† v. 1190
Chrétien de Troyes
Un écrivain du 12e siècle à l’origine de « Brocéliande »
Ce que les historiens appellent aujourd’hui la « Renaissance du 12e siècle » témoigne d’une grande floraison culturelle. Chrétien de Troyes adopte un genre littéraire qui va donner naissance au « roman ». Il est le premier auteur d’ouvrages de fiction en langue vulgaire consacrés au roi Arthur. S’appuyant sur des sources d’origine celtique, il développe ce thème à la fin du 12e siècle à travers cinq romans en vers qui vont connaître un engouement avéré dans les cours princières. Inventeur de « Brocéliande », Chrétien est aussi l’initiateur du Graal, objet merveilleux et mystérieux, but d’une quête, dont il laisse l’histoire inachevée.
À sa suite, le légendaire arthurien va s’étendre partout en Europe et se perpétuer jusqu’au 15e siècle. Grâce à Chrétien et à ses Continuateurs, l’intérêt pour la matière de Bretagne devient universel. Tombées dans l’oubli, ses œuvres redécouvertes au 20e siècle par les historiens et littérateurs sont l’objet de critiques dithyrambiques. Ils reconnaissent en Chrétien de Troyes un maître de la littérature arthurienne, un très grand romancier du Moyen Âge.
Chrétien de Troyes, un clerc champenois
Comme tous les auteurs médiévaux, Chrétien rechigne à parler de lui. Cela explique en partie pourquoi on dispose de très peu de documents sur le personnage. Toutefois, le contenu de son œuvre et son environnement intellectuel font entrevoir un écrivain d’exception.
« Chrétien », nom rare à l’époque, pourrait être un pseudonyme. Dans Erec et Enide, il ajoute lui-même « de Troies » à son nom : Por ce dist Crestiens de Troies
. Il s’agit de la ville de Troyes, alors capitale du comté de Champagne, où s’est probablement déroulé l’essentiel de sa carrière.
Les spécialistes font de Chrétien un clerc devenu chanoine de la collégiale de Saint-Loup de Troyes. Formé aux arts libéraux du trivium (grammaire, dialectique, rhétorique), il possède une excellente culture biblique et antique. Il est titulaire d’une maîtrise ou licence d’enseigner.
L’historien médiéviste Martin Aurell rapproche le statut clérical de Chrétien de ceux de Geoffroy de Monmouth (†1155) et de Wace (†1183) :
N’ayant probablement pas reçu d’ordination sacerdotale ni de charge d’âmes, il peut s’adonner entièrement à l’étude et à l’écriture. Qu’un intellectuel profite d’un bénéfice ecclésiastique lui apportant des revenus annuels fixes et du temps pour se consacrer, l’esprit libre de soucis matériels, à sa création littéraire est courant dans le contexte culturel du XIIe siècle. Son appartenance à un chapitre 1 canonial, où il peut disposer d’une bibliothèque et d’un environnement savant, paraît aussi normale.
Chrétien de Troyes donne naissance à la littérature arthurienne
Durant vingt ans, entre 1170 et 1190, Chrétien rédige cinq romans arthuriens. Le premier, Erec et Enide, est écrit en 1170-1176 ; suit Cligès, 1176-1180 ; le Chevalier de la Charrette et le Chevalier au Lion sont tous deux rédigés à la même période, 1176-1181. Son dernier ouvrage, Le Conte du Graal, resté inachevé, est écrit entre 1181 et 1190, date supposée de sa mort.
