1910-2007
Gracq, Julien
L’écrivain et la forêt de Paimpont
Éléments biographiques
Enfance et premières passions littéraires
Louis Poirier naît le 27 juillet 1910 à Saint-Florent-Le-Vieil (Maine-et-Loire), d’une mère et d’un père commerçants. Son père tente en vain de communiquer à son fils son goût pour le dessin et le violon, en revanche il réussit à lui faire partager sa passion pour les paysages.
Si j’ai quelque penchant pour la poésie et souvent pour celle qui monte de la terre, c’est de mon père que je la tiens.
La famille passe chaque année, au mois d’août, une semaine à Pornichet (Loire-Atlantique). La mémoire de l’enfant s’attache très tôt aux images de la mer. Louis se passionne très tôt pour les œuvres de Jules Verne. Au lycée de Nantes, son goût pour la lecture se transforme, au fil des auteurs, en plaisir pour la littérature : Alexandre Dumas, Victor Hugo, Chateaubriand, Lamartine, Musset, Vigny, surtout Stendhal et Edgar Poe.
Le 28 janvier 1929, lors d’une sortie-spectacle, Louis Poirier est subjugué par l’opéra de Wagner, Parsifal 1. Cette œuvre demeurera toute sa vie une source inépuisable d’orgie émotive.
— Entretien avec Julien Gracq, in ROUDAUT, Jean, « En regardant, en écoutant », Magazine littéraire, Décembre, 1981, p. 15-16. —
Admis à l’École normale supérieure en 1930, il découvre le surréalisme à travers les ouvrages d’André Breton. Parallèlement, il suit des cours à l’École libre des sciences politiques dont il est diplômé en 1933. Il choisit également d’étudier la géographie en hommage à Jules Verne.
En 1934, reçu à l’agrégation d’histoire et géographie, il est d’abord affecté à Nantes, au lycée Clemenceau où il avait été élève, puis à Quimper. Il publie un premier texte, un article issu de son mémoire universitaire : Bocage et plaine dans le sud de l’Anjou.
Naissance de l’auteur — Julien Gracq
En 1937, Louis Poirier se lance dans l’écriture avec un roman intitulé Au château d’Argol. — GRACQ, Julien, Le Château d’Argol, José Corti, 1939. —. Il signe sa première œuvre littéraire sous le pseudonyme de Julien Gracq. Il emprunte le prénom au héros de l’œuvre de Stendhal, « Le rouge et le noir », Julien Sorel et le nom à l’histoire romaine, référence aux Gracques 2, qu’il choisit uniquement pour sa sonorité.
La Bretagne rêvée de Julien Gracq
Julien Gracq, bien qu’étant d’origine angevine, a toujours eu le regard tourné vers la Bretagne. Homme de l’Ouest, il ne manque pas de souligner que les Mauges, sur le plan géologique, appartiennent au massif armoricain. La Bretagne est un pays auquel il se sent profondément attaché. Cette Armorique, riche en légendes, est une contrée mystérieuse et énigmatique qui l’attire.
Nommé professeur d’histoire et géographie à Quimper en 1937, il découvre le Finistère en compagnie d’Henri Queffélec 3 et manifeste dès lors un vif intérêt pour ce département. Au cours de ces deux années d’enseignement, il visite entre autres la pointe du Raz, la baie des Trépassés et la pointe du Van.
Dans son œuvre, il décrit une Bretagne rêvée des premiers âges, primitive, à l’image de la forêt dense et touffue qu’il dépeint dans Au château d’Argol. L’auteur transpose dans son œuvre ce monde mythique et féérique qu’il perçoit dans ses promenades et traduit les émotions que sa mémoire a engrangées depuis son enfance.
Dès les premiers récits une image se forme qui fascine encore des lecteurs aujourd’hui : celle d’un écrivain initié dont les écrits, symboliques et magiques, dévoilent des secrets perdus.
La forêt merveilleuse et le Graal
La forêt occupe une place particulière dans l’œuvre de Julien Gracq. Évocation de paysage marquant, espace fantasmé d’où jaillit le merveilleux, la forêt gracquienne est proche de l’univers médiéval, de la sylve de Brocéliande et du mythe du Graal.
Julien Gracq reste unique et mythologique. Ses romans ressemblent à des poèmes mythiques, à des contes celtes, à tout sauf à des romans.
