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1230-1235

Histoire du saint Graal et Histoire de Merlin

Les oeuvres en prose : cycle Lancelot-Graal ou cycle Vulgate

Dans la première moitié du 13e siècle, les Continuateurs du Conte du Graal de Chrétien de Troyes écrivent un grand corpus en prose appelé Lancelot-Graal ou Vulgate dans lequel sont rassemblés et organisés les textes arthuriens. Il s’agit d’un long cycle littéraire de cinq manuscrits écrits entre 1215 et 1235, allant de la naissance du Graal jusqu’à la fin du monde arthurien.

Le cycle Lancelot-Graal ou Vulgate

Le Lancelot-Graal, appelé aussi Lancelot en prose ou Vulgate, apparait après le Petit cycle composé autour de 1200 et attribué à Robert de Boron. C’est un ensemble littéraire de cinq romans, d’auteurs anonymes, qui crée un lien entre la matière du Graal et l’histoire du royaume arthurien.

Dans Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Alexandre Micha explique la difficulté à rapporter une histoire précise et finie de l’univers arthurien et du Graal.

Le lecteur qui aborde pour la première fois le Lancelot se trouve emporté dans un flot d’aventures qui le laisse désemparé ; et il faut avouer qu’il n’est pas facile de faire la jonction entre les morceaux d’épisodes, interrompus par d’autres morceaux, ni de dominer la profusion de la matière, vrai maquis où les carrefours ne font que désorienter d’avantage le voyageur. Le grand nombre d’anonymes, demoiselles, chevaliers, valets, ermites ou prud’hommes qui viennent grossir la foule des personnages et qui reparaissent, alors qu’on les avait perdus de vue, ajoutent à la difficulté de circuler avec aisance.

MICHA, Alexandre, Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Genève, Droz, 1987. [page 85]

Pour faciliter la compréhension de ces cinq œuvres, nous présentons un résumé du cycle Lancelot-Graal.

Selon les spécialistes, les trois premiers romans auraient été rédigés dans l’ordre suivant :

  • Le Lancelot dit Lancelot propre, écrit entre 1215 et 1225.
  • La Queste del saint Graal dite Quête du saint Graal, écrit entre 1225 et 1230.
  • La Mort le roi Artu dite Mort du roi Arthur, écrit en 1230.

À ces œuvres s’ajoutent deux romans, écrits entre 1230 et 1235, qui viennent compléter le cycle. Ils traitent de l’histoire des origines du Graal.

  • Estoire dou Graal dite Histoire du saint Graal,
  • Estoire de Merlin dite Histoire de Merlin.

L’ensemble couvre une période de cinq à six siècles et se distingue du Petit cycle par une profusion de personnages et d’aventures.

Les cinq romans apparaissent ensemble dans les mêmes manuscrits, non pas comme une simple compilation, mais comme les cinq branches d’un seul cycle. Se renvoyant les uns aux autres, ils dégagent une impression indéniable de cohérence. […] A une époque férue de sommes et encyclopédies, ces romanciers veulent organiser et développer la matière de Bretagne par le biais de sa réécriture systématique. En effet, ils reprennent, retouchent et adaptent une masse préexistante de récits. […]

AURELL, Martin, La légende du roi Arthur, Paris, Édition Perrin, 2007. [page 415-416]

L’ordre de lecture suivant l’enchainement du récit du cycle Lancelot-Graal est celui-ci :

  • Histoire du saint Graal,
  • Histoire de Merlin,
  • Lancelot propre,
  • Quête du saint Graal,
  • Mort du roi Arthur.

L’Histoire du saint Graal

L’Histoire du saint Graal (1230-1235) s’inscrit comme un récit du Commencement. Son auteur anonyme revient sur les origines du Graal inventées par Robert de Boron dans le Joseph. Lui aussi fait de Joseph d’Arimathie 1, le premier propriétaire du Graal mais le récit est ici profondément développé et remanié.

Joseph d’Arimathie recueille le sang du Christ

De nouveaux personnages sont créés et des anecdotes sont ajoutées par entrelacement 2. L’ensemble du roman rend compte de la navigation du Graal entre l’Orient depuis Sarras en Terre sainte jusqu’en Occident, à Corbenic en Bretagne insulaire 3.

