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1925

Les quarante voleurs

Un conte de Jules Dorsay localisé à Paimpont

Les quarante voleurs, conte de Jules Dorsay publié en 1925, est une relocalisation en forêt de Paimpont d’un conte d’Adolphe Orain.

Un conte de Jules Dorsay

Les quarante voleurs est un conte de Jules Dorsay publié en 1925 dans un recueil illustré par Pierre Rousseau, comprenant treize contes bretons . —  DORSAY, Jules, « Les quarante voleurs », in Contes d’Armorique, Paris, Nathan, 1925, p. 177-192. —

Contes d Armorique
—  DORSAY, Jules, Contes d’Armorique, Paris, Nathan, 1925, 263 p. —

Une adaptation d’un conte d’Adolphe Orain

Jules Dorsay écrit dans son avant-propos avoir emprunté les contes de son recueil à François-Marie Luzel (1821-1895) et Adolphe Orain (1834-1918).

La plupart des contes qui figurent dans le présent volume ont été empruntés aux "Veillées bretonnes" de F.-M. Luzel et aux "Contes du pays Gallo" d’Ad. Orain. Nous nous sommes bornés le plus souvent, à modifier la forme des récits qu’en pourvoyeurs consciencieux du folklore ils étaient tenus de reproduire, ou peu s’en faut, tels qu’ils les avaient entendus, et qui comportaient, à tout le moins, bien des longueurs, bien des répétitions... Peut-être avons nous ajouté, en revanche, ici et là, quelques détails qui nous semblaient avoir leur utilité. [...] Quelques changements que nous ayons apportés au texte des auteurs primitifs, dans l’intérêt spécial d’une publication qui n’a rien de la rigueur scientifique, nous ne saurions trop insister sur tout ce que nous leur devons.

DORSAY, Jules, « Avant-propos », in Contes d’Armorique, Paris, Nathan, 1925.

Le conte Les quarante voleurs d’Adolphe Orain, situé en forêt de Rennes, est publié en 1904 dans Contes du Pays Gallo. Jules Dorsay adapte ce conte et le localise en forêt de Paimpont. —  ORAIN, Adolphe, Contes du pays Gallo, Rennes, Honoré Champion, 1904, Voir en ligne. p. 257  —

1963 — Réédition

La version de Jules Dorsay du conte Les quarante voleurs a fait l’objet d’une réédition en 1963 dans Contes et légendes de Bretagne avec des illustrations de René Péron.—  DORSAY, Jules, « Les quarante voleurs », in Contes et légendes de Bretagne, Paris, Nathan, 1963, p. 177-192. —

Contes et légendes de Bretagne
—  DORSAY, Jules, Contes et légendes de Bretagne, Paris, Nathan, 1963, 258 p., (« Contes et légendes de tous les pays »). —

Le conte en version intégrale

Comme tant d’autres provinces de France, la Bretagne était jadis, en grande partie, couverte de forêts immenses, qui s’étendaient entre les villes et parfois même les enserraient de leurs bras verdoyants jusqu’à les étouffer. On n’osait pas construire de maisons à proximité, pour ne pas faciliter la besogne des voleurs et des brigands de tout calibre. Ils n’avaient déjà que trop d’aise à exercer leur métier criminel et trouvaient dans des ruines ou parmi des rochers un refuge assuré contre les poursuites d’une maréchaussée précautionneuse et, d’ailleurs, insuffisante.

Lettrine pour le conte des Quarantes voleurs
—  DORSAY, Jules, « Les quarante voleurs », in Contes et légendes de Bretagne, Paris, Nathan, 1963, p. 177-192.
[page 178] —
René Péron

Sous peine de perdre tout ensemble la bourse et la vie, on ne se risquait à traverser ces forêts qu’en forte compagnie et armés jusqu’aux dents. Encore tombait-on souvent dans des embûches d’où l’on ne se tirait pas sans dommages. Malgré leur escorte de soldats, il arrivait que les diligences transportant l’argent de l’État, outre des voyageurs, fussent pillés à fond.

