1199-1203
Arthur 1er duc de Bretagne — II
L’assassinat du chevalier Arthur
En 1199, à la mort de Richard Cœur de Lion, Arthur, âgé de 12 ans, est l’héritier légitime de la couronne d’Angleterre. Jean sans Terre usurpe son héritage et ne pense qu’à le faire disparaître. De son côté, le roi de France, avide de reprendre les territoires perdus, se soucie peu d’Arthur placé sous sa protection. Tout concourt au tragique destin du jeune chevalier.
Avril 1199 - Avril 1203 — Arthur assassiné
Deux prétendants pour un trône
Guillaume Le Breton dresse avec amertume un portrait sans concession de Jean sans Terre à son avènement.
A Richard succéda Jean, homme tel que nul dans le monde ne fut plus mauvais que lui, et qui était dépourvu de toute espèce de bon sentiment. Frère de Richard, il succéda à son frère par une injustice du sort, car Arthur eût dû plutôt succéder à Richard, puisqu’il était fils du frère aîné de Jean.
La mort de Richard Cœur de Lion, le 6 avril 1199, ouvre la crise de succession attendue. Arthur entre en concurrence immédiate avec Jean pour défendre ses droits. Sans attendre, le Vendredi saint 16 avril, il se trouve à l’abbaye de Pontron, au nord-ouest d’Angers (Maine-et-Loire) et pose son premier sceau équestre au bas d’une charte de donation à l’abbaye le 18 avril. Son sceau est atypique parce qu’il se montre l’épée ducale à la main, tête nue et sans armure, il n’est pas encore fait chevalier. Arthur s’intitule Duc de Bretagne, comte d’Anjou et de Richmond
.
Avant même le couronnement de Jean, Arthur est proclamé comte par assentiment populaire à Angers avant de l’être officiellement quelques jours plus tard dans la cathédrale durant les fêtes de Pâques. Le récit de Lobineau est corroboré par les sources anglaises.
Après que les Seigneurs des trois provinces, dont Angers, Tours et le Mans sont les capitales, eurent déclaré dans leurs assemblées que la succession de Richard appartenait de plein droit à Arthur, Guillaume des Roches mena le jeune Prince devant Angers et Thomas de Furnes (Fumais, Tourney), neveu de Robert de Turneham, lui ouvrit les portes de la ville et du château le jour de Pâques. Arthur y fut reçu comme en triomphe.
La charte d’Arthur ratifiée à Angers porte le serment de Geoffrey de Châteaubriant, Guillaume de la Guerche, Geoffrey d’Ancenis, André de Vitré et Ivo de la Jaille, en présence de l’abbé de Saint-Melaine de Rennes, des évêques de Nantes et de Vannes. Arthur nomme l’influent baron angevin Guillaume des Roches, sénéchal d’Anjou et du Maine, pour coordonner l’action militaire, sous le contrôle de sa mère Constance de Bretagne. Arthur récompense ses partisans dans les semaines suivantes par des châtellenies stratégiques. Des hommes sûrs sont placés dans les châteaux frontaliers de l’Anjou.
Les barons bretons proches de la Normandie, Combourg, Fougères et Penthièvre, préfèrent préserver leurs intérêts au service de Jean. — EVERARD, Judith, Britanny and the Angevins, Province and Empire, 1158-1203, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, (« Cambridge Studies in Medieval Life and Thought »). [page 169] —
Partant d’Angers, les Bretons et leurs alliés angevins, opportunément rejoints par Philippe Auguste, convergent sur le Mans. Ils prennent la ville à l’aube du 20 avril. Jean, arrivé la veille, réussit à s’enfuir à point nommé ; peu s’en faut qu’il s’y fasse piéger alors qu’il s’apprêtait à rejoindre Rouen pour se faire reconnaître duc de Normandie.
