1999
Le grand hébété
Un conte d’Ernestine Lorand
Le grand hébété est un conte d’Ernestine Lorand de Concoret (Morbihan) dans lequel une pauvre mère tente de faire quelque chose de son idiot de fils.
Un conte d’Ernestine Lorand
Le grand hébété
est un conte d’Ernestine Lorand publié en 1999 dans un recueil de contes populaires de Brocéliande. — LORAND, Ernestine, « Le grand hébété », in Carrefour de Trécélien, (éd.). Contes et légendes de Brocéliande, Éd. Carrefour de Trécélien, Terre de Brume, 1999, p. 202-209. —
Le conte d’Ernestine est une déclinaison du thème - commun en Ille-et-Vilaine et dans le pays de Brocéliande - des aventures comiques d’un candide. Plusieurs des contes collectés par Adolphe Orain à la fin du 19e siècle s’inscrivent dans ce thème. Jean l’hébété, publié en 1904 est celui qui a le plus inspiré la version d’Ernestine Lorand.— ORAIN, Adolphe, « Jean l’hébété », in Contes du pays Gallo, Rennes, Honoré Champion, 1904, Voir en ligne. —
Il semble que les conteurs du pays de Brocéliande - et leur public surtout - appréciaient particulièrement de rire à bon compte en prenant pour héros le naïf, l’idiot, peu importe la personne, dans un récit propice aux situations comiques et invraisemblables. Il en résulte une floraison d’histoires où le caractère du héros malgré lui répond à deux profils majeurs sensiblement différents : il est Jean le Diot, Jean l’Innocent, Jean le Fou ou l’Hébété et c’est alors la caricature du simple d’esprit ; sa bravoure n’est qu’une candeur extrême, et s’il parvient à se tirer d’affaire, ce n’est que par son innocence même. Selon l’expression gallo, ses idées ne « sieud » (suivent point). Ou bien la candeur du naïf a quelque chose de surnaturel, comme une parcelle de Paradis perdu étranger aux êtres « sensés », et le héros se fait l’allié du destin. Il parvient à déjouer les pièges, surmonter les épreuves grâce à sa crédulité ou la pureté de son cœur. Le naïf tient, quoi qu’il arrive, une place entière dans la société.
Le grand hébété — récit intégral
Il était une fois, dans un village de Haute-Bretagne, une vieille dame et son fils Jean qui tenaient une toute petite ferme. Alors qu’un beau matin le veizin 1 arrive pour charruer la terre, il dit :
— La mère ! Votre charrue est-elle en bon état ?
— Nenni, dit-elle, la roue est chez le forgeron.
— Eh bien ! envoyez donc Jean la qri 2 !
Jean va quérir la roue. En partant de chez le forgeron, il mit la roue sur ses épaules. Quand il arriva à la maison, il était ployé en quatre.
— Que t’arrive-t-il mon pauvre Jean ? dit sa mère en le voyant. Puisqu’elle était ronde, il fallait la rouler !
— Ah ! dit Jean, je saurai bien la prochaine fois !
Le lendemain, il ne restait plus qu’un demi-pain sur la planche. Le soettië 3 dit :
— Envoyez donc Jean qri du pain !
— Va quérir du pain, Jean, prends le plus gros.
Et voilà Jean parti, comme sa mère lui avait dit de rouler si c’était rond, il a donc roulé le pain, si bien qu’il ne restait presque plus de croute et la mie était toute trempée. La mère était affolée, elle voyait bien que les idées de Jean ne sieudin 4 point. Elle était toute ennuyée la pauvre, mais que faire ? Il était bien capable de faire les courses, son Jean, il était grand et costaud.
Deux jours après, les couturières venaient à la maison coudre les chemises et les hann 5 de Jean. Elle se dit : « Comme il me reste que trois aiguilles, si on en casse une, elles vont manquer. Que faire ? Envoyer Jean, bien sûr ! » Elle lui dit :
— Jean, va qri des aiguilles chez la Donias, la mercière, tu en prends six et fais attention de ne pas les perdre.
Jean serrait si fort sa main qu’il était impossible d’en perdre une. Mais en chemin, il rencontra un veizin :
— Jean, veux-tu monter en charrette ?
— Oui, dit Jean.
Comme il y avait un peu de foin et le roulis monotone, il fit un petit chop 6 et desserra la main. Quand il arriva chez lui, il n’y avait plus d’aiguilles, elles étaient cachées dans le foin. La mère se mit en colère, elle était flé 7 comme une guêpe :
— Tu aurais dû les piquer sur ta manche comme le font les couturiers.
— Ah dit Jean, je saurai bien la prochaine fois.
Trois jours après, il manquait le soc de la charrue. La mère dit au soettië :
— Comment je vais faire ?
— Eh bien, envoyez donc Jean, il en est bien capable !
