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Vers 1845

Phi-Phi

Une amitié virile

Un chien nommé Phi-Phi est la cause d’une querelle entre le marquis Adrien Magon de La Balüe et Joseph Boulé au cours d’une partie de chasse.

Une histoire rapportée par Joseph Boulé

Cette histoire nous est parvenue grâce au témoignage de Joseph Boulé, qui a reçu ce souvenir familial de la bouche de son grand-père Joseph Boulé (1878-1967) 1.

Elle a été publiée en 2017 dans la revue Souche.—  BOULÉ, Joseph, « Phi-Phi », Souche, Revue du Cegenceb, Mauron, Vol. 60 - 4e trimestre, 2017, p. 31-32, Voir en ligne. —

Une amitié virile

Depuis la reconstruction de son château du Bois-de-La-Roche en 1825, le marquis Adrien Magon de La Balüe (1792-1862) et Joseph Boulé (1806-1867), maître-charpentier et marchand de produits du sol, entretiennent des relations cordiales. Tous les deux ont connu le plaisir d’avoir réalisé la charpente remarquable du château, imitée de la carène renversée d’un navire. Tous les deux détestent le roi Louis-Philippe et vivent dans l’espérance de voir Louis-Napoléon Bonaparte arriver au pouvoir. Tous les deux partagent un goût très vif pour la chasse. Cela suffit à une amitié virile.

Vers 1845, un dimanche d’un hiver particulièrement froid, maître Joseph, les pieds calés sur le bord sa cheminée, caressant distraitement la tête de son chien Phi-Phi, s’ennuie à regarder les flammes. Arrive le marquis, fusil à la main :

— Maître Joseph, il y a mieux à faire que de regarder mourir un feu de bois, venez, nous allons cueillir quelques canards au Bignon.

Le rituel s’enclenche :
— Phi-Phi, tu es le roi des imbéciles ! Le roi des filous. Au pied ! Couché !

Phi-Phi s’exécute, il sait que c’est un jeu. Les deux hommes rient. Phi-Phi est pour eux le diminutif de Louis-Philippe. Ils sont contents de voir que plus il prend de l’âge, plus sa bouille porte un collier de poils rappelant les favoris du roi.

Louis-Philippe (1773-1850)

— Pauvre Phi-Phi, tu as l’air de plus en plus idiot.

Quelques centaines de mètres et les chasseurs arrivent au Bignon. C’est un petit marais piqueté de roseaux, envahi de longues herbes. Il fait un froid vif. Déception, il n’y a qu’un canard solitaire.
— À vous l’honneur, Monsieur le marquis, il n’y aura qu’un coup.

Magon tire. Tombe à l’eau le canard, loin de la rive.
On invite Phi-Phi à aller le chercher. Le vieux chien a trop froid, il fait le sourd. Devant l’insistance des chasseurs, il s’écarte puis s’enfuit vers sa maison.
Le marquis enrage, peste, s’agite le long du rivage :
— Votre chien ne vaut plus rien. Vous ne savez pas le commander. Vous me gâchez l’après-midi.

Vol de canards sur un étang

Puis il s’immobilise et regarde avec des yeux furieux son compagnon. En dix pas vifs, il vient à lui, passe derrière pour lui coller le canon de son fusil au creux des reins. Il lui glisse d’une voix sifflante
— Vas le chercher ! Tu vas aller le chercher, je ne te le dirai pas deux fois !

Les deux hommes ont un passé signifiant. Adrien Magon était connu pour la pratique de tirs d’intimidation. Pire, il avait déjà tiré au pistolet directement sur des paysans qui le gênaient pour s’être malencontreusement trouvés sur le passage de sa chasse à courre dans la Grande prairie de Lambilly, près de Ploërmel. Personne heureusement n’avait été blessé mais ces tirs étaient dans les souvenirs de tous. Les tribunaux l’avaient condamné à une lourde amende. Joseph Boulé avait, lui, tué un homme, membre d’un groupe de bandits qui avait assailli un convoi de blé que ses charretiers conduisaient à Dinan. Les tribunaux lui avaient reconnu son droit à légitime défense.

Joseph choisit la prudente soumission et s’engage dans l’eau glacée pour se saisir du foutu canard nécessaire au bonheur du marquis. Dans le silence, ils remontent à la maison Boulé. Joseph referme sa porte au nez d’Adrien Magon qui, colère passée, exprimait des regrets de s’être emporté.

