’est plus le faiseur de rois, le conseiller d’Arthur ; on n’est plus dans le Pays de Galles du sud mais au nord, dans la Calédonie (Écosse). Merlin est marié à Gwendolena, il a une sœur, Ganiéda, mariée à Rodarch, roi des Cambriens.

Lors d’une bataille des Bretons qui serait celle d’Arfderydd (573), près de Carlisle (comté de Cumbrie), Merlin, roi de Dyfed, se bat aux côtés de Peredur, roi de Gwynedd, contre le roi des Scots, Gwendoleu. Pris de folie à la vue du massacre de trois de ses frères, il s’enfuit dans la forêt de Calédonie, au sud de l’Ecosse actuelle. Il devient le Merlin Sylvestre.

Selon Martin Aurell, Geoffroy aurait pu emprunter ce thème de l’homme sauvage associé à la folie, à la littérature celtique insulaire. En effet, le comportement de Merlin rappelle celui de Lailoken et Suibhne. Selon une légende écossaise, Lailoken, pris de folie, devient un homme des bois. Il aurait trouvé du réconfort auprès de saint Kentigern, premier évêque de Glasgow. L’autre légende irlandaise raconte que Suibhne, roi de Dàl Riada devient fou lors de la bataille de Magh Roth, en entendant les hurlements des combattants, montés et descendus du ciel. Comme « un oiseau du ciel » il s’enfuit nu en forêt où il vit sur les arbres 9.

Dès lors, Merlin vit en compagnie d’un loup. Ses proches tentent de le capturer à plusieurs reprises pour le ramener à la cour de Rodarch, mais lorsqu’ils y parviennent, Merlin réussit chaque fois, par ses prédictions et par la ruse, à leur fausser compagnie.

Merlin refuse les présents les plus merveilleux qu’on lui offre pour l’arracher à sa retraite. Dans la forêt de Calédonie, il développe des capacités prophétiques prodigieuses, il parle avec les plantes et les animaux. C’est un savant : il connaît l’astronomie et la musique, il discourt longuement des phénomènes naturels et des origines du monde.

Toutes les caractéristiques du magicien, du prophète et du barde se retrouvent dans le héros Sylvestre ou Calédonien.

Aurell, Martin (2007) op. cit., p. 150

Un fois guéri, Merlin gratifie le ciel. Jugeant que les ombrages de la forêt avaient plus de charme pour lui que tous les trésors, il abandonne la royauté et se fait ermite. Ses dons thaumaturgiques l’amène à guérir de la folie le jeune Maeldin, en lui faisant boire l’eau d’une fontaine miraculeusement jaillie. Il devient son disciple, ainsi que sa sœur Ganiéda qui s’est vouée à la chasteté dans son veuvage.

L’importance des œuvres de Geoffroy de Monmouth

Les œuvres de Geoffroy de Monmouth ont véritablement influencé en profondeur des pans entiers de la littérature européenne jusqu’à nos jours. Martin Aurell décrit Geoffroy comme représentatif de son siècle :

Alors que, partout en Europe, les histoires et gestes des rois, des comtes et de leurs peuples voient le jour, alors qu’une identité de type « proto-national » prend corps dans les royaumes et principautés territoriales du continent, le projet de Geoffroy témoigne indéniablement de la Renaissance du XIIe siècle.

Aurell, Martin (2007) op. cit., p.115

Historia regum Britanniæ : une vision faussée de l’histoire à travers les siècles

L’œuvre de Geoffroy de Monmouth est faite de beaucoup plus de littérature que d’histoire. Il joue à la fois sur les registres de la réalité et de la fiction, qui trompent un peu son lecteur. Toutefois, il fait entrer dans l’histoire Arthur, Merlin, Gauvain, Conan Meriadec, Utherpendragon, des personnages de son invention que l’on retrouve aux côtés de personnages historiques. Cette confusion du légendaire et des faits historiques a eu comme conséquences, durant huit siècles, de contribuer à donner une vision faussée de l’histoire. L’historien Georges Minois expose à ce sujet un inquiétant bilan.

Romanciers, conteurs, dramaturges, poètes et historiens puisèrent une partie de leur matière dans ce livre, de Chrétien de Troyes à Tennyson (Idylls of the King) en passant par Spencer (Faerie Queene), Shakespeare (Cymbeline, King Lear), Dryden (Arthur or the British Worthy), Wordsworth (Artegal and Elidare) et bien d’autres. Mais ce qui nous importe surtout ici, c’est l’héritage de Geoffroy de Monmouth en Histoire. Il est extraordinaire de constater que les fables et les mythes qu’il a contribué à répandre ont été acceptés comme faits historiques jusqu’au XVIIe siècle en Angleterre et jusqu’au début du XIXe en France ! Et c’est surtout là que réside son importance réelle : pendant cinq cents ou sept cents ans, des historiens sérieux ont eu, à cause de lui une vision fausse de l’histoire de la Grande et de la Petite Bretagne entre le IVe et le VIIe siècle. Ses affirmations concernant les relations entre l’île et la péninsule ne sont donc nullement négligeables : elles sont fausses, certes, mais elles ont déformé une dizaine de générations d’historiens.