Devant le roi de France, Constance et Arthur prêtent serment de fidélité et Arthur rend l’hommage du Maine et de l’Anjou dont Philippe s’attribue la suzeraineté. Parvenu à Tours, Arthur se fait reconnaître comte de Touraine et d’Anjou. — LE BAUD, Pierre, Histoire de Bretagne avec les chroniques des maisons de Vitré et de Laval, Paris, Chez Gervais Alliot, 1638, Voir en ligne. [page 205] —
Sous la conduite d’Aliénor d’Aquitaine - âgée de 77 ans - les Poitevins partisans de Jean, Aimery vicomte de Thouars, et les routiers 1 de Mercadier, ravagent l’Anjou pour avoir accueilli le duc de Bretagne.
Le dimanche 23 mai, le vicomte Aimery VII de Thouars, son cousin Geoffroy de Lusignan et son neveu Hugues IX, envahissent Tours, pillent la ville, capturent les habitants et tentent de mettre la main sur le prétendant [Arthur] qui se réfugie derrière les murs de Châteauneuf. Le lendemain, les secours du roi de France arrivent menés par Guillaume de Barres et obligent les Poitevins à battre en retraite.
Aliénor maintient ses droits sur le Poitou sans parvenir à soumettre les Angevins. À Tours, elle rend hommage au roi Philippe pour le comté de Poitiers qu’elle possède à titre d’héritage. — RIGORD, « Histoire de Philippe Auguste », Sources d’histoire médiévales, Vol. 33 / 2, Éd. Elisabeth Carpentier, Georges Pon et Yves Chauvin, 2006, Voir en ligne. [page 361] —
En juin, Arthur revient au Mans où il fonde la célébration de l’anniversaire de son père Geoffroy Plantagenêt et de son grand-père Henri II.
Le double jeu des rois
Le 11 avril 1199, cinquième jour après sa mort, les obsèques de Richard ont lieu à Fontevraud (Maine-et-Loire), où repose Henri II. Seul Jean est présent, ce qui le désigne implicitement comme l’héritier légitime. Robert de Turnham, sénéchal d’Anjou, lui livre le château de Chinon (Indre-et-Loire) où est conservé le trésor royal.
Le 25 avril, Jean sans Terre reçoit l’épée ducale de Normandie et le cercle d’or en la cathédrale de Rouen. Le 27 mai, l’archevêque de Cantorbery le couronne et le consacre duc de Normandie et roi d’Angleterre, dans l’église Saint-Pierre-Apôtre de Westminster. — ROGER DE HOVEDEN, The Annals of Roger de Hoveden, Vol. 2, H. T. Riley, London, H. G. Bohn, 1853, Voir en ligne. [pages 456 et 459] —
Préalablement l’archevêque Hubert Walter adresse un discours audacieux pour faire entendre à tous qu’il était roi par élection et non par droit héréditaire
.— MATTHIEU, Paris, Grande chronique (Historia Major Anglorum), II, Paris, Paulin Libraire-éditeur, 1840, Voir en ligne. —
Jean débarque à Dieppe avec des effectifs supplémentaires pour renforcer son armée présente en France. Il récupère rapidement les territoires que Philippe Auguste avait repris à Richard. Quand il arrive à Rouen, le 25 juin, les Normands viennent compléter ses troupes.
Avant les moissons, Jean et Philippe Auguste conviennent d’une trêve sans hostilité jusqu’à l’Assomption. Pendant ce temps, Constance délègue à Guillaume des Roches la garde des comtés d’Anjou, du Maine et de Touraine. Elle confie Arthur à Philippe pour le mettre à l’abri. Arthur arrive à Paris le 28 juillet.— RIGORD, « Histoire de Philippe Auguste », Sources d’histoire médiévales, Vol. 33 / 2, Éd. Elisabeth Carpentier, Georges Pon et Yves Chauvin, 2006, Voir en ligne. [page 361 note 654] —
Après le 15 août, les deux rois se rencontrent en tête à tête. Philippe reproche à Jean de ne pas lui avoir prêté hommage pour le duché de Normandie selon les règles de la féodalité. Il réclame en contrepartie tout le Vexin frontalier de la Normandie qui appartenait au domaine royal depuis Louis le Gros. Il requiert aussi, pour Arthur, le Poitou, le Maine, l’Anjou et la Touraine. Son intransigeance met un terme à la discussion. La guerre reprend donc en septembre mais les adversaires veillent à ne pas s’affronter directement. Chacun joue sa partition, Jean sur la diplomatie d’une « entente cordiale » et Philippe sur les prises de guerre.