Les semaines suivantes, le marquis fait mille grâces pour se faire pardonner. Il gagne du terrain en offrant à Joseph un jeune caniche.
— Vous saurez le dresser, les caniches, comme leur nom le laisse entendre, sont les meilleurs chiens pour la chasse aux canards.

Le chien a un regard attendrissant. Il est décidé qu’il s’appellera Oscar 2, comme Bernadotte, roi de Suède, dont la sagesse politique est presque aussi estimable que celle du jeune Louis-Napoléon.

Chien au regard attendrissant

Bien que Joseph ait conservé une réserve marquée par une parole devenue rare, deux mois plus tard, le marquis revient à la charge pour une nouvelle partie de chasse sur le bief du moulin du Bois-de-La-Roche. Février a gelé les herbes qui cassent sous les pas des deux chasseurs. L’eau est glacée le long des berges. Maître Joseph tire et abat un canard. Phi-Phi rhumatisant et Oscar peu aguerri refusent d’entrer suffisamment dans l’eau.

— Foutu chien, votre chien ! A vous, Marquis ! dit Joseph le bout de son canon sur le ventre du marquis perché sur le bord du bief.
Adrien Magon le toise sans bouger. Joseph le bouscule de son canon et lui hurle :
— Saute, marquis, saute ! 3 Sinon… !
Le marquis s’exécute, écrase de ses pieds la glace, entre dans l’eau jusqu’à la taille et revient avec le canard. Il est pâle comme un mort. Joseph le tire sur la berge, le remet vaille que vaille debout.
— Je vais mal, j’ai horriblement froid, emmenez-moi au moulin. Il me faut boire de la goutte. Appuyés l’un contre l’autre, l’un trainant l’autre, les deux hommes gagnent le moulin.

Le meunier fournit au marquis nombre de verres de goutte, l’enveloppe d’un paletot, le frotte autant qu’il le faut. Adrien retrouve des couleurs mais peu de capacité à la marche pour être apparemment enivré. Il tient des propos décousus sur l’égalité, la fraternité. On le ramène au château dans une charrette.

Nécessaire et astucieuse ivresse pour ne pas perdre la face ? Le lendemain Adrien Magon est chez maître Joseph, les yeux humides de reconnaissance :
— Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé hier, je sais seulement que vous m’avez sauvé la vie en me repêchant. Je le ferai savoir partout. Gardez ce fusil en mémoire de votre exploit 4.

Au nom de la fraternité et d’une égalité rétablie, Joseph garde le silence mais laisse passer un pli d’ironie dans son regard.

Un chasseur content de lui

Quelques années plus tard, ils feront une campagne commune pour l’établissement de la Seconde République et Adrien soutiendra efficacement l’élection de maître Joseph comme conseiller municipal représentant la bourgade du Bois-de-La-Roche au conseil de Mauron.

Joseph Boulé (1806-1867)
Cliché pris vers 1865 par le fils d’Adrien Magon de la Balüe
Joseph Boulé

Joseph Boulé 2017


Bibliographie

BOULÉ, Joseph, « Phi-Phi », Souche, Revue du Cegenceb, Mauron, Vol. 60 - 4e trimestre, 2017, p. 31-32, Voir en ligne.


↑ 1 • Depuis sept générations, il est de tradition dans la famille Boulé que l’aîné soit prénommé Joseph.

↑ 2 • Depuis et pendant quatre générations, il a été de tradition dans la famille Boulé que leurs chiens soient nommés Oscar.

↑ 3 • « Saute, marquis » était une expression connue de la population au début du 19e siècle. Elle rappelait ce qui était arrivé au jeune marquis de Mahy de Favras, condamné à mort pour avoir comploté l’évacuation de Louis XVI vers l’étranger, ceci bien avant Varennes. La guillotine n’était pas encore en fonction. Jusqu’alors les nobles condamnés à mort étaient décapités tandis que les roturiers étaient pendus. Par souci d’égalité on voulut pendre Mahy. Alors qu’il était perché sur l’estrade du gibet, la foule se mit à crier en cœur : « Saute, marquis, saute ! » pour qu’il se pende tout seul. Ce qu’il fit. Le souci d’égalité conduisit celle-ci vers le haut quand la guillotine permit de trancher les têtes de tous les condamnés comme on le faisait auparavant pour les seuls nobles.

↑ 4 • Jusqu’à sa mort, il lui renouvellera chaque année le don d’une arme de collection, pistolets, armes blanches d’Afrique et d’Asie, carabines à la crosse sculptée, poires à poudre.