Les gens qui demeuraient dans le voisinage n’y faisaient guère leurs provisions de bois mort, ou de menues branches de bouleau pour leurs balais, que sur une lisière peu épaisse, dans la crainte tant des brigands que des gardes entretenus par les seigneurs, qui leur donnaient généralement des consignes sévères, pour empêcher toutes déprédations.

***

Un pauvre paysan de Paimpont, nommé Stefann Lissillour, n’ayant point trouvé à sa portée tout le bois dont il avait besoin, s’était hasardé plus avant que d’habitude dans la forêt de Brocéliande, alors considérable. C’était le soir. L’ombre gagnait et Stefann, à grands coups de serpe, se dépêchait d’achever son fagot, quand lui parvint le bruit d’une troupe à cheval, qui s’avançait de son côté.

Hanté par le souvenir de la fée Viviane et de l’enchanteur Merlin, qui autrefois avaient vécu dans la forêt, et redoutant quelque maléfice de leur part, il éparpilla du pied son fagot, puis grimpa précipitamment dans un chêne archi-séculaire, dont les rameaux s’étendaient sur un amas de rochers, entourés de broussailles en apparence inextricables. Et là, tapi dans une fourche, à l’abri du feuillage, le cœur battant, retenant son haleine, plus mort que vif, il observa.

Et que vit-il ? Quarante malandrins, poignards à la ceinture, fusils en bandoulière, qui s’arrêtèrent près de son arbre. Trois d’entre eux descendirent de cheval et, ayant pris des sacs que des camarades leur tendaient du haut de leurs montures, ils s’allongèrent sur le sol et, en rampant à travers les broussailles, gagnèrent le pied d’un rocher, où ils disparurent.

Quand ils revinrent, les mains vides, ils remontèrent sur leurs bêtes et, au signal donné par le chef, la bande repartit.

Illustration de René Peron pour le conte des Quarante voleurs

***
Curieux de savoir ce qu’ils avaient mis en sûreté, Stefann descendit prudemment de son refuge, dès que se fut éteint dans le lointain le bruit de la cavalcade. Puis, s’engageant dans la même voie que les trois brigands, il se glissa sous le rocher. Un peu de jour encore y pénétrait par une fente. Alors Stefann, ayant discerné des sacs dans un coin, en ouvrit un et, y plongeant la main, en retira des pièces de monnaie, qui scintillèrent dans la pénombre. C’était de l’or.

Se doutant que les autres sacs en devaient être également remplis et persuadé qu’il n’y a pas de mal à voler des voleurs, Stefann transporta tous les sacs au-dehors, et, les ayant cachés dans un buisson de ronces facile à repérer, il retourna chez lui au grand galop pour y chercher son cheval, sur le dos duquel, le tenant par la bride, à la nuit close, il enleva cette fortune inespérée.

***

Inutile de dépeindre le ravissement qu’il éprouva et sa femme pareillement, quand, leur porte fermée à clef, leur fenêtre aveuglée au moyen d’un rideau, dans l’angle le plus retiré de leur chambre, ils virent, à la lueur d’une chandelle, resplendir leur trésor. Ils n’en dormirent pas de la nuit.

***

Le lendemain matin Stefann chargea sa femme d’aller emprunter un boisseau à son frère, tout en lui recommandant un silence de carpe sur sa découverte. Elle ne rencontra que sa belle-sœur.

—  Pourquoi donc Stefann a-t-il besoin d’un boisseau ? lui demanda celle-ci.

—  Je n’en sais rien. Il ne me l’a pas dit, et il n’aime pas qu’on l’interroge. Je viens faire sa commission. Voilà tout.

La belle-sœur aurait bien voulu en savoir davantage. Cependant elle alla chercher le boisseau, en enduisit le fond de poix et le remit à la femme de Stefann, avec prière de le lui rendre au plus tôt, attendu qu’elle-même en avait besoin.

***

Usant des mêmes précautions que la veille, Stefann, qui n’aurait jamais pu venir à bout de compter ses pièces d’or, tant il y en avait, les mesura avec le boisseau, dans un coin sombre, sans s’apercevoir qu’il en restait au fond de collées à la poix et, pour détourner tous soupçons de la part de son frère, il y jeta des grains de sarrasin, sous qui elles disparaissaient.