Le début du roman se passe dans un monde bien identifié : la Palestine, Jérusalem, Rome, Béthanie, c’est-à-dire le monde antique, le monde biblique, avec lequel le lecteur est familier. A la fin du roman, nous sommes en Grande-Bretagne. Les villes et les contrées évoquées là encore éveillent un écho dans la mémoire du lecteur de romans arthuriens. En revanche, dans la partie centrale du récit la géographie se brouille. Les personnages errent dans un monde hostile et étranger, un monde marin plus que terrestre.

SZKILNIK, Michelle et ROBERT DE BORON, L’archipel du Graal : étude de l’Estoire del Saint Graal, Librairie Droz, 1991, Voir en ligne. p. 18
Joseph porte le Graal
BNF

Joseph d’Arimathie vit dans le désert à la demande de Dieu avec ses compagnons et son fils Josephé. Alors qu’il prie devant l’écuelle 4, il reçoit l’ordre divin de partir avec sa communauté et d’emporter la précieuse relique. Josephé fait flotter sa chemise sur la mer. Cent cinquante personnes y prennent place. Une nuit leur suffit pour atteindre l’île de Bretagne qui est peuplée de mécréants et de Sarrasins. Ils sont rejoints plus tard par Nascien et les autres chrétiens de Sarras. Les deux groupes sont nourris par le Graal qui multiplie douze pains. Suivent Chelidoine, fils de Nascien et Mordrain, roi de Sarras. Josephé se rend avec le Graal, à Camelot 5, riche cité sarrasine qui abrite la plus grande mosquée de l’île de Bretagne.

La Table du saint Graal, fabriquée ici par Joseph, est dressée sur le Tertre au Géant par Josephé. Elle évoque la Cène, le dernier repas du Christ. Malgré l’avertissement de Josephé, Moyse, en état de péché, s’assied sur le siège vide qui symbolise celui où le Christ s’asseyait. Il se voit emporté par sept mains en flammes qui descendent du ciel. Au cours de cette assemblée, on assiste à la multiplication d’un poisson pêché par Alain le Gros, le dernier des douze fils de Bron, depuis appelé pour cette raison le Riche Pêcheur. Éduqué par son oncle Josephé, celui-ci deviendra plus tard le fondateur des gardiens du Graal.

Joseph d’Arimathie rencontre un Sarrasin dans la forêt de Brocéliande en l’île de Bretagne, à qui il se présente comme médecin. Alors que le Sarrasin l’emmène à son château de la Roche pour guérir son frère, le châtelain le frappe à la cuisse et laisse une moitié de son épée dans la plaie. Après avoir retiré le fragment d’épée, Joseph prédit que les deux moitiés ne seront ressoudés que lorsque les aventures du Graal auront été menées à leur fin. Entre temps, dictée par une voix divine, l’union de Joseph d’Arimathie et d’une femme donne naissance à Galaad de Galafort. Plus tard, adoubé par Nascien, Galaad est sacré roi d’Hoselice par Josephé. Son royaume est désormais appelé « Galles » en l’honneur de son nom. Meurent Joseph d’Arimathie puis Josephé. Ce dernier, avant de mourir, confie le Graal à son neveu Alain le Gros.

Le roi lépreux Kalafé, guéri à la vue de la sainte Relique, se convertit. Il fait bâtir le château de Corbenic, appelé aussi Palais aventureux pour abriter le Graal. Nul n’y passe la nuit au cours d’aventures pour la quête de la sainte Relique sans risquer la vie. Dans le but de perpétuer la dynastie des Rois Pêcheurs, Josué, le frère d’Alain se marie avec la fille du roi Kalafé. Par la suite, l’un des descendants de Josué, Lambor, est tué par l’épée aux étranges renges 6. Suite à ce Coup Douloureux, pour venger Lambor, la Bretagne 7 devient une terre Gaste, c’est-à-dire frappée de stérilité. Plus tard, lors de la bataille de Rome, Pellehan, fils de Lambor, blessé aux deux cuisses lors d’une bataille de Rome, devient à son tour Roi Pêcheur (ou Roi Mehaignié 8). Lancelot, fils du Roi Méhaignié, est assassiné près d’une fontaine qui doit bouillir jusqu’à l’arrivée d’un chevalier pur qui découvrira le Graal 9. La tombe de Lancelot est gardée par deux lions qui seront tués par son petit-fils, Lancelot du Lac, fils de Ban de Benoïc.

