1906-1943
La Dragonne d’Alfred Jarry
Un roman posthume localisé en forêt de Paimpont
Éléments biographiques
Alfred Jarry est né en 1873 à Laval (Mayenne). Il fait ses études secondaires au lycée Émile Zola de Rennes. Principalement connu pour son œuvre théâtrale dont le personnage central est Le Père Ubu, il est aussi l’auteur d’une œuvre romanesque importante méconnue du public.
1902-2022 — La Dragonne d’Alfred Jarry - Histoire d’un manuscrit
Écrit entre 1902 et 1906, La Dragonne est le dernier roman d’Alfred Jarry (1873-1907). L’histoire de l’écriture et de la publication de cette œuvre inachevée est longtemps restée obscure.
Le dossier de La Dragonne, produit d’une histoire d’écriture mouvementée, met à l’épreuve aussi bien nos notions de « livre » que de « manuscrit » ou d’« auteur » : écrit sur de nombreuses années, selon des projets sans cesse différents, sous l’influence de substances plus ou moins dangereuses et dans des états maladifs ; rédigé, dicté, réécrit, continué par sa sœur ; dispersé dans des lettres, des envois pour prépublications, des dossiers aux éditeurs ; publié sous forme d’un livre achevé en 1943, d’après des manuscrits qui ne sont désormais plus accessibles, il présente un objet auquel aucune édition ne semble pouvoir donner justice.
1902-1906 — L’écriture
En 1902, Alfred Jarry commence l’écriture de La Dragonne. En 1903, il publie La Bataille de Morsang - qui deviendra sa partie centrale - comme un texte indépendant dans La Revue Blanche.— JARRY, Alfred, « La Bataille de Morsang », La Revue Blanche, XXX, 1903, p. 481-512, Voir en ligne. —
Alcoolique, épuisé, malade, harcelé par ses créanciers, Alfred Jarry continue l’écriture de son roman jusqu’en 1906.
Le 28 mai, il écrit à son amie Rachilde (1860-1953), cofondatrice des éditions Mercure de France : Le Père Ubu n’a aucune tare ni au foie, ni au cœur, ni aux reins, pas même dans les urines ! Il est épuisé, simplement et sa chaudière ne va pas éclater mais s’éteindre. Il va s’arrêter tout doucement, comme un moteur fourbu.
Sentant que la mort l’empêchera de terminer son œuvre, il lui demande d’achever le roman.
J’ai dicté hier à ma sœur le plan détaillé de « La Dragonne ». C’est sûrement un beau livre. L’écrivain que j’admire le plus au monde voudrait-il le reprendre, utiliser, à son gré, ce qu’il y aura de fait, et le finir, soit pour lui, soit en collaboration posthume ? Elle vous enverra s’il y a lieu le manuscrit aux trois quarts écrit, un gros carton de notes et ledit plan.

Devant le refus de Rachilde de terminer La Dragonne, Alfred Jarry, alité en raison d’une méningite tuberculeuse, dicte à sa sœur Charlotte Jarry-Kernec’h (1865-1925) les derniers chapitres de son roman.
1907-2022 — Publication et rééditions
En 1907, Alfred Jarry envoie le manuscrit retravaillé par sa sœur au fondateur de La Revue Blanche 1, Thadée Natanson (1868-1951) 2, qui refuse de le publier en raison de son caractère informe.
La Dragonne ne sera finalement publié qu’en 1943 à La Nouvelle Revue française avec une préface de Jean Saltas (1865-1954), docteur en médecine et ami d’Alfred Jarry.

En 1945, le manuscrit disparait, intensifiant le mystère autour de l’œuvre posthume d’Alfred Jarry.