1939 — Au château d’Argol
Au château d’Argol, roman fortement teinté d’érotisme et de violence, met en scène les relations ambiguës entre trois jeunes gens. Écrit pendant l’année 1937, le manuscrit est dans un premier temps refusé par les éditions Gallimard. Julien Gracq l’envoie à André Breton qui l’accueille avec enthousiasme.
Breton reçoit Au Château d’Argol de Gracq parmi les œuvres « qui, sans être surréalistes à la lettre, le sont plus ou moins profondément par l’esprit. »
André Breton propose de le mettre en relation avec l’éditeur José Corti, qui accepte de le publier en 1938 à condition que son auteur participe aux frais d’édition. Le livre paraît en janvier 1939. — GRACQ, Julien, Le Château d’Argol, José Corti, 1939. —.
Ce premier roman de Julien Gracq se déroule en Bretagne, dans la région d’Argol (Finistère). Placé sous le signe du surréalisme, le roman qui fait référence au Parsifal se présente avec les emblèmes du Graal : le château périlleux (Argol), la femme enfant (Heide) et la forêt initiatique. Cette forêt, espace crépusculaire et sauvage recèle en ses profondeurs noires
et ses funèbres solitudes
tous les mystères.
C’était une forêt triste et sauvage, un bois dormant, dont la tranquillité absolue étreignait l’âme avec violence. Elle enserrait le château comme les anneaux d’un serpent pesamment immobile, dont la peau marbrée eût été alors assez bien figurée par les taches sombres des nuages qui couraient sur sa surface ridée.
Merveilleuse était la forêt sous son étincellement d’argent, dans son immobile et dormante douceur. Oui, calme était Argol sous ses astres, au fond des réseaux de la brume, et tout fermé sur lui-même dans les espaces nageants de son air translucide et enchanté. Et, cependant, cette nuit calme, cette nuit douce était la nuit du grand départ […]
Jean Markale souligne le lien du premier roman de Gracq avec la légende du Graal.
Julien Gracq a, de bonne heure, été marqué par la légende du Graal. Son premier roman « Au château d’Argol » en contient les traits essentiels. Bien sur, Gracq ne connaissait alors que la version christianisée de cette légende, et encore sous son aspect allemand, d’après l’œuvre de Wolfram d’Eschenbach, qui fut utilisée par Richard Wagner. [...] Mais précisément, ce qui donne plus de force à l’œuvre de Gracq, en définitive basé sur cet unique thème du Graal, ce de n’être pas tombé dans le thème du dualisme chrétien le plus primaire, d’avoir insisté sur le caractère exemplaire de cette dichotomie, et de l’avoir résolue de manière définitive par un retour au monisme.[...] Le héros du Graal, qu’il soit Perceval dans la légende primitive ou Albert dans Au château d’Argol [...] concluant provisoirement à l’existence incertaine du château du Graal et à tout ce qu’il contient d’infinitude, choisit délibérément la direction de ce château.
1945 — Un beau ténébreux
Dans Un beau ténébreux, roman paru en 1945, la forêt proche de la mer et la masse sombre du château de Roscaër créent une atmosphère fantastique. Le narrateur qui traverse cette forêt envisage, dans cette emprise végétale des premiers âges, un voyage ultime.
Le soir commençait à tomber, et j’aimais cette fuite sous la basse voûte des feuilles, [...] cette fuite qui donne l’idée si nette d’un voyage sans retour. La traversée d’une forêt, je n’ai jamais pu m’imaginer autrement l’approche d’un pays de légende.
Les pentes raides qui menaient à ces ruines apparaissaient partout couvertes d’une forêt épaisse et noire, hérissée des clochetons et des pinacles fantastiques de ses cimes immobiles de verdure.
Jean Markale voit dans ce deuxième roman une poursuite de la thématique de la quête du Graal initiée dans Au château d’Argol.
Là encore, le thème est celui de la quête du Graal. Allan, le héros, a quelque ressemblance avec Albert et donc avec Perceval. Mais tandis qu’Albert était montré avant la certitude, Allan nous est montré à l’ultime phase de sa quête : il a déjà trouvé le chemin qui conduit au Graal, il sait que le jour où il voudra passer de l’autre côté de la frontière des illusions, il pourra le faire sans craindre de se tromper.