Sa femme ne s’en aperçut pas davantage, en allant restituer le boisseau ; mais sa belle-sœur et son frère ne furent pas dupes du stratagème, car, sous le sarrasin, ils découvrirent les pièces d’or.

—  Oh ! oh ! qu’est-ce là ? se dirent-ils. Est-ce que, par hasard, Stefann se serait mis voleur ?

***

Pour en avoir le cœur net et surtout en tirer profit, le frère de Stefann courut lui faire visite et lui demanda d’où il tenait ces pièces d’or. Stefann aurait préféré garder son secret mais l’autre le tourmenta tellement, lui reprochant d’être un mauvais frère et à tout le moins un voleur, qu’il finit par lui raconter son histoire. Il n’accusa toutefois qu’un demi-boisseau d’or environ, ce qui représentait une somme fort grosse.

Le frère alors manifesta l’intention de se rendre aussi dans la forêt pour y chercher fortune, et Stefann eut beau vouloir l’en dissuader, de peur que les brigands, revenus et furieux de leur perte, ne tirassent de lui vengeance, tout ce qu’il put obtenir fut que son frère attendit une huitaine pour leur laisser le temps d’amasser dans leur cachette de nouvelles richesses. Encore lui faudrait-il ne négliger aucune précaution.

***

La huitaine écoulée (et Dieu sait s’il s’était morfondu jusque-là), le frère, à pas de loup, se dirigea vers le rocher, dont Stefann lui avait indiqué l’emplacement. C’était le soir. Une heure il se tint aux aguets, les oreilles et les yeux grands ouverts, au centre d’un épais fourré. N’ayant rien entendu que des froissements de feuilles au passage des bêtes et quelques rares chants d’oiseaux, il se mit à ramper lentement, prudemment, vers l’entrée du rocher ; puis, au bout d’un instant, rassuré par le silence, il y pénétra…

Mais un brigand se trouvait là, que ses compagnons avaient placé en sentinelle et qui, d’un coup de sabre bien appliqué, sans autre explication, lui trancha proprement la tête. Après quoi, pendant qu’il faisait encore un peu jour, il alla la suspendre, avec le corps, aux branches d’un arbre voisin, pour effrayer quiconque aurait la tentation de s’égarer dans ces parages.

***

En ne voyant pas revenir son frère, dont il n’ignorait pas l’aventureuse expédition, et d’ailleurs averti, le lendemain matin, par sa belle-sœur, éplorée, qu’elle l’avait en vain attendu toute la nuit, Stefann se douta qu’il lui était arrivé malheur. Sans perdre une minute, au risque de ce qui pourrait lui advenir à lui-même, il se rendit dans la forêt sur son cheval avec un grand sac, ainsi qu’il pratiquait le plus souvent, pour emporter du bois mort.

Quelles ne furent pas son horreur et son affliction quand s’offrirent à ses yeux la tête et le cadavre de son frère ! Il les détacha pieusement et, les avant glissés sous des fougères dans le grand sac, qu’il plaça devant lui, en travers, sur le cou de son cheval, il reprit tristement le chemin de sa maison.

***

Le soir, s’étant déguisé en charbonnier, la face noire, sous un chapeau à larges bords, il alla chez un savetier du bourg, assez éloigné de chez lui.

—  Veux-tu gagner trois pistoles ? dit-il.

—  Ça ne se refuse pas, répondit le savetier. De quoi s’agit-il ?

—  Il s’agit tout simplement de recoudre la tête au corps d’un de mes parents qu’ont tué des brigands et que j’ai ramené chez moi, avant qu’on l’enterre. Seulement, pour n’avoir pas d’ennuis, je ne tiens pas à ce que tu me connaisses et je dois te bander les yeux. Y consens-tu ?

