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1896-1979

Les coquilles d’oeufs

Un conte localisé en forêt de Paimpont

En 1896, Félix Bellamy publie un conte dans lequel une fée substitue son enfant à celui d’une paysanne de Haligan en Concoret (Morbihan). Une version de ce conte, intitulée Les coquilles d’œufs, est collectée en 1979 à Saint-Brieuc-de-Mauron.
C’est un conte du type 0504-L’enfant échangé, Le changeling des fées. Il est présent dans le folklore de nombreux pays d’Europe.

1896 — Un conte publié par Félix Bellamy

En 1896, Félix Bellamy publie un conte dans lequel une fée substitue son enfant à celui d’une paysanne de Haligan en Concoret (Morbihan). Ce conte-type du répertoire breton introduit un chapitre consacré aux fées, intitulé Calomnies. Félix Bellamy y défend les fées contre l’image qui est donnée d’elles dans certaines traditions populaires de Bretagne.

Voilà donc de quels méfaits les mères accusent les Dames Fées, méfaits bien grand sans doute, mais ne comporte-t-il pas de quoi l’atténuer un peu ? Si les Fées ravissent parfois les enfants à l’amour maternel, c’est toujours par bonne intention, pour leur donner plus de bonheur qu’ils n’en pourraient obtenir dans les demeures des parents. Et quand ils sont devenus grands, elles les renvoient dans le monde visible, où elles ne cessent de les accompagner de leur providence.

Ignoscenda quidem, scirent si ignoscere... matres 1.

Mais quant à transformer les célestes Fées en créatures laides, méchantes, pernicieuses, à les assimiler à d’horribles et néfastes sorcières, à mon avis c’est les calomnier.

BELLAMY, Félix, La forêt de Bréchéliant, la fontaine de Berenton, quelques lieux d’alentour, les principaux personnages qui s’y rapportent, Vol. 1, Rennes, J. Plihon & L. Hervé, 1896, Voir en ligne. p. 294

Félix Bellamy ne donne pas de titre à ce conte publié dans son ouvrage consacré à Brocéliande. S’agit-il d’un conte collecté par ses soins à Concoret ou d’une version de ce conte traditionnel qu’il aurait adapté et localisé à Haligan ? Aucune indication de l’auteur ne permet d’en connaitre l’origine.

Le texte intégral d’après Félix Bellamy

On prétend que toutes les Fées ne sont pas belles et bonnes ; qu’il y en a de laides, vieilles de cent ans, comme d’affreuses sorcières, difformes, méchantes, se plaisant à molester les pauvres humains. Dans certaines contrées de la Bretagne demandez ce que sont, ce qu’étaient les Fées, on vous répondra que c’était de petits corps de femmes, hauts de deux pieds, et remplis de mauvaises intentions à notre égard, venant se substituer aux enfants dans les berceaux, et restant là comme de chétives créatures qui ne croissent ni ne profitent, pour faire la désolation des parents. Ailleurs on vous dira qu’elles enlèvent les petits enfants, et qu’elles laissent en place de vilains vieux nabots malingres, qui grimacent, crient et ne grandissent point, quoi qu’ils mangent. Mais le nabot mal avisé se trahit parfois, et alors on voit beau jeu.

— Il y avait une fois, — Oh ! ce n’est pas un conte, — une brave femme, mère du plus joli petit enfant que l’on pût voir ; elle demeurait au village de Sous la Haie, proche de Haligan en Kon-Korred et au bord de la forêt. Or le village de Haligan n’est peuplé aujourd’hui que de gens les meilleurs, les plus honnêtes et les plus orthodoxes du monde ; mais dans les temps reculés, vous l’avez entendu conter, il ne jouissait pas d’une réputation bien rassurante ; on le disait hanté par les sorciers, les nains, poulpiquets, korrigans et autres maléficieuses engeances.