[...] l’absence du manuscrit autographe fit rêver à un chef-d’œuvre inconnu, dont la version publiée aux éditions Gallimard n’aurait offert qu’un reflet imparfait. Ses incohérences étant imputées à l’incompréhension de Charlotte et Saltas, les éditeurs scientifiques successifs des œuvres de Jarry refusèrent de republier une version de « La Dragonne » qu’ils estimaient fautive. Ils préférèrent reconstruire à partir des fragments connus, un livre idéal, ou livrer le dossier de la création du roman, en effaçant tout ce qui pouvait être soupçonné d’une manipulation par ses éditeurs novices, tout entier de la main de Jarry et supérieur sans doute à ce qui avait été imprimé en 1943.
Partant de ce postulat, trois éditions de La Dragonne proposent des reconstructions du roman posthume de Jarry à partir des fragments de documentation alors disponibles.
- En 1949, sous la direction de René Massat. — JARRY, Alfred, « La Dragonne », in René Massat, (éd.). Oeuvres complètes Tome IV, Éd. René Massat, Lausanne, Henri Kaeser, 1949. —
- En 1988, sous celle d’Henri Bordillon 3.— JARRY, Alfred, « La Dragonne », in Henri Bordillon, (éd.). Oeuvres complètes Tome III, Éd. Henri Bordillon, Gallimard, 1988, (« La Pléïade »). —
- En 2004, sous celle de Sylvain-Christian David — JARRY, Alfred, « La Dragonne », in Sylvain-Christian David, (éd.). Oeuvres, Éd. Sylvain-Christian David, Robert Laffont, 2004, (« Bouquins »), p. 1410. —
Pourtant, deux documents redécouverts à partir de 2014 prouvent que La Dragonne mythique n’a jamais existé et que ces reconstructions éditoriales s’éloignent de l’idée initiale de Jarry.
- En 2014, le manuscrit utilisé pour l’édition de 1943 est redécouvert et mis en vente par la librairie Jean-Claude Vrain. La transcription intégrale du manuscrit, désormais conservé au Harry Ramson Center 4, démontre qu’Alfred Jarry n’a jamais terminé son roman.
- En 2018, la publication de la correspondance redécouverte entre Charlotte Jarry et les fondateurs des éditions du Mercure de France établit l’importance de son rôle dans l’écriture du manuscrit originel.
Charlotte Jarry a souvent été considérée de manière condescendante par la critique. C’est pourtant grâce à elle qu’a été publié en 1943 "La Dragonne", le dernier roman de Jarry, de manière posthume. Dans les quelques années qui suivent la mort de Jarry, elle entretient une correspondance soutenue avec Rachilde et Vallette, qui avait été nommé exécuteur testamentaire de Jarry. Cette correspondance, qui avait été perdue depuis les années 1960 et n’avait jamais été publiée [...], a été récemment retrouvée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Elle apporte de nombreuses informations nouvelles sur les derniers jours de Jarry,[...] et sur la préparation de l’édition de "La Dragonne". Charlotte Jarry est en prise avec les éditeurs de son frère (Fasquelle, le Mercure de France), avec ses fournisseurs (Jarry a laissé de nombreuses dettes), avec ses collaborateurs (Demolder, Terrasse, Saltas). Prête à tout pour défendre la gloire posthume de son frère, elle décide de terminer elle-même le manuscrit incomplet de "La Dragonne", tâche que Jarry avait confiée en vain à Rachilde. Elle décrit à Rachilde son travail de reprise du texte, entrecoupé de détails sur son existence en Bretagne – détails qu’elle incorpore au fur et à mesure dans le roman lui-même.

En 2022, La Dragonne parait dans une version intégrant les redécouvertes récentes sur le manuscrit co-écrit par Jarry et sa sœur.— JARRY, Alfred, « La Dragonne », in Julien Schuh, (éd.). Oeuvres complètes Tome IV, Éd. Julien Schuh, Classique Garnier, 2022, (« Bibliothèque de Littérature du XXe siècle »), p. 272-664. —
Un roman autobiographique à deux mains
Pour Alfred Jarry, la littérature est avant tout autobiographique : une œuvre littéraire n’est que le résidu laissé par le travail d’un esprit cherchant à ramasser toutes ses expériences en un tout cohérent
.