Les œuvres de Chrétien nous font entrer pleinement dans le monde et dans l’idéologie chevaleresques, notamment dans ce qu’on appelle désormais l’« amour courtois ». Cette notion littéraire, inventée à la fin du 19e siècle par Gaston Paris 2, est très discutée, car aucun poète médiéval ne l’utilise. Le roi Arthur n’est plus le combattant de la cause bretonne, mis en scène par Geoffroy de Monmouth dans l’Historia regum Britanniae (Histoire des rois de Bretagne), — MONMOUTH, Geoffroy de et MATHEY-MAILLE, Laurence, Histoire des rois de Bretagne, 1992, rééd. 2008, Paris, Les Belles Lettres, 1135. — mais il est souverain du royaume de Logre. Il a une cour très ordonnée où il incarne le bon droit, la justice, la générosité. Chrétien de Troyes reprend ainsi à son compte l’invention de la Table Ronde de Wace, faisant d’Arthur un ordonnateur, plutôt passif, des aventures du roman où ses chevaliers lui volent la vedette
. — Aurell Martin (2007) op. cit., p. 189 —
Ces personnages portent des noms issus de la tradition celtique : Gwalchmei (Gauvain), Kei (Keu), Gwenhwyvar (Guenièvre), Owain (Yvain), Peredur (Perceval)... Ils participent, autour du roi, à une multitude d’aventures qui sont la clé de voûte de la Table Ronde. Il s’agit d’affronter des adversaires ou de chercher à déchiffrer des énigmes. Partir pour l’aventure est de l’ordre de l’épopée. La notion d’Aventure représente à cette époque une valeur morale.
Pour Martin Aurell :
Chrétien de Troyes est indéniablement novateur. Il est le premier à rédiger des romans dont la matière est de Bretagne, sans se limiter, comme Wace, à adapter en français une œuvre latine à visée historique. Il met donc en scène Arthur et les guerriers de la Table Ronde, se déplaçant à cheval dans le monde magique de l’ancienne mythologie celtique qu’il stylise en profondeur jusqu’à les rendre méconnaissables. Il imagine des châteaux et palais luxueux, peuplés de dames raffinées, traitées avec courtoisie. Il développe ces aventures, autant amoureuses que militaires, dans de longs récits de quelque huit mille vers en langue vulgaire, et jette donc les bases thématiques et formelles d’un genre original, promis à un long avenir […] L’innovation essentielle de Chrétien est peut-être qu’il avoue la fiction de ses récits. Abandonnant toutes velléités de vérité, propres à la matière de Rome, il se place délibérément sur le terrain du conte, construisant ses romans sur le merveilleux breton. Ce n’est plus l’Histoire, mais des histoires qu’il rapporte. Son récit n’est donc plus présenté comme véridique, si ce n’est dans l’évolution intérieure des individus, qu’elle soit de nature amoureuse, morale ou religieuse. Si le roman au sens étroit du terme, défini alors comme un long poème d’octosyllabes en langue vernaculaire (ou « romane »), existe depuis le début du XIIe siècle, Chrétien lui donne toute sa modernité.
Chrétien de Troyes sous le mécénat du comte de Champagne
La réforme grégorienne du 11e siècle favorise l’essor de l’enseignement qui profite au comte et à la comtesse de Champagne. De ce fait, ils bénéficient du droit d’attribuer des revenus ecclésiastiques, les prébendes, amenant dans les chapitres une pépinière d’intellectuels disponibles pour des travaux littéraires et pour seconder le gouvernement princier. Ces auteurs et leurs œuvres donnent du lustre et du prestige à la cour, ce à quoi Chrétien contribue à sa façon. — Aurell Martin (2007) op. cit., pp. 255-256 —. Ainsi, Chrétien bénéficie du mécénat du comte de Champagne de 1152 à 1181.
La prospérité du comté de Champagne fait d’Henri le Libéral un des princes les plus puissants de son temps. Henri est l’époux de Marie (1145-1198), souvent confondue avec la femme de lettres Marie de France, auteur des lais.
Marie de Champagne est la fille d’Aliénor d’Aquitaine et de Louis VII. Suite à l’annulation du mariage de ses parents en 1152, elle est séparée de sa mère. En conséquence, sa culture littéraire liée à la matière de Bretagne ne vient pas d’Aliénor.
En effet, la cour d’Aquitaine n’est pas la seule principauté dans laquelle la matière de Bretagne est enseignée. Aujourd’hui, les historiens relativisent son importance. En effet, d’autres principautés florissantes, telles que celles de Champagne ou de Flandre, voyaient également à leur cour des jongleurs, conteurs et musiciens diffusant une culture littéraire tout aussi riche.
Le roman du Chevalier de la Charrette, où apparaît pour la première fois Lancelot, est dédicacé à Marie de Champagne. Chrétien indique dès le début du récit avoir écrit ce livre sur son commandement.