Le double jeu de Guillaume des Roches
En vue de reprendre l’Anjou, le Maine et la Touraine, Jean obtient l’investiture de l’Aquitaine et le serment de fidélité du vicomte Aimery de Thouars, nommé sénéchal des trois comtés. Après s’être assuré du soutien des comtes et des barons manceaux - qu’il gratifie généreusement - il prend langue avec Guillaume des Roches. Ancien fidèle du roi Richard, Guillaume des Roches est un homme clé qui peut faire basculer le soutien des barons. Il est chargé de conduire les troupes d’Arthur sur les territoires frontaliers de la Bretagne. Le 18 septembre, lors d’une rencontre à Auvers-le-Hamon (Sarthe) les deux hommes parviennent à trouver un accord. — BORGNIS DESBORDES, Eric, Arthur de Bretagne (1187-1203). L’espoir breton assassiné, Yoran Embanner, 2012, 368 p. [pages 205-206] —
Le 24 septembre 1199, Jean arrive au Mans. Guillaume des Roches lui ouvre les portes et reprend ensuite le commandement des troupes d’Arthur. Son comportement peut donner à penser qu’il reste auprès d’Arthur pour le convaincre de s’entendre avec Jean.
Dans le même temps, Philippe s’empare de Conches (Eure) et remplace d’autorité les hommes d’Arthur par les siens pour assurer la protection des villes et des châteaux. En octobre, il prend le château de Ballon (Sarthe), une place forte à la porte du Maine, et juge bon d’araser le château jusqu’au niveau du sol.
Guillaume des Roches s’en offusque. L’explication qui suit entre eux est éloquente. Guillaume rappelle qu’il n’en avait pas été convenu ainsi entre lui et son seigneur Arthur
; Jean lui répond avec arrogance qu’il n’avait pas à s’empêcher de faire ce qu’il lui plairait, pour son seigneur Arthur, en ce qui concernait ses gains sur l’ennemi
2.— ROGER DE HOVEDEN, The Annals of Roger de Hoveden, Vol. 2, H. T. Riley, London, H. G. Bohn, 1853, Voir en ligne.
[page 464] —
La querelle est lourde de conséquences parce qu’elle donne à Guillaume des arguments convaincants pour amener Arthur à rompre avec le roi de France.
Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’affrontement direct entre les deux armées. Philippe assiège le château de Lavardin (Mézières-sous-Lavardin, Sarthe) quand Jean le surprend avec sa troupe. Il lève le camp pour se réfugier au Mans, mais poursuivi par les forces anglaises, Philippe abandonne et rentre à Paris.
Profitant des circonstances, Guillaume des Roches parvient à enlever Arthur des mains du roi de France, au moyen d’une ruse extrême
que n’a pas détaillée Roger de Hoveden. Les cartes sont rebattues, Arthur accepte de négocier la paix avec Jean.
Des négociations de paix ont lieu début octobre à la cour de Jean en Normandie dans des conditions ubuesques. Constance et Arthur sont présents et parmi les participants, les deux sénéchaux Aimery de Thouars et Guillaume des Roches. Sans aucune considération pour Aimery, Jean le dépossède de la sénéchaussée au profit de Guillaume qu’il récompense pour avoir ramené Arthur vers lui. Jean retire à Aimery la garde du château de Chinon et la confie à Ranulf de Chester.