Le savetier accepta. Il n’avait pas souvent l’occasion de gagner tant d’argent, et l’aspect du charbonnier, sa tristesse, le son de sa voix, lui inspiraient confiance. Il prit donc son alène et du fil, et, s’étant laissé bander les yeux d’un mouchoir, il le suivit. C’est-à-dire que Stefann, ayant passé un bras sous celui du savetier, l’emmena dans sa maison, où pour plus de sûreté, il avait conseillé à sa femme de ne pas se montrer.

Une fois là, Stefann rendit la vue au savetier pour lui permettre d’accomplir sa tâche. Dès qu’elle fut terminée, lui ayant donné les trois pistoles et remis le bandeau, il le ramena jusque chez lui.

***

Quelque temps après, l’un des brigands alla trouver le savetier.

— Voici, dit-il, une paire de bottes qui ont besoin de réparations. Es-tu capable de les recoudre solidement  ?

Si j’en suis capable ? répondit le savetier. Par exemple ! J’ai fait, l’autre jour, et bien fait un travail beaucoup plus difficile.

—  Vraiment ! Et lequel ?

—  J’ai recousu sa tête à un corps.

Ici le brigand eut un léger sursaut, d’étonnement sans doute, et regardant le savetier dans le fin fond des yeux :

—  Pourrais-tu, reprit-il, me conduire chez la personne qui t’a commandé ce bel ouvrage ?

—  Non, dame ! attendu qu’on m’avait mis un bandeau sur les yeux.

—  Et c’est ici, dans le bourg même ?

—  Pour ça, oui ; j’en suis sûr.

— Combien de temps as-tu marché avant d’arriver ?

— À peu près dix minutes.

— Tiens, voici une pistole. Viens avec moi et tâche de retrouver cette maison.
 
***
 
Le brigand et le savetier sortirent ensemble et parcoururent le bourg, qui consistait principalement en une rue interminable. Soudain le savetier s’arrêta devant une petite maison que rien ne distinguait des voisines, si ce n’est devant la porte une pierre en saillie contre laquelle il avait buté.

—  Ce doit être ici, lui dit-il. J’avais compté quinze cents pas, en marchant doucement, car j’étais gêné, n’y voyant pas clair, et le compte y est.

—  C’est bien, articula le brigand. Et, tirant un morceau de craie de sa poche, il traça une croix de Saint-André sur la porte, qui était celle, en effet, de Stefann.
 
***
 
Devenu riche, Stefann, qui ne cessait pourtant d’en parler avec sa femme, n’avait pas encore arrêté l’emploi qu’il ferait de sa fortune. La prudence lui commandait, d’ailleurs, de ménager la transition aux yeux des gens, en inventant quelque histoire, même s’il se décidait finalement à s’installer dans un autre endroit.

Il avait commencé par raconter que sa femme se sentait fatiguée, qu’elle avait grand besoin d’une aide, au moins pour le moment, et que, malgré la dépense, dont souffrirait leur trop modeste bourse, il se voyait à regret forcé de prendre une servante.

Celle qu’il choisit était une gaillarde, ayant l’œil à tout, vaillante et avisée. C’est elle qui se levait la première.

Quand elle ouvrit la maison le lendemain matin, la croix blanche ne fut pas la seconde chose qu’elle aperçut. Un tel signe lui parut louche et elle profita de ce que les maisons voisines étaient encore closes pour en aller vite marquer deux de chaque côté, d’une croix également blanche.
 
***
 
Aussi, quand, la nuit suivante, les brigands, guidés par le chef, se virent en présence de cinq portes aux marques pareilles, ne sachant à laquelle s’en prendre, ils décampèrent, non sans que le chef se fût promis de retrouver la bonne porte, et, cette fois, de ne pas manquer son homme.

Il en fut quitte pour renouveler son expérience avec le savetier, moyennant une pistole, et, certain désormais de ne pas se tromper, il revint quelques jours après, à la tombée de la nuit, déguisé en marchand, avec une charrette chargée de treize tonneaux.
 
***
 
—  Vous n’auriez pas besoin d’huile, dit-il à la servante, qui lui ouvrit, de la bonne huile d’olive, de Salon, en Provence, et pas chère, meilleur marché que votre huile blanche ?