Puisque ma dame de Champagne
veut que j’entreprenne de faire un roman,
je l’entreprendrai très volontiers,
en homme qui est entièrement à elle
pour tout ce qu’il peut en ce monde faire,
sans avancer la moindre flatterie.
[...]
Du Chevalier de la Charrette
Chrétien commence son livre :
la matière et le sens lui sont donnés
par la comtesse, et lui, il y consacre
sa pensée, sans rien ajouter d’autre
que son travail et son application. 3
Chrétien de Troyes et les Plantagenêt
Chrétien vit au contact de deux royaumes qui entretiennent des rapports conflictuels :
— le royaume de France de Louis VII (†1180), dont dépend le comté de Champagne,
— l’empire angevin d’Henri II (†1189) et d’Aliénor d’Aquitaine (†1204), qu’on appelle improprement « Empire Plantagenêt ».
Henri de Champagne, défavorable à la politique menée par Henri II, est un allié du roi Louis VII, mais à partir de 1168, il entreprend une démarche d’apaisement entre les deux rois. Il est possible que ce soit au cours de cette trêve que Chrétien effectue son premier voyage dans l’empire Plantagenêt, période où il écrit Erec et Enide. — Aurell Martin (2007) op. cit., pp. 183-184 —. Il aurait pu alors fréquenter la cour d’Henri II et profiter de ses faveurs. Néanmoins, il n’existe aucun argument permettant d’affirmer que Chrétien ait bénéficié du mécénat du roi angevin. Aucun texte arthurien rédigé du vivant du roi ou de la reine ne leur est explicitement et nominalement dédicacé.
— Aurell Martin (2007) op. cit., p. 174 —
Cependant, quelques allusions montrent un certain attachement de Chrétien à l’« empire ». C’est au cours de la période de détente entre les deux rois qu’il écrit Erec et Enide (1170-1176), où il met en valeur l’« empire Plantagenêt ».
Dans Erec et Enide 4, Erec fait partie de la Table Ronde. C’est un chevalier qui entreprend un long voyage initiatique, parsemé de dangers et d’aventures. Au terme de celles-ci, Erec se trouve en compagnie d’Enide dans la résidence du roi Arthur, à Tintagel en Cornouailles 5, lorsqu’il apprend la mort de son père, le roi Lac. Il demande alors à Arthur à être couronné à Nantes :
Le roi lui répondit de se préparer sans retard,
car il seront couronnés tous deux,
lui et sa femme en même temps que lui,
à la Nativité toute proche.
Il lui a dit : « Il vous faut partir
d’ici pour aller à Nantes en Bretagne.
C’est là que vous porterez les insignes royaux :
couronne sur la tête et sceptre au poing.
Voilà le don et l’honneur que je vous accorde. 6
Or, à l’époque où le roman est écrit, le comté de Nantes appartient à Henri II depuis 1158. C’est une première étape dans la soumission complète de la Bretagne au pouvoir angevin. La Bretagne, prise en tenaille dans l’étau Plantagenêt, n’accepte pas la mainmise d’Henri II sur le duché. Entre 1160 et 1168, Henri II doit ainsi faire face aux nombreuses révoltes des barons bretons. Celle de 1166, menée par Eudes II de Porhoët, est un échec dont résulte l’exigence du roi Plantagenêt de fiancer Constance, fille du duc Conan IV, avec son fils Geoffroy, âgés respectivement de 4 et 8 ans — CHÉDEVILLE, André et TONNERRE, Noël-Yves, La Bretagne féodale, XIe-XIIIe siècle, Rennes, Editions Ouest-France, 1987, Voir en ligne. [pages 86-88] —
Dans Erec et Enide, Chrétien amène le roi Arthur sur les terres bretonnes d’Henri II. Ici, la politique et la fiction se rejoignent : ce sont toutes les principautés de l’Empire Plantagenêt qui sont conviées au couronnement d’Erec :
De nombreuses et diverses contrées,
étaient venus comtes, ducs et rois :
Normandie, Bretagne, Ecosse, Irlande.