L’Histoire de Merlin

L’Estoire de Merlin est aussi nommée Roman de Merlin en prose ou Le livre de Merlin. Ce titre regroupe les 504 premiers vers du Merlin attribué à Robert de Boron auxquels s’ajoute une Suite cinq fois plus longue appelée Suite Vulgate ou Suite historique. Elle est rédigée dans les années 1230-1235, juste après l’Histoire du saint Graal, pour établir la continuation entre le Merlin propre et le Lancelot

[...] l’Estoire del saint Graal n’a pas de suite chronologique directe dans le second, Merlin, puisque des temps où le Saint Vessel fut transporté en Grande-Bretagne par Joseph d’Arimathie et son fils Joseph, puis conservé par Alain, le douzième fils de Bron, dans le château de Corbenic, on passe à l’époque des rois Bretons, Moine, Pandragon, Uterpandragon, père du roi Arthur Merlin, fils d’un démon et de la fille d’un riche "prudhomme", devient le conseiller des deux derniers rois et fonde la Table Ronde.

MICHA, Alexandre, Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Genève, Droz, 1987. [page 11]

Le mystère qui entoure la naissance d’Arthur amène la révolte des six rois bretons et de la plupart des barons, alors que le petit peuple et le clergé lui sont fidèles.

Au début de la Suite Vulgate, Merlin ne parvient pas à convaincre de la légitimité du jeune Arthur à succéder au roi Uther. Merlin doit faire appel à Ban de Benoïc 10 et à Bohort de Gaunes 11, tous deux rois de Petite-Bretagne, pour écraser la révolte des barons qui s’étaient alliés aux Saxons.

Merlin apprend au jeune roi Arthur qu’il est le fils d’Uther et d’Igerne. Il lui prédit aussi la fin de son royaume et lui révèle le nom du chevalier Balaain ; le chevalier aux deux épées portera le « coup douloureux » au roi Pellehan 12 provoquant des malheurs sur la Bretagne insulaire. Merlin joue de son influence en faveur du mariage d’Arthur avec Guenièvre, la fille de Léodagan de Carmélide, gardien de la Table Ronde depuis la mort d’Uther 13. Lors de la nuit de noces du roi, il déjoue le complot dont le but est de remplacer Guenièvre par sa demi-sœur, « la fausse Guenièvre ».

Les batailles d’Arthur contre les Saxons, décrites dans L’Histoire de Merlin empruntent beaucoup à l’Historia Regum Britanniae —  MONMOUTH, Geoffroy de et MATHEY-MAILLE, Laurence, Histoire des rois de Bretagne, 1992, rééd. 2008, Paris, Les Belles Lettres, 1135. — et à la Vita Merlini —  MONMOUTH, Geoffroy de, Vie de Merlin suivie des prophéties de ce barde, Rééd. 1837, Paris, F. Michel et T. Wright, 1149, Voir en ligne. — de Geoffroy de Monmouth ainsi qu’au Roman de Brut de Wace —  WACE, et LE ROUX DE LINCY, Antoine, Le roman de Brut, Vol. 1, Rééd. 1836, Rouen, Edouard frères éditeurs, 1155, Voir en ligne. —. Vient le récit des amours de Merlin et de Viviane 14. C’est en prenant l’apparence d’un beau jeune homme que Merlin fait la connaissance de Viviane près d’une fontaine de la forêt de Briosque. Il tombe sous le charme de la jeune demoiselle et lui promet de lui transmettre sa magie en échange de son affection.