—  Je ne peux pas vous dire. Mes maîtres ne sont pas là et ils ne doivent rentrer que très tard.

—  Comme c’est ennuyeux !… J’aurais bien voulu leur placer une de mes futailles… Il est vrai que je pourrai demain matin en causer avec eux… Mais ce qui m’ennuie le plus, figurez-vous, c’est que toutes les auberges sont pleines… Il n’y avait de place nulle part, pas plus pour moi que pour ma charrette et mon cheval. Je ne voudrais pourtant point coucher dehors avec mon chargement. La nuit est fraîche et je suis moulu de fatigue.

—  Il y aurait peut-être moyen de s’arranger, si vous n’êtes pas trop exigeant.

—  Je ne le suis pas du tout, ma belle enfant.

—  Eh bien ! voilà ; vous pourriez aller coucher dans le grenier, sur le foin. On n’y est pas mal et au chaud. On mettrait votre cheval à l’écurie, avec le nôtre, et votre charrette sous le hangar.

— Avec plaisir, mais que diront vos maîtres ?

—  Ils diront que j’ai bien fait. Ce sont de très braves gens.

—  Ah ! Alors, c’est entendu, j’accepte.

Et le chef des brigands, après avoir casé son cheval et sa charrette sur les indications de la servante, monta dans le grenier en la remerciant et en voilant de la main des bâillements simulés, pour accuser sa lassitude et son envie de dormir.
 
***
 
La servante lui souhaita bonne nuit ; puis, comme la tête du marchand ne lui revenait pas, elle alla demander dans l’auberge la plus rapprochée de la maison s’il était vrai qu’on y eût refusé du monde. On lui répondit que non. Redoutant alors quelque manigance, elle alla ensuite, en se hissant sur la charrette, examiner avec sa lanterne les tonneaux. Elle observa qu’au lieu de bondes, en liège ou en bois, l’orifice en était fermé, singulière pratique, à l’aide de bouchons de paille et, phénomène encore plus étonnant, que ces bouchons, très fréquemment, se soulevaient de bas en haut, comme pour permettre à l’air de s’introduire. Elle n’aurait jamais supposé que l’huile possédât une telle force d’expansion.

Ses soupçons ainsi vérifiés, la servante cogna du doigt successivement contre tous les tonneaux et de chacun elle entendit sortir une voix sourde, qui disait  :

—  Est-ce qu’il est temps ?

—  Pas encore ; tout à l’heure ; je t’appellerai, glissa-t-elle près de l’orifice, en grossissant la voix.

Ayant de la sorte éventé le stratagème des brigands, elle fit bouillir de l’eau dans un chaudron et en versa successivement dans tous les tonneaux, en ayant soin chaque fois de remettre le bouchon et d’appuyer dessus avec un torchon. De cette façon, les brigands, ébouillantés d’abord, furent ensuite étouffés, tous.
 
***
 
Ses maîtres n’étant toujours pas rentrés, elle courut alors s’enfermer dans sa chambre, après avoir, à tout hasard, pris une hache pour se défendre en cas de besoin, et, ouvrant sa fenêtre, qui donnait sur la cour, elle resta aux aguets.
Vers minuit, elle entendit le faux marchand, qui, à pas de loup, descendait du grenier, et elle le vit, au clair de lune, qui frappait légèrement sur les tonneaux et appelait ses hommes à voix basse. Aucune réponse n’étant sortie, il comprit qu’il avait été joué une fois de plus et il s’enfuit, en jurant de se venger quand même, coûte que coûte.

À peine était-il parti que Stefann et sa femme rentraient chez eux. La servante les mit au courant de ce qui s’était passé. Ils la félicitèrent et, pour la récompenser, séance tenante, ils doublèrent ses gages.
 
***
 
Plusieurs semaines s’écoulèrent. Des brigands pas de nouvelles. Stefann s’en crut à tout jamais débarrassé et respira plus à son aise. Peut-on vivre tranquille sous la menace d’un malheur, dont on ne connaît ni l’instant ni la forme, et qui, après vous avoir longtemps guetté de haut, comme l’épervier un passereau, fondra sur vous à l’improviste, irrésistible. 