D’Angleterre et de Cornouailles
étaient venus de fort riches barons ;
et des Galles jusqu’en Anjou,
dans le Maine comme dans le Poitou,
il n’y avait chevaliers de haut rang
ou riches dames de grande naissance
dont les plus vaillants et les plus gracieuses
ne fussent présents à la cour de Nantes, 7
Chrétien choisit délibérément de dresser la liste des invités à ces festivités pour qu’elle corresponde aux possessions réelles des Plantagenêt,
De plus, les pièces d’argent généreusement distribuées par Arthur au cours de cette cérémonie sont des esterlings, monnaie frappée pour la première fois sous Henri II. Enfin, les deux trônes d’ivoire et or fin, réservés aux protagonistes pour leur sacre, sont un cadeau envoyé par Brian des Iles 8.
Dans les premiers mois de 1168, une nouvelle révolte d’Eudes II de Porhoët voit une écrasante défaite des Bretons face à la redoutable machine de guerre adverse
— Chédeville André ; Tonnerre Noël-Yves (1987) op. cit., p. 89 —
Le duché passe sous la vassalité normande. Henri II triomphait. Jamais son pouvoir n’était apparu aussi grand qu’en ce début de 1169.
— Chédeville André ; Tonnerre Noël-Yves (1987) op. cit., p. 90 —
Son fils Geoffroy Plantagenêt, alors âgé de 12 ans, fut solennellement reçu dans la cathédrale de Rennes pendant l’été 1169.
[...] mais c’est en compagnie de son père qu’il reçut le jour de Noël à Nantes l’hommage des vassaux bretons.
Martin Aurell note que cette année-là, Henri II fête Noël à Nantes. Ces festivités semblent avoir inspiré Chrétien, qui aurait ainsi cherché à légitimer la mainmise d’Henri II sur le duché de Bretagne.
Arthur devient « roi de cour » chez Chrétien de Troyes
Arthur, le roi mythique des Bretons, voit son rôle de guerrier originel, issu de la tradition celtique, se modifier avec la « Table Ronde », invention de l’écrivain normand Wace dans son Roman de Brut en 1155. — WACE, et LE ROUX DE LINCY, Antoine, Le roman de Brut, Vol. 2, Rééd. 1838, Rouen, Edouard frères éditeurs, 1155, Voir en ligne. —
La fonction de cette Table est de créer l’égalité par l’abolition des préséances.
Les vassaux s’y asseyaient de façon chevaleresque et égale […] : ils y étaient également servis et nul ne pouvait se vanter d’être assis plus haut que son pair
Dès le début d’Érec et Énide, son premier roman, Chrétien reprend à son tour l’idée de la Table Ronde, qui vient enrichir une luxuriante cour de valeureux chevaliers et de riches dames et demoiselles. Au fil des romans, Arthur voit son rôle changer. Il n’est plus le héros combattant, vainqueur des Saxons au 6e siècle ; il n’a plus Merlin à son côté, le prophète qui l’a fait naître et qui a contribué à son aura.
Martin Aurell relate ce changement, perçu déjà dans le Brut, écrivant que :
[Wace] est également plus sensible que Geoffroi [de Monmouth] à l’amour courtois et à ses codes, à la largesse d’Arthur et à sa miséricorde envers les victimes de guerre et les vaincus, à l’ostentation et au prestige de la cour royale, à la place du cheval dans le combat aristocratique... En moins d’une génération, la fin de la guerre civile, la réunion de l’Angleterre et de la Normandie et l’essor de la vie curiale semblent avoir légèrement infléchi l’écriture de la geste arthurienne.
Comme Wace, Chrétien va faire entrer le « roi historique », décrit par Geoffroy de Monmouth, dans le légendaire et pour cela il va transformer l’image d’Arthur : hormis dans Cligès où Arthur est combattant, son rôle ne suscite guère d’intérêt dans le Chevalier au Lion. ; dans le Chevalier de la Charrette, Arthur est crûment trompé par la reine Guenièvre et par Lancelot ; dans le Conte du Graal, c’est un roi sans autorité qui est humilié par le comportement de ses propres chevaliers.