1948 — Le roi pêcheur
Gracq est fait prisonnier en mai 1940 et envoyé dans un « oflag » en Silésie. Libéré pour raisons médicales en février 1941, il reprend ses fonctions dans l’Éducation nationale à son retour en France.
En 1942-1943, il se lance dans l’écriture d’une adaptation théâtrale du mythe du Graal inspirée du Parsifal de Wagner. La pièce, intitulée Le Roi Pêcheur est publiée en 1948 puis présentée à Paris en 1949. — GRACQ, Julien, Le roi pêcheur, 2014, José Corti, 1948, 149 p. —
Julien Gracq défend dans la préface la modernité des mythes médiévaux et principalement celui du Graal. Il perçoit dans le surréalisme une grande proximité avec la quête des chevaliers du roi Arthur.
Le compagnonnage de la Table Ronde, la quête passionnée d’un trésor idéal qui, si obstinément qu’il se dérobe nous est toujours représenté comme à portée de la main, figurent par exemple assez aisément en arrière plan un répondant - au retentissement indéfini - pour certains des aspects les plus typiques de phénomènes contemporains, parmi lesquels le surréalisme.
Le Roi pêcheur est fortement attaqué par la critique qui reproche à son auteur, tantôt d’avoir laïcisé le mythe, tantôt de ne pas l’avoir adapté au goût moderne. Le fait que cette entreprise au ton scolaire et [qui] pue l’artifice
- Robert Kemp dans Le Monde - ait bénéficié d’un financement public attribué par la Commission d’aide à la première pièce (dépendant du Ministère de l’Éducation nationale) renforce la virulence de certains de ces critiques. Ils ne manquent pas de noter que le ministre en personne était présent à la première et qu’il est sorti avant la fin de la pièce. Ulcéré, Gracq renonce à écrire pour le théâtre .
1958 — Un balcon en forêt
Un balcon en forêt 4, parait en 1958. — GRACQ, Julien, Un balcon en forêt, Vol. 2, Bernhild Boie, Gallimard, 1989, (« La Pléiade »). —
L’action de ce roman se déroule dans la forêt ardennaise, forêt magique des contes de fées, sœur de Brocéliande. L’aspirant Grange, porté à la contemplation et à la redécouverte de lui-même, occupe la vacance de ses jours interminables au balcon d’un blockhaus surplombant la forêt.
C’était une peur un peu merveilleuse, presque attirante, qui remontait à Grange du fond de l’enfance et des contes : la peur des enfants perdus dans la forêt crépusculaire, écoutant au loin le tronc des chênes sous le talon formidable des bottes de sept lieues.
La forêt le pousse sur la pente de la rêverie et, à l’image du héros médiéval isolé dans un monde féerique, il rencontre l’amour sous l’apparence de Mona, c’était plutôt une espèce fabuleuse comme les licornes. Je l’ai trouvée dans les bois.
Si la forêt met une telle énergie à se défendre contre le réel, c’est parce que cette forêt primitive est peuplée de toutes les créatures historiques et légendaires que recèlent les contes d’enfants. Ainsi, la maison-forte est-elle « la maisonnette de mère-grand perdue au fond de la forêt » ou « la maisonnette de fée » ; Grange rencontre-t-il une silhouette féminine sur le chemin de Moriarmé, cela ne peut-être qu’une femme-enfant, moitié veuve, moitié écolière, « une fille de la pluie [...] une fadette, une petite sorcière de la forêt ».
Julien Gracq en forêt de Paimpont
1958 — Un projet de voyage
Julien Gracq projette de se rendre en forêt de Paimpont en août 1958, comme l’atteste une lettre d’André Breton à sa fille Aube.
Je n’en vais pas moins écrire quelques mots à Julien Gracq pour qu’il trouve un peu moyen de te promener dans cette province qu’il aime, autant qu’Yves la Basse-Bretagne (il n’y a d’ailleurs pas d’opposition). Il avait projeté de vous retrouver à Paimpont à la fin d’août et il va être déçu d’apprendre qu’on a déjà obliqué.