Or, au bout de quinze ou dix-huit mois pendant lesquels il n’avait fait que croître et embellir, l’enfant, au grand chagrin de la pauvre mère, et malgré tous ses soins, se mit tout à coup à dépérir, il devint misérable et chétif. A force de regarder la figure du marmot, rabougrie, couverte de rides, comme celle d’un vieux petit bonhomme, la mère désolée en vint à soupçonner qu’une Fée avait bien pu s’introduire furtivement en sa demeure, lui ravir son enfant et lui avoir mis en place, dans le berceau, un vieux vilain nain disgracieux.

Pour rentrer en possession de son propre enfant, elle prit avis d’une sienne voisine, commère fort bien enseignée. — Cassez une douzaine d’œufs par le milieu, lui dit celle-ci, emplissez d’eau chaque moitié de la coque, et plantez-les dans la cendre pour les faire bouillir autour du feu. Et puis alors prenez le nabot sur vos genoux comme pour le chauffer devant le feu, et qu’il voie bien ce qui se passera au foyer, puis écoutez ce qu’il dira. L’avis fut ponctuellement exécuté. L’eau se mit à bouillir dans les vingt-quatre moitiés de coques. Le nabot regardait, et dans son ébahissement il se mit à dire tout haut :

J’ai cent ans, et encore bien cent ans,
J’ai vu la lande de Lanbrun en pré fauchant,
Et le bois de Brécilien en bois buchant Jamais j’n’ai vu tant de petits pots bouillants.
Ah ! tu as cent ans et même cent autres en plus, quand mon enfant n’en a pas encore deux, s’écrie la mère à son tour, attends, va, je te connais maintenant.

On vous prend un bon faisceau de branches de bouleau, on vous fouaille le marmot sans miséricorde , tant et tant, que la Fée jusque dans la forêt l’entendit braire. S’apercevant que le tour était découvert, et de quelle façon on traitait son compère, la Fée rapporta à la mère son véritable enfant et reprit son nabot. Or l’enfant avait déjà pris la Fée en grande amitié, il ne s’en sépara pas sans regrets, car elle l’avait bien tendrement soigné. — Bellamy, Félix (1896) op. cit., p. 292 —

Ce conte est de nouveau publié en 2017, dans la version de Félix Bellamy, sous le titre Le korrigan et les coquilles d’œufs. —  BELLAMY, Félix, « Le korrigan et les coquilles d’oeufs », in Gérard Lomenec’h. Légendes et fables de Brocéliande, Coop Breizh, 2017, p. 210-211. —

Une version collectée par Patrick Lebrun

En 1979, Patrick Lebrun collecte une version de ce conte à Saint-Brieuc-de-Mauron auprès d’Eugène Grasland dit « Sous-Off ». Le conteur l’a intégrée à son répertoire sous le titre Les coquilles d’oeufs. Il l’adapte en gallo en 1982 sur un disque de contes et de musiques traditionnelles de Brocéliande.

Il existe de très nombreuses variantes de ce conte où une fée substitue son enfant à celui d’humain. Le procédé pour récupérer l’enfant est toujours le même : mettre des coquilles d’œuf remplies d’eau à bouillir dans le foyer. Cet enfant passe souvent pour être un sorcier, du fait sans doute de l’initiation qu’il aurait reçue pendant son séjour chez les fées.

LEBRUN, Patrick, BARON, Jean, MOISSELIN, Philippe, [et al.], « Contes et musiques de Brocéliande », Mauron, 1982.

Une version audio du conte est disponible sur Dastumedia, base de données en ligne de Dastum. —  LEBRUN, Patrick, « Les coquilles d’oeuf », Mauron, Contes et musiques de Broceliande, 1982, (« Archive sonore disponible sur Dastumedia »), Voir en ligne. —

Le texte intégral de Patrick Lebrun

Pas loin de chez nous, il y a une butte qu’on appelle la butte de Gargantua, et pas bien loin de là, se trouve un village où vivait autrefois une famille qui avait trois ou quatre petits « coniaus » qui trainaient dans la cour. Un jour, un nouvel enfant est arrivé, qui faisait envie à tout le monde. Toutes les bonnes-femmes du coin venaient voir la mère et admirer l’enfant, costaud, qui mangeait comme deux et qui profitait bien, il faisait envie à toutes les mères de la région.