C’est quand il a voulu piquer le soc de la charrue sur la manche de sa chemise qu’il s’est aperçu du dégât... Il l’a ëhiannée 8 jusqu’au poignet. Quand sa mère l’a vu :
— Oh, grand dieu, a-t-elle dit, je le savais, il a des idées qui ne suivent point. Il faut faire quelque chose !
Elle avait encore besoin de Jean. Comme elle aurait bien voulu en finir avec sa petite ferme, elle avait une vache qui ne donnait plus de lait, un coq qui était très vieux : il avait les ergots aussi gros qu’une trique de bois. Elle se dit : « Jean les mènerait bien à la foire. » Elle lui dit :
— Dans ta main droite, tu mets la nache de la vache et dans l’autre, tu tiens le coq par les pattes. La vache, c’est six francs, le coq c’est six blancs.
Mais à mi-chemin, il rencontra un ami, qui lui dit :
— Tu vas à la foire, Jean ?
— Ian, dit Jean.
Mais cela avait suffi à le brouiller et le voilà qui s’emmêle les pinceaux, il repart en disant : « six blancs, six francs » jusqu’à la foire. Quand il fut rendu, les gens voulaient son coq, il le trouvaient bien pour en faire un coq au vin, « c’est meilleur les vieux. »
— Combien en veux-tu, mon gars ?
Jean dit
— Six francs.
— Six francs ? mais c’est le prix d’une vache !
Et là-dessus, ils partaient. Le soir, il était toujours là. Tout à coup un marchand s’avance :
— Combien que t’en veux de ta vache, mon gars ?
— Six blancs, dit Jean.
— Allez, tope-là, dit le marchand. Vendu !
Il avait fait une bonne affaire. Et quand Jean rentre chez lui, avec son coq, sa mère était toute chose :
— Enfin, tu as vendu la vache !
Jean mit sur la table six pièces de sous.
— C’est tout ? dit la mère.
— Ian, dit Jean.
« Alors là, elle se dit, si j’allais voir une personne d’église, elle sera de bon conseil ». Elle s’en fut trouver Monsieur le Recteur. « Lui saura me dire que faire » et elle lui raconta toute l’histoire.
— Je crois bien, lui dit-elle, que ses idées ne suivent point.
— Ah bon ! dit le recteur, mais va-t-il à la messe, votre Jean ?
— Non, pas depuis sa première communion.
— Eh bien, voilà ! C’est ça qui lui manque. Envoyez-le donc dimanche. Après, vous me donnerez des nouvelles, mais je suis sûr que ça ira mieux.
La mère, toute benaize 9, s’en va le dire à son gars, mais ses habits n’étaient plus de taille, les hann descendaient sur le bas des fesses, la chemise était trop courte, quant à la veste, elle n’en cachait pas lourd. Quand il fut fin prêt, sa mère lui fit une autre recommandation.
— Tu fais comme tous, pareil !
Arrivé au bourg, Jean voit quatre hommes entrer dans un café, Jean les suit.
—Café, rincette ! dit un des hommes.
La patronne met cinq cafés, cinq petits verres. Au moment de se faire payer, elle réclame cinq cafés, cinq verres.
— Ah non, quatre cafés, quatre verres ! Lui là, il a bu aussi, lui, on ne le connait pas, il n’est pas avec nous !
— Ah, c’est comme ça, qu’elle dit, eh bien, tu vas me payer ta tournée mon gars. Jean n’avait qu’un sou encore pertuzë 10.
La patronne se fâcha tout rouge :
— Donne-moi ta veste, tu me payeras quand tu viendras la chercher.
Jean se mit à courir pour rattraper les autres qui rentraient dans l’église. Les quatre hommes se mettent sur un banc. Mais le banc était plein, Jean se mit devant. Tout allait bien, jusqu’à l’élévation où tout le monde se mit à genoux et pencha la tête. Jean en fit autant, mais comme ses affutiaux 11 étaient trop courts, il avait le bas du dos à l’air. Un des quatre hommes lui donna un bon coup à cet endroit. Aussitôt, Jean fit pareil à une belle jeune fille qui était juste devant lui. Surprise, elle se retourna et envoya une claque retentissante à Jean qui en resta tout ahuri. Les autres, derrière, eurent une crise de rire. Après avoir mis son sou pertuzë dans le panier en voyant les gens sortir de l’église, Jean partit chez lui sans plus attendre. Quand sa mère le vit rentrer sans sa veste, elle dit :
— Mais que t’arrive-t-il, mon gars, tu t’es battu ?
— Non, dit Jean.