Viviane demande à Merlin le moyen d’endormir un homme contre sa volonté, prétextant que c’est pour empêcher ses parents de troubler leurs amours. Le prophète, qui connait sa pensée, sait qu’elle ment mais il la laisse continuer. Merlin revient plusieurs fois vers Viviane. Il lui transmet chaque fois une partie de ses secrets. Viviane a hâte de tout connaitre. Merlin sait que son œuvre de Prophète de la chevalerie est alors achevée. Il prend congé d’Arthur, puis de Blaise, son maître et retourne chez Viviane à laquelle il donne pouvoir sur sa liberté. —  ZUMTHOR, Paul, Merlin le prophète : un thème de la littérature polémique de l’historiographie et des romans, Slatkine, Genève, 2000, Voir en ligne. p. 245 — Elle se sert de ce pouvoir pour enserrer Merlin dans un tombeau où il finit encore ses jours. Si L’Estoire de Merlin commence par la naissance du prophète, elle se termine aussi sans que Merlin ne meure mais soit plutôt enserré. Désormais plus de devin pour veiller sur la destinée du royaume.

[...] A la fin du roman, Merlin est emprisonné dans la forêt de Brocéliande par son élève Viviane, à laquelle il a imprudemment transmis tous ses secrets [...]

Aurell Martin (2007). op. cit., p. 424

Bibliographie

AURELL, Martin, La légende du roi Arthur, Paris, Édition Perrin, 2007.

MICHA, Alexandre, Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Genève, Droz, 1987.

MONMOUTH, Geoffroy de et MATHEY-MAILLE, Laurence, Histoire des rois de Bretagne, 1992, rééd. 2008, Paris, Les Belles Lettres, 1135.

MONMOUTH, Geoffroy de, Vie de Merlin suivie des prophéties de ce barde, Rééd. 1837, Paris, F. Michel et T. Wright, 1149, Voir en ligne.

SZKILNIK, Michelle et ROBERT DE BORON, L’archipel du Graal : étude de l’Estoire del Saint Graal, Librairie Droz, 1991, Voir en ligne.

WACE, et LE ROUX DE LINCY, Antoine, Le roman de Brut, Vol. 1, Rééd. 1836, Rouen, Edouard frères éditeurs, 1155, Voir en ligne.

ZUMTHOR, Paul, Merlin le prophète : un thème de la littérature polémique de l’historiographie et des romans, Slatkine, Genève, 2000, Voir en ligne.


↑ 1 • Le pseudo village d’Arimathie comme ceux de Bethléem et de Nazareth, inexistant à l’époque de Jésus, voit son nom constituer un banal barbarisme reposant sur l’hébreu har’math, signifiant aussi bien un cimetière qu’une sépulture.

Joseph d’Arimathie ne serait alors qu’un simple fossoyeur, gardien de l’enclos des morts au Mont des Oliviers et qui transportera, avec Nicodème, le corps de Jésus dans son village natal de Sébaste en Samarie (environ 50 km de Jérusalem).

↑ 2 • L’entrelacement est l’adjonction à un récit initial d’une ou deux actions qui, s’interrompant d’un épisode à l’autre, maintiennent le suspens.

↑ 3 • Sarras comme Corbenic sont des lieux imaginaires.

↑ 4 • Au début du récit, le Graal est appelé escuele. Il prend aussi le nom de Saint Vaissel puis de Saint Graal.

↑ 5 • Dans la plupart des romans en prose Camelot est la résidence du roi Arthur située à l’entrée du royaume de Logres.

↑ 6 • L’épée de David.

↑ 7 • L’île de Bretagne.

↑ 8 • Mehaignié signifie mutilé, blessé.

↑ 9 • On découvre dans La Quête du saint Graal qu’il s’agit de Galaad.

↑ 10 • Ban de Benoïc est le père de Lancelot et d’Hector ; grand-père de Galaad ; frère du roi Bohort de Gaunes.

↑ 11 • Bohort de Gaunes est le père de Bohort et de Lionel ; frère du roi Ban de Benoïc.

↑ 12 • Porte aussi le nom de Pellinor

↑ 13 • Avant son mariage avec Guenièvre, Arthur a déjà deux fils issus d’aventures galantes : Lohot, qu’il a eu de Lisanor et Mordret, issu de l’épouse du roi Loth d’Orcanie. Ce dernier a aussi deux fils, Gauvin et Agravain.

↑ 14 • Appelée aussi Ninienne selon les manuscrits.