À ce titre, La Dragonne, est l’ultime tentative de Jarry d’unir en un roman total toutes ses expériences vécues, ses vies imaginaires, ses positions politiques, ses conceptions sur le monde, etc.
La fascination de Jarry, dans les mêmes années, pour la généalogie qui le pousse à noircir des feuillets de notations tirées des nobiliaires et dictionnaires héraldiques de Bretagne relève de la même logique ; il se réinvente dans “La Dragonne”, non seulement une existence, mais une filiation. [...] Peu lui importe les filiations réelles, les différences de branches : il reconstruit, à partir de tous ces personnages entr’aperçus dans les nobiliaires, un arbre imaginaire qui lui permet de se rattacher à un compagnon de Guillaume le Conquérant, Erbrand Sackville. C’est ce qui explique l’importance croissante de la généalogie dans le roman, et le rôle que prend sa sœur Charlotte dans l’écriture.
Selon un principe central de son esthétique, les mots qui se ressemblent signifient la même chose. La Dragonne apparait souvent comme un exercice de dérèglement de la signification par des calembours systématisés
.
La matière de Bretagne ajoute de nouvelles facettes à cette “aventure” [...] Jarry creusant le lien entre Merlin (un élément essentiel du folklore breton décrit par Duhamel dans un “Essai sur la littérature bretonne ancienne” soigneusement annoté par Jarry) et le nom de famille Hermelinaye (tiré de son propre arbre généalogique, par une déformation de Hamelinaye, grâce à un tour de passe-passe logique qui ignore l’absence de tout lien de sang entre cette famille d’une alliance lointaine et la sienne) réinvestit tous ces éléments hétéroclites en un conte qui leur donne sens et rend leur réunion, née du hasard de ses explorations, nécessaire [...].
Dicté par Alfred Jarry - alors en prise avec la méningite tuberculeuse qui l’achèvera - La Dragonne est reprise à son compte par sa sœur Charlotte.
Elle avait été au cœur du processus créatif de “La Dragonne”, et il fait peu de doute qu’elle partageait avec son frère des idées (au moins en ce qui concerne la légende familiale qu’elle connaissait bien) pour écrire le roman. A partir du plan laissé par son Alfred, Charlotte a tenté de rapiécer les morceaux existants par des ajouts tirés de ses propres expériences, souvenirs d’enfance ou approfondissement de la légende familiale par la fréquentation des “cousins” de Bretagne. L’achèvement de “La Dragonne” repose essentiellement sur ses expériences après la mort d’Alfred, lorsque ruinée par les dettes que ce dernier lui avait laissées et obligée d’emménager chez son grand-oncle en tant que domestique, elle fait elle même œuvre d’autofiction en développant le personnage de la Dragonne à partir de son propre vécu.
Brocéliande et la forêt de Paimpont dans La Dragonne
Antée - Le dernier chapitre de La Dragonne
La troisième et dernière partie du roman est intitulée Antée en référence au fils de Gaia et de Poséidon, géant invincible tant qu’il reste en contact avec sa mère la terre 5.
Erbrand Sacqueville, désireux de se marier à la jeune Jeanne Paranjeoux va présenter sa fiancée à ses parents et à sa terre natale, la Bretagne. Un parent, dit Le général
, les accueille à Pell-Bras
, demeure familiale située à Lamballe comme celle des grands parents d’Alfred Jarry.
Les jeunes mariés reprirent le rapide vers Pell-Bras, où Jeanne fut accueillie, dans la grande chambre dont les tentures de chaque coté représentaient un paysage bucolique avec des arbres, une chasse du temps de l’Empire, et des vaisseaux napolitains avec des pêcheurs.
L’héritier de Merlin l’enchanteur
Après une partie manquante du texte d’Alfred Jarry, les trois personnages se rendent en forêt de Paimpont.