Il se trouve qu’après avoir obtenu de casser son mariage avec Ranulf, Constance épouse Guy de Thouars, le frère du vicomte Aimery de Thouars. Selon Judith Everard, le mariage de Guy et de Constance a certainement eu lieu en septembre ou octobre 1199, probablement dans le cadre des négociations de paix avec Jean à cette époque
3. — EVERARD, Judith, Britanny and the Angevins, Province and Empire, 1158-1203, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, (« Cambridge Studies in Medieval Life and Thought »).
[page 172] —
Durant les négociations, Arthur est informé que le roi d’Angleterre a l’intention de s’emparer de lui et de le jeter en prison. Le récit de Hoveden est corroboré par une charte comtale faite par Arthur à Angers le même mois. La nuit suivante, Arthur, sa mère et ledit [Aimery] vicomte de Thouars, avec beaucoup d’autres, quittèrent le roi d’Angleterre et se retirèrent dans la ville d’Angers
4. — ROGER DE HOVEDEN, The Annals of Roger de Hoveden, Vol. 2, H. T. Riley, London, H. G. Bohn, 1853, Voir en ligne.
[page 97] —
Jean envoie Mercadier et ses mercenaires poursuivre les fugitifs, mais ils ont déjà rejoint Philippe Auguste à Tours. Constance rentre en Bretagne et gouverne le duché avec son nouveau mari, Guy de Thouars, tandis qu’Arthur est de nouveau confié à la garde de Philippe, cette fois dans une captivité déguisée.
L’humiliant pacte du Goulet
À l’initiative de Philippe, les deux rois conviennent de se rencontrer en vue d’apaiser leurs relations. Jean y est favorable, une chance pour Philippe qui doit avant tout régler un autre problème : sévèrement condamné par l’Église, [il] n’était pas en mesure de poursuivre la lutte
. — CHÉDEVILLE, André et TONNERRE, Noël-Yves, La Bretagne féodale, XIe-XIIIe siècle, Rennes, Editions Ouest-France, 1987, Voir en ligne.
[page 100] —
La dramaturgie du remariage de Philippe Auguste
Le 14 août 1193, Philippe Auguste, 28 ans et veuf, épouse la sœur du roi du Danemark Knud VI, Ingeburge, âgée de 18 ans. Au lendemain de la cérémonie des noces, il répudie sa femme « pour aversion », sans autre explication. Comme la nouvelle reine refuse d’accepter sa déchéance, Philippe la fait enfermer au prieuré de Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne) et obtient l’annulation du mariage par ses prélats de la cour. Ingeburge s’en réfère au pape. S’ouvre alors une crise diplomatique avec le Saint-Siège.
Le pape Célestin III fait annuler la dissolution du mariage qui a été abusivement accordée, soi-disant pour raison de consanguinité. Qu’importe, Philippe épouse Agnès de Méranie le 7 mai 1196, une parente qui descend de Charlemagne. Le nouveau pape, Innocent III, plus rigoureux que son prédécesseur, condamne le roi de France pour bigamie et lui ordonne de répudier Agnès pour reprendre sa véritable épouse. Philippe lui tient tête, et le pape finit par prononcer en janvier 1200 « l’interdit des territoires royaux », c’est-à-dire l’interdiction d’assister aux offices et de recevoir les sacrements de l’Église sur tout son territoire. La mort d’Agnès de Méranie en juillet 1201 éteindra la crise un an plus tard, mais Ingeburge ne retrouvera sa place à la cour qu’en 1213, malgré l’aversion déclarée du roi.
Pendant ce climat de crise avec le Saint-Siège, Jean et Philippe s’entendent au détriment d’Arthur. Un pacte est scellé au Goulet, près de Vernon (Eure), le 22 mai 1200 5. Par ce traité, Louis, le fils unique de Philippe Auguste, futur Louis VIII, doit épouser Blanche, la fille d’Alphonse roi de Castille et nièce du roi d’Angleterre. Jean abandonne au roi de France le Vexin normand avec le comté d’Evreux, et en contrepartie, Philippe reconnaît Jean sans Terre comme héritier légitime
(rectus haeres) de Richard et lui confirme la possession de tous ses fiefs continentaux, y compris le Maine et l’Anjou. Arthur se voit dépouillé de son patrimoine angevin, seulement reconnu comme héritier de la Bretagne. Encore mineur, il est placé sous la tutelle du roi de France (in custodia Regis Franciae) qui garde une main sur les affaires du duché.— RIGORD, Vie de Philippe Auguste, 1825, (« Collection de mémoires relatifs à l’histoire de France »), Voir en ligne.