Un jour, sans savoir ni pour qui ni pour quoi, il mangeait toujours autant, mais il se mit à dépérir à vue d’œil. Ses parents firent venir tous les médecins de la Trinité, de Mauron, de Ploërmel, mais pas un ne pouvait le guérir. Personne ne savait ce qu’il avait ! ...

Pas très loin de ce village, il y avait une vieille femme qui passait pour être à moitié sorcière. Elle vint voir l’enfant, et dit à la mère :

— Votre petit, moi je sais bien ce qu’il a, c’est le gosse d’une fée. Une fée a pris votre enfant et mit le sien à sa place ! Si vous voulez le retrouver, dite à votre mari d’aller chercher des œufs dans le poulailler.

Ils exécutèrent les recommandations de la vieille femme : le bonhomme prit un panier et s’en alla chercher une demi-douzaine d’œufs dans le poulailler. Revenu à la maison, il cassa les œufs par la moitié, mit les jaunes de côté pour les manger le soir, posa les coquilles vides en rond dans le foyer de la cheminée, les remplit avec de l’eau et activa le feu.

Pendant ce temps-là, la mère prit l’enfant sur ses genoux devant la cheminée, et se mit à chanter.

— Site, site, mon ya ya, pour aller à Merdrignac ! Site, site mon ch’val gris pour aller jusqu’à Paris.

L’enfant ne s’endormait pas. Plus l’eau bouillait dans les coquilles d’œufs, plus la barbe et le poil tout blanc se mirent à pousser. À la fin, l’eau finit par passer par dessus bord, alors, le petit coniau se mit à parler :

— J’ai cent ans et encore cent ans, mais jamais de ma vie je n’ai vu de petits pots aussi bouillants.

— Je t’ai reconnu, tu es le gosse d’une fée ! Ah, tu vas voir ce qu’on en fait des gosses de fées par chez nous !

Elle le prit et le jeta dans le milieu du foyer. Mais les gosses de fées, c’est comme les livres de sorciers, ils ne brûlent pas, le petit coniau criait parce qu’il chauffait. Il braillait tellement que sa mère, la fée, l’entendit de la Butte à Gargantua, et se vit découverte. Elle ramena l’enfant à ses parents et reprit le sien.

Depuis ce jour-là, on n’a plus jamais vu de fée voler un enfant chez nous ; mais depuis ce jour-là aussi,« il y a bien du monde qui a perdu la connaissance de certaines choses... !
—  CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999. [pages 96-99] —

Une adaptation des « coquilles d’œufs » du gallo au français est publiée en 1999 dans un recueil de contes populaires de Brocéliande.—  CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999. [pages 96-99] —

Éléments de comparaison

« Les coquilles d’œufs » est un conte du type 0504-L’enfant échangé, Le changeling des fées. —  MATHIAS, Jean-Pierre, « Saint-Brieuc-de-Mauron », sans date, Voir en ligne. — 2

Ce type de conte est présent dans le folklore de nombreux pays d’Europe. Le « changeling » ou « changelin » est le nom donné au leurre laissé par les fées, trolls, elfes (ou autres créatures du Petit peuple) à la place d’un nouveau-né qu’elles enlèvent.

Le thème de l’enfant changé par les fées se retrouve fréquemment dans le récit populaire et son déroulement est presque toujours identique : un enfant en bonne santé est échangé avec un nabot, un enfant de fée, qui se met à dépérir malgré un bon appétit. Les moyens pour démystifier la substitution varient suivant les versions (faire bouillir de l’eau dans un chaudron, des œufs, des pommes). Lorsque le subterfuge est découvert, le foliard 3 s’écrie presque toujours : « j’ai cent ans ».

CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999. [page 96]

Autres versions du conte

Plusieurs versions de ce conte sont collectées en Bretagne depuis le début du 19e siècle.