1976 — Le Val sans Retour
Julien Gracq vient en forêt de Paimpont au milieu des années 1970. Il se rend à Tréhorenteuc et au Val sans Retour. L’empreinte de ce voyage en Brocéliande, réalisé sur la seule foi d’un nom magique
, est insérée dans Les eaux étroites. Dans cet ouvrage publié en 1976, Julien Gracq se souvient de ses voyages sur l’Evre, petit affluent inconnu de la Loire
. C’est à l’approche d’un resserrement rocheux de la rivière qu’il fait le rapprochement avec les paysages du Val sans Retour et l’impression laissée par eux.
Un après-midi, j’étais parti à pied du hameau sordide de Tréhorenteuc aux ruelles encroûtées de bouses : une de ces impasses enlisées de la Bretagne intérieure au-delà desquelles il semble qu’il n’y ait plus rien que les fondrières entre les genêts, la solitude, le silence, et la pluie. Presque aussitôt que je me fus engagé dans un chemin fangeux, ce fut l’éclaircie qui dégage toujours en Bretagne un coin de ciel si neuf et si tendre ; puis le chemin en montant parmi les rocs et les touffes de buis s’assécha et devint plaisant à la marche ; il traversait des boqueteaux de chênes nains, des pentes de fougères, des clairières dallées de rocs bossus qui semblaient ménagées pour quelques mégalithes. Vers la droite, au-delà des bouquets d’yeuses 5 et de jeunes pins, la vue se dégage : à travers les tombées de soleil et les ombres des nuages qui l’animent, j’embrasse d’un coup d’œil le paysage que je suis venu chercher au bout de ses chemins perdus sur la seule foi d’un nom magique.
Le Val sans Retour ne ressemble à rien de ce qu’on imagine : ni la fente en coup de sabre qui donne accès à une gorge mal famée, ni le bas-fond de verdure sombre, étouffé d’arbres, dont les branches laissent pleuvoir le sommeil comme celles du mancenillier 6. Ce n’est qu’un ravin assez profond, mais largement évasé, qui s’encaisse selon un tracé sinueux dans un haut plateau de friches et de landes ; il prolonge vers l’ouest la forêt de Paimpont, dont on aperçoit en bout de perspective la cime des derniers arbres, comme les bannières clairsemées d’une arrière garde qui s’enfonce derrière l’horizon. Du haut du versant, quand on découvre le panorama de la vallée, c’est la planitude absolue de cette ligne d’horizon qui saisit l’œil : un socle usé, un bloc raboté dans lequel s’enfonce l’enclave close et digitée de la vallée, avec ses courts ravins affluents, disposés comme les nervures d’une feuille. L’ossature rocheuse affleure à chaque instant au long des pentes en bosses usées, encroûtées par le lichen de ce blanc terne et amorti qui est une des couleurs obsédantes de la Bretagne.
Une végétation rapeuse et peu fournie occupe tous les intervalles : trainée de joncs secs, buissons bas, d’un vert plus sombre, de genêts et d’ajoncs qui s’étalent en plaques dartreuses, chênes mal venus, sapinières naines qui plongent par coulées noires vers le fond du ravin. Là où le haut des versants se raccorde au plateau, dès que la pente diminue , des taillis courts de châtaigniers s’accrochent partout, racinés et roides comme la brosse d’une nuque tondue ; en hiver, un fouillis de bouleaux dépouillés aux brindilles très fines emplit le fond du ravin d’un duvet gris souris, si ténu qu’on le confond avec la montée de la brume.
Le Val sans Retour y est présenté comme l’archétype du paysage immuable, hors du temps, propice par la même à inspirer le poète.
L’idée d’un canton même exigu de la planète, pour lequel un coup de baguette a suspendu le cours du temps, figé la vie, flétri la végétation, arrêté au vol les gestes suspendus, reste puissante sur l’imagination, bien au-delà du domaine des contes de fées ; cette puissance, en fait, tient à ce que la fiction ici s’autorise parfaitement de l’expérience, et que, si nous interrogeons notre profonde mémoire, nous savons que ces châteaux au bois dormant et ces terres gâtes nous les avons à quelques détours de notre vie une fois au moins rencontrés. Le regard revient se fixer au creux du val fermé, et glisse le long des pentes désertes ; il n’y a pas en vue ici une seule trace de l’homme : ni une maison, ni un champ, ni un chemin, ni même une fumée. Une torpeur lourde tombe du ciel couvert ; on n’entend ni un bruit de source, ni un chant d’oiseau. Ce n’est pas tellement l’empreinte du passé fabuleux qui laisse peser sur le vallon mort une menace imprécise, c’est plutôt un sentiment de distraction totale par rapport au train de la vie courante. Rien n’a bougé ici ; les siècles y glissent sans trace et sans signification comme l’ombre des nuages : bien plus que la marque d’une haute légende, ce qui envoûte ce val abandonné, cette friche à jamais vague, c’est le sentiment immédiat qu’y règne toujours dans toute sa force le sortilège fondamental, qui est la réversibilité du Temps. [...] Ce n’est pas une trace fabuleuse que je viens chercher dans les landes sans mémoires : c’est la vie plutôt sur ces friches sans âge et sans chemin qui largue ses repères et son ancrage et qui devient elle-même une légende anonyme embrumée : le faussaire d’Ossian, sans le savoir, s’y retrouve poète.