[pages 148-153] —
Arthur a beau faire savoir sa colère et son ressentiment contre le roi de France, il est mis devant le fait accompli. Le traité est largement profitable à Philippe Auguste.
Le traité lui assura de précieuses annexions domaniales, et la pleine subordination vassalique de Jean, qui non seulement lui fit hommage, mais lui paya un droit de relief considérable : c’était entièrement reconnaître au roi de France une supériorité féodale que les rois normands et angevins n’avaient jamais acceptée que de mauvaise grâce. C’était une victoire capétienne.
Le 27 mai 1201, un nouveau parlement se tient à Andely (Les Andelys), près de Château-Gaillard (Eure), pour l’exécution du traité du Goulet. Les rois Philippe et Jean y célèbrent l’alliance entre Louis et Blanche de Castille. Jean sans Terre est ensuite reçu à Paris pour y être investi du comté d’Anjou contre Arthur son neveu (contra Arturum nepotem suum) dans l’église de Saint-Denis
.— RIGORD, « Histoire de Philippe Auguste », Sources d’histoire médiévales, Vol. 33 / 2, Éd. Elisabeth Carpentier, Georges Pon et Yves Chauvin, 2006, Voir en ligne.
[page s365-369] —
Constance n’intervient plus hors des frontières de la Bretagne. Elle gouverne avec son mari Guy de Thouars jusqu’à sa mort à Nantes, le 5 septembre 1201 à l’âge de 40 ans. De son mariage avec Guy, elle donne naissance à deux filles, dont l’aînée, Alix en 1200, qui sera ultérieurement reconnue héritière légitime du duché, et Catherine, sans doute en 1201.
Une page se tourne, Arthur est investi duc de Bretagne après la disparition de sa mère bien qu’il n’ait que 14 ans. L’âge consensuel de la majorité - 15 ans - a été supprimé pour éviter une régence.
La dramaturgie du remariage de Jean sans Terre
Peu après son couronnement en mai 1199, Jean avait fait casser son mariage avec Isabelle, la fille de Guillaume de Gloucester, prétextant une parenté au troisième degré. Le divorce prononcé, le roi est libre de prendre une nouvelle épouse.
Lors d’un déplacement en Aquitaine à la suite du traité du Goulet, Jean rencontre Hugues de Lusignan à Angers le 19 juin 1200. Hugues avait participé à l’assaut de la ville de Tours contre Arthur l’année précédente. En retour, le roi lui reconnaît la concession du comté de la Marche (Guéret, Creuse) dont il s’était emparé de force et reçoit son hommage-lige.
Hugues de Lusignan s’est engagé à épouser Isabelle Taillefer, unique enfant du comte d’Angoulême et petite-fille du roi de France Louis VI le Gros par sa mère. Cette union devait réunir le comté d’Angoulême à celui de la Marche pour constituer un vaste ensemble territorial amputant une partie de l’Aquitaine, ce qu’Aliénor d’Aquitaine ne pouvait accepter.
De son côté, Philippe Auguste conseille à Jean, son vassal, de prendre Isabelle comme épouse pour résoudre la question. Le conseil est perfide parce que Hugues et Isabelle sont promis au mariage per verba de praesenti, « par engagement ferme et définitif ». La parole dite est performative, avec effet immédiat en droit, mais parce qu’elle n’avait pas encore atteint l’âge nubile, le dit Hugues n’avait pas voulu s’unir à elle à la face de l’église
6.— ROGER DE HOVEDEN, The Annals of Roger de Hoveden, Vol. 2, H. T. Riley, London, H. G. Bohn, 1853, Voir en ligne.