En faisant d’Arthur un roi du 12e siècle, Chrétien se serait accaparé sa notoriété pour la transformer et donner ainsi la possibilité à Henri II de l’utiliser à son profit. Mais l’influence politique de l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth a été considérable : c’est un autre roi que les Bretons des deux côtés de la Manche attendent. Ainsi le mythe du roi Arthur, ravivé par la parole prophétique de Merlin, crée « l’espoir Breton », le « retour » du roi mythique qui survit dans l’Autre Monde, celui des fées d’Avalon. Ce « retour » prive Henri II d’une légitimité politique pour régner sur les Bretons :
Insulaires ou armoricains, les Bretons trouvent dans le souvenir de leur chef légendaire, mais aussi dans l’espoir de son nouvel avènement, une idéologie de combat. Sous le règne d’Henri II, l’arthurianisme politique reste encore bien plus gallois ou breton qu’angevin ou anglais.
Henri II réussit néanmoins à mettre la main sur la Bretagne. En effet, il a eu l’habileté de se concilier Louis VII, qui est à la fois suzerain du duc de Bretagne et d’Henri pour ses domaines continentaux. Sous sa pression, le roi de France trahit sa protection due aux Bretons,
[pour] engager des pourparlers avec le Plantagenêt. A Montmirail, au début de l’année 1169, il reconnut la position prééminente d’Henri II sur la Bretagne […] Abandonnés par le roi de France, malgré l’engagement qu’il avait pris, les nobles bretons voyaient leur duché passer définitivement sous la vassalité normande.
Henri II et ses fils semblent avoir été fascinés par le mythe arthurien. C’est finalement le fils héritier Richard Cœur de Lion qui, en 1191, mettra un terme à « l’espoir breton » en organisant l’imposture de la « découverte » des tombes d’Arthur et de Guenièvre à l’abbaye de Glastonbury.
Chrétien de Troyes met en scène la Fontaine de Barenton
Il apparaît certain que Chrétien s’est servi de l’épisode de la Fontaine de Barenton, qu’il a découvert dans le Roman de Rou. L’énoncé du « rituel » de la fontaine par Wace et sa mise en scène par Chrétien laissent même penser que les deux auteurs contemporains se sont rencontrés dans quelque cour princière ou aristocratique.
Dans les années 1160-1170, l’écrivain normand Wace écrit, dans le Roman de Rou, être venu en « forêt de Brecheliant ». Il nomme la fontaine « Berenton » et fait part d’un « rituel » dont il est témoin :
La Fontaine de Berenton
Sort d’une part lez le perron ;
Aler i solent venéor (chasseurs)
A Berenton par grant chalor,
Et o lor cors l’ewe puisier
Et li perron de suz moillier.
Por ço soleient pluée aveir
Chrétien de Troyes reprend ce « rituel » dans le Chevalier au Lion (1176-1181). La fontaine évoquée se trouve dans une forêt qu’il nomme « Brocheliande » :
je chevauchais de la sorte ;
puis je finis par sortir de la forêt :
c’était en Brocéliande. 9
La fontaine du roman n’est pas nommée, mais de nombreux indices permettent de l’identifier à celle de Barenton, en forêt de Paimpont. Chrétien va même jusqu’à reprendre les termes de Wace :
Ainsi j’allai, ainsi je revins,
et au retour je me tins pour fou. 10
Des vers qui font écho à ceux employés par Wace, lors de sa venue à la fontaine.
J’en suis revenu aussi fou que j’y étais allé
Ce que je demandais était fou, et je me tiens pour fou. 11
Mais contrairement à Wace qui la dépeint dans un esprit critique envers les Bretons, Chrétien met en avant le pouvoir mystérieux de la fontaine.
de toute sa force il versa sur le perron
le contenu du bassin rempli d’eau.
Aussitôt il venta et il plut,
et il fit le temps attendu. 12
Chrétien ajoute un détail essentiel, qui n’apparaît pas dans le Rou de Wace.