Un beau jour, dans une maison qui touchait presque à celle de Stefann, vint s’installer un homme, entièrement rasé, dont, à le fréquenter, la rondeur et la jovialité lui inspirèrent confiance. Cet homme lui rendit même de menus services, comme il se doit d’ailleurs entre voisins. Stefann ne fut pas en reste, tant et si bien qu’il l’invita certain soir à dîner, sans compliments, comme on dit en Bretagne, ce qui signifie sans cérémonie.

Lorsqu’on fut à table, la servante, qui était de plus en plus attachée à ses maîtres et, les perdant, eût eu peine à trouver une aussi bonne place, observa soigneusement leur hôte, sans en avoir l’air.

Dans un moment où, le repas s’avançant, il avait déboutonné, pour se mettre à l’aise, les derniers boutons de sa veste, elle remarqua la crosse d’un pistolet qui s’arrondissait par-dessous ; et alors elle reconnut le chef des brigands, dont l’absence totale de barbe lui avait jusque-là dissimulé la personnalité véritable. À la fin du dîner, Stefann invita sa servante à s’asseoir et à trinquer avec eux. Elle leur fit des tours de cartes, leur chanta des chansons, et, comme le chef des brigands admirait la variété de ses ressources, elle prétendit en posséder encore d’autres.

Son père, ancien soldat et garde de la forêt, lui avait appris le maniement des armes. Sur ce, décrochant une épée pendue au-dessus de la cheminée, elle s’escrima contre le mur, avec la souplesse et la vigueur d’un bretteur fieffé… Puis, se détournant soudain, et de toute sa force, elle plongea son fer dans le cœur du brigand, qui poussa un grand cri et tomba sur le sol comme une masse.

—  Qu’as-tu fait, malheureuse ? s’écria Stefann.

—  J’ai fait justice, dit-elle. Je vous ai délivré de votre plus cruel ennemi. C’est lui, je l’ai reconnu, qui s’était introduit chez vous sous la figure d’un marchand, avec ses hommes cachés dans des tonneaux, pour vous assassiner. Voyez du reste.
Elle écarta le pan de la veste du brigand et montra le pistolet, qui était bel et bien chargé.

—  S’arme-t-on de la sorte pour aller dîner chez un voisin, quand on n’a pas de mauvaises intentions ?

***
Stefann et sa femme furent convaincus. Ayant, de concert, acheté à quelque temps de là une belle propriété, pour laquelle il leur fallait d’autres domestiques, ils gardèrent leur servante auprès d’eux à ne pas faire grand-chose et la traitèrent désormais comme si elle était de la famille.

Illustration de Pierre Rousseau pour le conte des Quarante voleurs
—  DORSAY, Jules, « Les quarante voleurs », in Contes d’Armorique, Paris, Nathan, 1925, p. 177-192. —
Pierre Rousseau

Éléments de comparaison

Les quarante voleurs est une déclinaison du conte type AT 676 Sésame ouvre-toi ! Dans la classification Aarne-Thompson-Uther, il a été regroupé sous l’entrée ATU 954, Les Quarante Voleurs (Ali Baba). Une version, intitulée Mont Simeli 1 figure dans les Contes de l’enfance et du foyer des frères Grimm.

Illustration de Pierre Rousseau pour le conte des Quarante voleurs
—  DORSAY, Jules, « Les quarante voleurs », in Contes d’Armorique, Paris, Nathan, 1925, p. 177-192. —
Pierre Rousseau

Bibliographie

DORSAY, Jules, Contes d’Armorique, Paris, Nathan, 1925, 263 p.

DORSAY, Jules, Contes et légendes de Bretagne, Paris, Nathan, 1963, 258 p., (« Contes et légendes de tous les pays »).

ORAIN, Adolphe, Contes du pays Gallo, Rennes, Honoré Champion, 1904, Voir en ligne.


↑ 1 • En allemand : Simeliberg