[page 119] —
Certaines sources laissent dire que Jean, séduit par la beauté de la jeune fille, l’aurait enlevée avant les noces. En fait, c’est le père d’Isabelle qui la retire de la garde d’Hugues de Lusignan, voyant que Jean avait des vues sur elle
7.
Jean avait surtout des vues politiques sur la jeune fille, âgée tout au plus de 13 ans. Vasselot de Régné estime même qu’Isabelle devait avoir environ cinq ans lors de ses fiançailles avec Hugues et huit ou neuf ans au moment de son mariage avec Jean. Les motivations du roi étaient strictement territoriales.— VASSELOT DE REGNÉ, Clément de, Le "Parentat" Lusignan (Xe-XIVe siècles) : structures, parenté vécue, solidarités et pouvoir d’un lignage arborescent, Doctorat d’Histoire, Université Bretagne Loire, 2018, Voir en ligne. [page 176] —
L’archevêque de Bordeaux les marie en catimini, le 24 août, « fatal mariage, qui fit grand tort au roi et au royaume d’Angleterre » mentionne Matthieu Paris. Jean s’empresse, comme un voleur, de rentrer en Normandie avant de regagner l’Angleterre. Il refuse même à Hugues de Lusignan une quelconque compensation au mépris du lien féodal. Isabelle d’Angoulême est couronnée reine d’Angleterre à Westminster, le 8 octobre 1200.
Les Lusignan, Hugues IX, son frère Raoul comte d’Eu (Seine-Maritime) et leur oncle Geoffroy de Lusignan, se soulèvent et attaquent les places fortes du Plantagenêt en Poitou, jusqu’au terme d’un accord le 15 juin 1201.
Brutalement, en octobre, Jean fait saisir leurs châteaux en leur absence, une forfaiture en droit féodal. Les Lusignan en appellent alors à la justice du roi de France et lui transfèrent leur hommage. Jean est appelé à comparaître devant les pairs de France. Comme il n’y répond pas, Philippe peut condamner Jean sans Terre pour forfaiture, d’autant qu’il n’assurait pas les obligations dues pour ses terres, ce qui autorise en droit la confiscation des fiefs d’un vassal par le suzerain. La commise est prononcée le 28 avril 1202 sur tous ses biens dans le royaume de France.
La confiscation de tous ses fiefs résulte de la saisie abusive des biens de ses vassaux, conséquence indirecte du mariage avec Isabelle.
Jean perd la confiance de ses barons qui ne comprennent pas son comportement. Philippe en profite pour reprendre partiellement la Normandie et ramène, en droit, le Maine, la Touraine, l’Anjou et le Poitou dans le domaine royal. Encore faut-il soumettre ces territoires. — LACHAUD, Frédérique, Jean sans Terre, Paris, Perrin, 2018, 450 p. [page 104] —
Arthur, armé chevalier
Majeur à 15 ans, Arthur n’est plus sous la tutelle de Philippe Auguste. Le 14 avril 1202, jour de Pâques, il refuse de rendre hommage à Jean en Normandie, deux semaines avant la commise prononcée contre lui.
Les temps changent. Lors du traité du Goulet, le roi de France a mis Arthur de côté sans état d’âme. Il se retourne maintenant contre Jean pour fonder une alliance avec le jeune duc et scelle cet accord par un projet de mariage avec sa fille Marie de France, âgée de 5 ans.
En juillet, Arthur présente au roi par deux fois l’hommage-lige pour l’Anjou, le Maine, la Touraine, quand nous les aurons conquis
et pour le domaine du Poitou, quand nous l’aurons en notre pouvoir.
— RIGORD, Vie de Philippe Auguste, 1825, (« Collection de mémoires relatifs à l’histoire de France »), Voir en ligne.