Le Cornikan de Coat Brézal

En 1834, Corentin Tranois publie un conte de ce type intitulé Le Cornikan de Coat Brézal, bois situé près de Landivisiau (Finistère). —  TRANOIS, Corentin, « Le Cornikan de Coat Brézal », Revue de Bretagne, 1834, p. 118. —

L’enfant supposé

Hersart de la Villemarqué publie une version de ce conte dans le Barzaz-Breiz sous le titre L’enfant supposé.—  HERSART DE LA VILLEMARQUÉ, Théodore, « Barzaz Breiz ». Chants populaires de la Bretagne, recueillis et publiés avec une traduction française, des éclaircissements, des notes et les mélodies originales, Paris, Charpentier, 1839. 2 vol. pp. 51-52 —

Le trou aux Jetins

Paul Sébillot mentionne un conte de ce type collecté à Saint-Suliac par Henri Harvut dans lequel les jetins, petites créatures imaginaires du littoral de l’Ille-et-Vilaine ont remplacé les fées.

Ils [les jetins] se plaisaient aussi à enlever les enfants et à mettre à leur place de vilains petits êtres qui ne grandissaient pas, tétaient toujours et avaient une figure vieillotte. Une femme avait emporté son fils dans les champs ; les jetins le prirent et lui substituèrent un de leurs rejetons. Comme il ne grandissait pas, la femme alla consulter un de ses voisins qui lui conseilla de mettre une douzaine de coquilles d’œufs remplies d’eau à bouillir devant le feu. Quand le petit se réveilla, il s’écria : « j’ai quatre-vingt dix ans et je n’avais jamais vu tant de pots bouillants ».

SÉBILLOT, Paul, Légendes locales de la Haute-Bretagne. Le monde physique, Vol. 1, Nantes, Société des bibliophiles bretons, 1899. 2 vol., Voir en ligne.p. 49

Une tradition de Concoret

Une tradition populaire de Concoret pourrait être rapprochée de l’utilisation qui est faite des coquilles d’œufs dans ce conte.

À Concoret existe une croyance mettant en relation saint Laurent et les coquilles d’œufs. Si on jette des coquilles d’œufs dans le feu, cela donne des cloques aux enfants de la maisonnée. Ces cloques et d’autres maladies de peau pourraient être soignées en invoquant saint Laurent devant la croix du même nom, autrefois située en face de Comper, sur la patte d’oie des routes de Saint-Malon-sur-Mel et Muel. Saint Laurent aurait été brûlé sur un bûcher, peut-être fait de coquilles d’œufs, c’est pourquoi il est réputé « panser » le feu et les maladies de peau.

CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999. [page 96]

Deux versions contemporaines

René Jet a publié une version de ce conte localisée à Iffendic sous le titre La légende de Careil.—  JET, René, Iffendic : son histoire et les gens d’ici, Iffendic, autoédition, 1999, 496 p. [pages 178-179] —

Claudine Glot a écrit un conte de ce type intitulé Les petits pots bouillants localisé en forêt de Paimpont. —  GLOT, Claudine et TANNEUX, Marie, Contes et légendes de Brocéliande, Ouest-France, 2002, 248 p. [pages 19-24] —


Bibliographie

CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999.

GLOT, Claudine et TANNEUX, Marie, Contes et légendes de Brocéliande, Ouest-France, 2002, 248 p.

LEBRUN, Patrick, BARON, Jean, MOISSELIN, Philippe, [et al.], « Contes et musiques de Brocéliande », Mauron, 1982.

LEBRUN, Patrick, « Les coquilles d’oeuf », Mauron, Contes et musiques de Broceliande, 1982, (« Archive sonore disponible sur Dastumedia »), Voir en ligne.

MATHIAS, Jean-Pierre, « Saint-Brieuc-de-Mauron », sans date, Voir en ligne.

SÉBILLOT, Paul, Légendes locales de la Haute-Bretagne. Le monde physique, Vol. 1, Nantes, Société des bibliophiles bretons, 1899. 2 vol., Voir en ligne.


↑ 1 • D’après le vers du poète latin Virgile (70-19 av J.-C.) tiré des Géorgiques : Ignoscenda quidem, scirent si ignoscere Manes dont la traduction est : Bien digne de pardon, si l’Enfer pardonnait. Chez Bellamy les mères remplacent l’Enfer.

↑ 3 • Un foliard est le fils d’une fée.