Minois, Georges (1981) op. cit., p. 55

Parmi les historiens de la Bretagne les plus connus, Georges Minois cite Pierre le Baud (v.1450-1505), Alain Bouchart (v.1478-1530), Bertrand d’Argentré (1519-1590) et Dom Morice (1693-1750,) qui reproduisent inlassablement les mêmes expressions, ajoutant çà et là quelques détails de leur invention. Tous portent ainsi crédit à l’existence de Merlin et de ses prophéties.

Ce n’est qu’en 1843 que Varin, dans son introduction à la nouvelle édition du « Dictionnaire historique » d’Ogée, portera un coup décisif à Geoffroy de Monmouth, qui sera achevé par Arthur de La Borderie (1827-1901) dans sa « Biographie bretonne » de 1852, sept cent seize ans après la rédaction de l’« Historia Regum Britanniæ » ! Pendant toute cette période, génération après génération, des passages entiers ont été recopiés mot à mot dans le texte de Geoffroy.

Minois, Georges (1981) op. cit., p. 58

Geoffroy aura donc mélangé le vrai et le faux, comme dans la plupart des ouvrages historiographiques du 12e siècle. Avec Richard Cœur de lion, successeur d’Henri II, Arthur est adopté par les rois normands d’Angleterre. C’est cet Arthur là que nous retrouverons chez Chrétien de Troyes, autre grand auteur arthurien après Geoffroy de Monmouth, dans la seconde moitié du 12e siècle. Avec Chrétien, nous entrerons dans le monde et dans l’idéologie chevaleresque et notamment dans ce qu’on appelle désormais, bien que le nom ait été donné au 19e siècle, l’amour courtois.


Bibliographie

ALAMICHEL, Marie-Françoise (trad.), De Wace à Lawamon. Le Roman de Brut de Wace : texte original (extraits). Le Brut de Lawamon : texte original — traduction (extraits), Paris, Assoc. Médiév. Anglicistes Enseignement Supérieur, 1995.

ARNOLD, Ivor, Le Roman de Brut de Wace, Vol. 1, Paris, Edit. Société des anciens textes français, 1938, Voir en ligne.

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VEYSSEYRE, Géraldine, « « Mettre en roman » les prophéties de Merlin », in Moult obscures paroles ; Études sur la prophétie médiévale, PUPS, 2007.

ARNOLD, Ivor, Le Roman de Brut de Wace, Vol. 1, Paris, Edit. Société des anciens textes français, 1938, Voir en ligne.


↑ 1 • Chapitre : assemblée tenue par des religieux d’un ordre ou d’un monastère.

↑ 2 • 

L’histoire de la circulation et de la traduction du livre de Geoffroi de Monmouth montre qu’un tel élitisme n’est pas uniquement un stéréotype véhiculé de façon rhétorique par poètes et jongleurs. C’est un véritable fait de société. Au XIIe siècle, aussi bien à la cour royale que dans les plus modestes maisons fortes de la chevalerie, la littérature est un divertissement aristocratique. Elle est même un élément important de la distinction de la noblesse à l’égard des autres catégories sociales.

Aurell, Martin (2007) op. cit., p. 172

↑ 3 • Gualterus ou Gwalterus, Walterus Oxenefordensis. Geoffroy passe une partie de sa vie à Oxford, auprès de ce personnage

↑ 4 • Historia Britonnum (l’Histoire des Bretons) est une compilation de textes disparates, élaborée aux 9e, 10e et peut-être 11e siècle, regroupant des textes latins et récits de traditions orales diverses et notables.

↑ 5 • Cambrie : nom latin qui désigne le Pays de Galles. Les Annales de Cambrie, compilées au 10e siècle, commencent en 453 et s’arrêtent en 954 ; une de leurs sources d’inspiration est l’Historia Britonnum — Aurell, Martin (2007) op. cit., p. 80-81 —

↑ 6 • Geoffroy en fait le second de Maxime, empereur romain de l’île qui traverse la mer avec l’armée de Bretagne pour envahir la Gaule. Lors de son passage en péninsule armoricaine, il fait de Conan Meriadec le roi de ce qui deviendra la Bretagne

↑ 7 • Le texte original figure dans : —  MONMOUTH, Geoffroy de, « De prophetiis Merlini. Liber quartus. », in Vie de Merlin suivie des prophéties de ce barde, Rééd. 1837, Paris, F. Michel et T. Wright, 1149, Voir en ligne. p. 63 —

↑ 8 • Espoir dans le « retour » du roi mythique qui survit dans l’Autre Monde

↑ 9 • Lire Martin Aurell sur ce sujet p. 155-158