Tu verras la fontaine qui bout,
et qui est pourtant plus froide que du marbre. 13
La fontaine de Barenton dans le Chevalier au Lion
Wace montre le merveilleux de la fontaine, en évoquant les fées et nombre de grands cerfs. Chez Chrétien, la fontaine dépend d’une seigneurie dont la châtelaine, la « dame de la fontaine », a pour nom Laudine. Elle a près d’elle Lunette, sa servante et conseillère. Le « rituel », d’origine inconnue, provoque des phénomènes apocalyptiques : foudre, éclairs, tempête, grêle qui mettent son domaine en péril. La fontaine devient une arme pour qui veut nuire à Laudine. Son mari, Esclados le roux, chevalier hors pair, surgit dès que quelqu’un vient procéder au « rituel ». Pour en savoir plus...
Le Conte du Graal rédigé sous le mécénat de Philippe d’Alsace
Philippe d’Alsace, comte de Flandre, est un proche de la cour de France. Il se voit confier la tutelle du jeune Philippe II (Philippe-Auguste), fils de Louis VII. Il va fréquenter Marie de Champagne, alors veuve d’Henri le Libéral après 1181. C’est probablement durant cette période que Chrétien de Troyes accepte le mécénat de Philippe d’Alsace. Vers 1185, Chrétien se voit confier par Philippe un livre, Le Conte du Graal, pour qu’il le versifie. Il en conserve le titre et dédie le roman à Philippe en ces termes :
Chrétien n’aura donc pas perdu sa peine,
lui qui, sur l’ordre du comte,
s’applique et s’évertue
à rimer le meilleur conte
jamais conté en cour royale :
C’est Le Conte du Graal
Dont le comte lui a remis le livre.
Écoutez donc comment il s’en acquitte. 14
Philippe d’Alsace est issu d’une famille qui n’a pas su résister à l’appel de l’Orient. Son père, Thierry d’Alsace (†1168), prend part à quatre croisades. Philippe va lui-même trouver la mort au siège d’Acre en 1191. La question est de savoir si cette fréquentation de l’Orient n’a pas contribué à l’origine du Graal. Il s’agit de la première apparition du mot « graal » dans la littérature arthurienne. Néanmoins, il n’a pas la symbolique christianisée d’un récipient contenant le sang du Christ, qu’on lui connaîtra plus tard.
Première apparition d’un « graal » dans la littérature
Au cours du récit, Chrétien parle d’un jeune homme - le nom de Perceval apparaît plus tard - qui est à la recherche de sa mère. Il doit traverser une rivière. Arrive une barque, avec deux hommes à bord, qui s’immobilise au beau milieu de l’eau. Celui qui est à l’avant se met à pêcher à la ligne. Le jeune homme les salue et leur demande s’il y a un gué ou un pont, le pêcheur lui répond que non, il n’y a ni bac, ni pont, ni gué. Il demande alors l’hospitalité. L’autre lui répond qu’il l’hébergera ce soir dans son château. Il franchit le pont-levis et est accueilli par de jeunes nobles qui le mettent à l’aise. Dans une grande salle parfaitement carrée, pouvant contenir aisément plus de quatre cents personnes, se trouve un lit où se tient un noble personnage aux cheveux grisonnants, appuyé sur un coude devant un grand feu ardent. Ce dernier s’excuse auprès du jeune homme de ne pas être en état de se lever pour le saluer. Le dialogue s’installe et le riche seigneur lui offre alors une épée richement travaillée, aux propriétés surnaturelles. Après l’avoir essayée, le jeune homme la remet dans son fourreau, puis vient se rasseoir auprès du seigneur qui lui fait si grand honneur :
Tandis qu’ils parlaient de choses et d’autres,
un jeune noble sortit d’une chambre,
porteur d’une lance blanche
qu’il tenait empoignée par le milieu.
Il passa par l’endroit entre le feu
et le lit où ils étaient assis,
et tous ceux qui étaient là voyaient
la lance blanche et l’éclat blanc de son fer.
Il sortait une goutte de sang
du fer, à la pointe de la lance,
et jusqu’à la main du jeune homme
coulait cette goutte vermeille.
Le jeune homme nouvellement venu en ces lieux,
ce soir-là, voit cette merveille.
[…]
Deux autres jeunes gens survinrent alors,
tenant dans leurs mains des candélabres
d’or pur, finement niellés.
Les jeunes gens porteurs des candélabres
étaient d’une grande beauté.
Sur chaque candélabre brûlaient
dix chandelles pour le moins.