Paimpont ? Paimpont ? fit le vieillard raillant et imitant de sa voix chevrotante les deux notes d’une pompe à vapeur. C’est le nom d’aujourd’hui pour les touristes qui passent en dehors de mon mur, de ton mur Erbrand !... Le village est rempli par les Forges auprès de Plélan-le-Grand ; il y a le Chalet, la Grotte, l’étang de Comper ; la forêt, l’étang du Pas-du-Houx ; et surtout la mystérieuse fontaine de Barcanon, aux eaux magiques de l’enchanteur Merlin, rendez-vous des sorciers.
Aux douze coups d’un carillon magique, Erbrand, Jeanne et Le général sont projetés dans un monde fantasmagorique révélant à Erbrand les secrets de ses origines.
Des lueurs comme des feux-follets brûlant à feux doux sortaient de dessous un pierre plate circulaire. De petits blocs entouraient, symétriquement, le bloc de granit d’un rose si vif qu’on en percevait la roseur sous les étoiles. [...] Il y en avait douze et de granit, couleur de chair. [...] Les plus petits blocs donnent les harmoniques de ses vibrations. C’était peut être une horloge druidique. Le granit ébranlé sent le soufre, ce n’est pas étonnant, comme le silex d’un briquet.
Erbrand apprend que ce monument mégalithique est son tombeau de famille
. Au cours d’un dialogue avec le général lui sont dévoilés les secrets de sa généalogie.
Revenons au Roi de la-haut, immortel aussi de par la fée Morgane, enchanté dans la Grande Ourse, jusqu’au jour du jugement.
— Eh oui, Artus... Arcturus, dit l’abbé
— Et vous avez pour hôtes entre vos murs vos pairs, Erbrand de l’Ermelinaye, seigneur de Brocéliande !
— La Table Ronde comprit Jeanne
— Merlin, hermine, Ermelynaye, et le merlin maillet est l’enchantement qui perce la pierre, et il n’y a pas de Babel radota l’abbé.
Erbrand comprend qu’il descend de Merlin et qu’il doit achever la quête du Graal entamée par ses ancêtres - Jarry lui donne sa propre généalogie sublimée - mais pris de fièvre cérébrale, il est arrêté dans sa quête.
Erbrand s’était endormi au pied d’un chêne ; mais sa pâleur et sa raideur étaient effrayantes - dans le costume noir qu’il affectionnait ! C’était un sommeil de magie ou de plomb, doublé peut-être des ablutions que Jeanne affolée lui avait prodiguées de la fontaine de Baranton. [...] La fièvre cérébrale était déclarée, en crises infiniment inquiétantes.
Emmené par un docteur, Erbrand décède peu de temps après dans les bras de Jeanne, lui confiant ses dernières pensées.
Oh ! ce rêve de Brocéliande ! ... où notre machine-auto perfectionnée - emportée par un cyclone, nous a fait côtoyer la constellation d’Hercule et le char du roi Arthus ; - la voix de l’enchanteur vivant nous suivit longtemps encore - nous ses arrières petits-enfants - de son adieu d’harmonica ... pendant cette petite pluie... - qui était la bénédiction de Morgane sur la forêt. [...] Peut-être n’ont-ils existé que dans un rêve - ? de ce délire, conscient jusqu’à la dernière heure ; - héritage heureux ou malheureux d’un cerveau - le dernier de sa race - qui, après avoir parlé toutes les langues ; - après avoir vécu tout ce qu’on peut vivre - et connu tout ce qu’on peut connaitre, s’aperçoit qu’il ne sait rien !
Le héros succombe à sa fièvre cérébrale. Il était revenu mourir dans son nid... sur ses terres d’Armor !
, indiquent les dernières lignes du roman. Ainsi, l’ultime héros de Jarry, miroir de son créateur, meurt sans avoir pu terminer sa quête d’idéal. — BORDILLON, Henri, « Et Jarry créa la Bretagne », in Les Bretagnes de Alfred Jarry, Rennes, Maison de la Culture de Rennes, 1980, p. 9-15. —