Et il raconta tout à sa mère. La pauvre bonne femme se dit : « Ça ne s’arrange pas, çà n’a pas eu le temps, on verra bien ensuite. » Elle était découragée et se sentait lasse. Elle voulait en finir avec tous ses ennuis, mais il y avait encore une vache à vendre. Un jour elle dit à Jean :
— Si tu menais la noire à vendre ? Mais cette fois, tu ne diras rien, si tu rencontre un ami, pas de parole non plus, car c’est là que tu te brouilles. Compris, Jean ? Tu ne causes à personne.
— Oui, je saurai bien, maman.
Le voilà parti avec la dernière vache, il rencontra plusieurs personnes.
— Ça va Jean ? Tu vas à la foire ?
Jamais de réponse.
Rendu sur le champ de foire, les marchands tournaient autour de la vache.
— Combien en veux-tu de ta vache ?
Pas de réponse. Les gens se disaient : « Il est peut-être sourd et muet ! »
Quand la nuit arriva, Jean partit à travers les chemins. Il avait eu une idée, c’était peut-être une bonne ! Chemin faisant, il arriva à une petite chapelle. A la porte, il y avait un grand saint de bois. Jean se dit : « Celui-là il ne me parle pas, c’est à lui que je vais vendre ma vache. » Il passa la corde autour du tronc. Au premier coup que la vache tourna la tête, voila le tronc cassé et tout l’argent tomba par terre. Jean était très heureux. Il en mit dans toutes ses poches et revint chez lui en chantant.
— Regarde, maman, ça y est, j’ai vendu la vache.
— A qui ? dit sa mère.
— Je ne le connais pas mais il ne m’a rien dit et m’a donné plein de pièces, comme tu voulais.
La mère compte les sous et dit à Jean :
— Tu te rends compte, il y a bien l’argent de deux vaches et un coq.
Elle était si contente qu’elle s’est dit : « Si je le mariais, mon gars ? Je serais tranquille. Il est riche, il a du bien au soleil, ça pourrait faire un bon parti à une fille par là. Et si, après cela, les idées de Jean suivent, sait-on quand on ne sait rien ! » La mère était tout enjouée. Il y avait dans le village une jeune fille qui avait la trentaine qui n’avait pas encore trouvé chaussure à son pied. Des fois, elle venait boire un café chez la mère à Jean. Tout de sieut 12 la mère a pensé à elle. Un jour qu’elle passait tout près pour aller à son cio 13, elle entend crier : Viens donc boire un café, Marie, il est frais fait.
Et là, dans la conversation, elle lui parle de Jean, du bon commerce qu’il a fait et de son héritage. Marie, voyant qu’elle prenait de l’âge, se dit : « Pourquoi pas Jean, il est bon travailleur ». Et puis voilà les noces sans tarder, une belle fête au village.
La mère de Jean pouvait couler des jours tranquilles et se reposer. Mais un jour, voila Marie malade. Le matin, elle martieurait 14 et rendait son café. Elle en parle à sa belle-mère. Celle-ci était bien joyeuse, elle avait compris, mais Jean, lui, il lui fallait plus de temps pour comprendre la maladie à Marie. Un jour, le médecin vint la voir, il lui dit de rester au lit sans trop bouger à cause du bébé, mais qu’il lui fallait pamin 15 du soleil. Jean avait entendu ça, alors le lendemain, alors qu’il y avait un beau soleil, il se dit : « Je vais lui en donner, moi. » Et sa mère le voyant entrer une brouette pour la dixième fois dans la maison, commença à s’inquiéter. Elle va le trouver :
— Que fais-tu, Jean ?
— C’est pour la Marie, je lui porte du soleil.
« Alors, c’est reparti, rien ne va plus, voila encore ses idées qui reculent, pauvre gars ! » Elle lui dit :
— Tu ferais mieux de faire brouter ta bique sur le haut du four, il y a une belle broussée, elle crève la faim.
Jean mena la bique au pied du four, mais voyant que c’était très haut, il alla quérir un couteau de cuisine. Heureusement que sa mère était là, car il aurait coupé la tête de la bique pour la mettre à brouter sur le four ! À la mère, le sang ne fit qu’un tour, elle tomba malade. Le docteur dit à Jean :
— Soignez bien votre mère, vous mettrez de l’eau sur le feu, quand elle sera bien chaude, vous tremperez une serviette et l’envelopperez dedans plusieurs fois par jour.
Jean se dit : « Ça ira plus vite comme je vais faire. » Il descendit le chaudron bouillant, attrapa sa mère et la plongea dedans.
Dame, depuis ce jour-là, il n’y a plus de mère, pensez-donc ! A quelque temps de là, Marie mit au monde une belle petite, elle ressemble à sa mère, elle n’a rien de son père. Elle s’appelle Marie comme sa mère. C’est un très beau nom. Mais rien à faire, les gens l’appelle Marie l’hébété, en mémoire de son père.
Conté par Ernestine Lorand
— CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999. [pages 202-209] —