1992 — Dernier voyage en Brocéliande
Julien Gracq rencontre Mme Guézengar et son mari en 1989 à Saint-Florent-le-Vieil. En 1992, âgé de 82 ans, il se rend à Paimpont en leur compagnie. En une journée, ils visitent Tréhorenteuc, le Val sans Retour, la Fontaine de Barenton et terminent par le Centre de l’Imaginaire Arthurien à Comper.
[...] Nous étions partis de bonne heure Julien Gracq, mon mari et moi-même, pour la forêt de Brocéliande, et nous arrivâmes vers 10 heures au village de Paimpont. J’arrêtais la voiture près de l’ancienne abbaye située au bord d’un étang. Le calme du paysage nous incitait à marcher. Nous empruntâmes la route qui traverse le village et, sur le petit pont par où s’écoule le trop plein de l’étang, nous nous arrêtâmes quelques instant. Au loin, les collines, dominées par de hautes futaies, inséraient l’étang de manière parfaite. Julien Gracq me demanda de prendre une photo ; nous descendîmes vers l’étang bordé d’un chemin piétonnier. Nous étions les seuls promeneurs. Vers midi, nous repartîmes en direction d’un hôtel-restaurant un peu étrange situé à l’orée du bois [...] On y pénétrait par un hall très élevé où aboutissait un escalier gothique monumental. Sur le mur opposé à l’entrée, un immense tableau assez théâtral présentait une magicienne revêtue d’une longue cape. Cet hôtel abritait de temps à autres des réunions ésotériques. L’hôtelier lui-même avait un regard sombre, assez égaré. [...] le lieu s’y prêtant peut-être, nous avons évoqué les séjours d’André Breton à Brocéliande et son plaisir d’y venir. Julien Gracq ignorait où il descendait. [...] En sortant, nous avons pris la route de Tréhorenteuc ; « le hameau sordide » était devenu bien plus coquet et nous avons visité l’église vouée par le dernier curé au mythe du Graal. Gracq la regarda avec attention mais sans s’attarder [...] De Tréhorenteuc, nous montâmes « parmi les rocs et les touffes de buis », traversâmes des boqueteaux de chênes nains, des pentes de fougères, des clairières « dallées de rocs bossus » pour atteindre le « haut versant » d’où l’on découvre le Val sans Retour. Nous avons ensuite accompli le pèlerinage traditionnel à la fontaine de Barenton et nous sommes même un peu perdus au retour. La fontaine de Barenton se mérite ! Comme il nous restait un peu de temps, j’ai proposé que nous nous rendions au château de fer [château de Comper]. [...] Sans nous arrêter au château, nous longeâmes l’étang avant de pénétrer dans le sous-bois où nous avons marché quelques temps. Au retour, alors que nous nous dirigions vers le château, au bord de l’étang, Julien Gracq s’arrêta brusquement et nous « récita » en la modulant, la première phrase de La Chute de la Maison Usher 7. [...] Nous sommes repartis silencieusement jusqu’à l’intérieur du château, occupé à cette époque par l’association du Centre de l’Imaginaire Arthurien qui présentait une exposition de bandes dessinées illustrant des mythes et légendes proches de ceux de la Table Ronde 8. Nous le visitâmes rapidement. Dans la salle du bas, l’association proposait des livres, des prospectus et des bouteilles de cervoise. « Ah, de la cervoise », s’exclama Julien Gracq, l’air réjoui. Il en acheta deux bouteilles avec un air de gourmandise amusée : « Nous la goûterons ensemble », nous promit-il.