D’un graal tenu à deux mains
était porteuse une demoiselle,
qui s’avançait avec les jeunes gens,
belle, gracieuse, élégamment parée.
Quand elle fut entrée dans la pièce,
avec le graal qu’elle tenait,
il se fit une si grande clarté
que les chandelles en perdirent
leur éclat comme les étoiles
au lever du soleil ou de la lune.
Derrière elle en venait une autre,
qui portait un tailloir en argent.
Le graal qui allait devant
était de l’or le plus pur.
Des pierres précieuses de toutes sortes
étaient serties dans le graal,
parmi les plus riches et plus rares
qui soient en terre ou en mer.
Les pierres du graal passaient
toutes les autres, à l’évidence.
Tout comme était passé la lance,
ils passèrent par-devant le lit,
pour aller d’une chambre dans une autre. 15
Au cours du festin, le jeune homme est intrigué de voir le cortège repasser devant eux à chaque plat. Alors qu’il doit poser des questions sur la lance qui saigne et sur le graal, il se tait. C’est ce que dit Chrétien sur le graal, nous n’en saurons pas plus puisque le roman s’arrête brusquement après 9.000 vers. Selon l’écrivain picard Gerbert de Montreuil, poète de la cour de Ponthieu, un de ses Continuateurs, Chrétien de Troyes trouve la mort lors de la rédaction du Conte du Graal. C’est ce qui explique la fin abrupte du roman. Le « graal » reste une énigme qui va donner lieu à plusieurs Continuations.
Nul ne peut dire aujourd’hui quelle est l’origine du « graal » de Chrétien. Les spécialistes du folklore et des civilisations indo-européennes considèrent souvent que le Conte du Graal n’est que le dernier avatar d’une très antique structure narrative, issue de mythes païens. — Aurell Martin (2007) op. cit., p. 448 —
Le récit tronqué par le brusque abandon du Conte du Graal, reste enveloppé d’un profond mystère. Dès la fin du 12e siècle, il donne naissance à de nombreux continuateurs qui vont poursuivre l’œuvre inachevée de Chrétien de Troyes. Quatre Continuations écrites en vers dont trois des auteurs sont connus, donnent une suite à l’aventure du Graal. Entre 1200 et 1240, d’autres continuateurs utilisent la prose pour la première fois. Ils laissent d’imposantes œuvres où des chevaliers partent à la quête du Graal, reprenant les thèmes arthuriens de Chrétien de Troyes. Leurs oeuvres vont s’intercaler avec les compositions en vers des Continuations.
— La Première Continuation, écrite aussitôt après la mort de Chrétien entre 1191 et 1204 est anonyme — ANONYME,, COOLPUT-STORMS, Colette-Anne van (trad.) et ROACH, William, Première Continuation de Perceval, Rééd. 1993, Paris, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1191. —.
— Dans le même temps, est rédigé le Didot-Perceval attribué en partie à Robert de Boron.
— La Seconde Continuation est écrite probablement par Wauchier de Denain dans les années 1205-1210 — WAUCHIER DE DENAIN,, MANESSIER,, HANNE-DOUCHE, Simone, [et al.], Perceval et le Graal, Deuxième et troisième continuations du "Perceval" de Chrétien de Troyes, Paris, Triades, 1968. —.
— À la même période apparait la prose, avec le Haut livre du Graal, le Parzival de Wolfram von Eschenbach, composé entre 1204 et 1212 et l’écrit du Lancelot propre qui donnera naissance au cycle grandiose du Lancelot-Graal (1215-1240).
— La Troisième Continuation, écrite en 1215-1235, est de Manessier — MANESSIER,, LEFAY-TOURY, Marie-Noëlle (trad.) et ROACH, William, La Troisième Continuation du Conte du Graal., Rééd. 2004, Champion Classiques, série Moyen-Âge, 1215. —.
— La dernière Continuation est de Gerbert de Montreuil et serait datée entre 1226 et 1230 — GERBERT DE MONTREUIL,, CHRÉTIEN DE TROYES, et LE NAN, Frédérique., La continuation de Perceval : quatrième continuation, Genève, Droz, 2014. —.