[pages 156-157] —
Philippe Auguste offre à Arthur des fiefs qu’il devra conquérir par les armes, il est adoubé chevalier 8. — RIGORD, « Histoire de Philippe Auguste », Sources d’histoire médiévales, Vol. 33 / 2, Éd. Elisabeth Carpentier, Georges Pon et Yves Chauvin, 2006, Voir en ligne. [page 372] —
Arthur venait d’être reçu chevalier par Philippe de France ; il portait les éperons d’acier, et sur son casque un cimier où se peignaient le lion, la licorne et le griffon, vieille devise du roi Arthur.
Le roi lui donne une importante somme d’argent et lui adjoint 200 chevaliers français pour assurer sa protection et le conseiller dans l’art de la guerre. — MATTHIEU, Paris, Grande chronique (Historia Major Anglorum), II, Paris, Paulin Libraire-éditeur, 1840, Voir en ligne. —
Les barons bretons sont à même de rassembler une armée de mille cinq cent chevaliers et trente mille hommes à pied, dit-on, sous réserve de leur donner le temps de se mobiliser. La participation des Angevins est improbable, sauf revirement de l’inconstant Guillaume des Roches. Alors que Jean conduit une armée homogène, Philippe ne coordonne pas les déplacements disparates de ses alliés. L’opération militaire planifiée par le roi de France est trop précipitée.
Arthur désarmé à Mirebeau
À Tours, une centaine de chevaliers poitevins se joignent à la troupe d’Arthur. Certains barons bretons étaient déjà arrivés puisque Conan, fils de Guyomar de Léon et Robert de Vitré feront partie des prisonniers. Le gros de l’armée bretonne n’était qu’à un jour ou deux de marche. Dans un récit de première main, Guillaume le Breton, chroniqueur proche du roi France, donne la version suivante.
Avec la permission du roi et l’argent qu’il en avait reçu, il entra avec des chevaliers dans l’Aquitaine et assiégea Mirebeau. Il appela à son aide les Bretons, les gens de Bourges et les Allobroges (Bourguignons) ; mais, par l’ordre du roi, il ne les attendit point. […] Pendant ce temps, le roi Philippe assiégeait le château d’Arques.
Attaquant le château d’Arques, près de Dieppe (Seine-Maritime), Philippe pouvait détourner une partie de l’armée de Jean au nord de la Normandie, mais en aucun cas lui barrer la route vers le Poitou. D’où l’ordre du roi de capturer au plus vite la duchesse Aliénor d’Aquitaine, sachant qu’Arthur n’avait aucune chance face au roi Jean.
Une quinzaine d’années plus part, Guillaume le Breton reprend le récit des évènements dans La Philippide. Sa longue narration ne raconte pas la même histoire. À Tours, ce sont les barons poitevins qui ont instrumentalisé le jeune duc, plus précisément le clan des Lusignan, Geoffroy de Lusignan, Raoul d’Exouden, le comte d’Eu et Hugues le Brun, animés d’une plus vive haine, excitaient la colère des autres contre le roi Jean
. La harangue des Lusignan emporte finalement la décision d’attaquer, ce qui autorise Arthur à dédouaner Philippe Auguste de toute responsabilité dans un dialogue posthume.
Le roi n’a pas pu partager avec moi, pour l’œuvre présente, les guerriers dont lui-même a besoin en ce moment. […] Mais ce qui me touche surtout, c’est que le roi m’a mandé aujourd’hui, par un écrit que je viens de lire, que j’aie à prendre soin de me conduire avec sagesse et prudence, et de ne pas tenter d’envahir les terres de mon oncle avant l’arrivée des chevaliers qui sont en marche.
Le château de Mirebeau (Vienne) est pris, mais la reine Aliénor s’enferme dans la tour avec quelques hommes d’armes après avoir fait prévenir le roi Jean de la situation.
Un trouvère anonyme du 13e siècle rapporte une conversation entre Arthur et sa grand-mère. Arthur l’invite à quitter le château librement et en paix, ce qu’Aliénor refuse, comptant sur son fils pour la délivrer. Une négociation a certainement eu lieu, mais le verbatim reste improbable, l’objectif n’était pas la prise du château mais la capture d’Aliénor, héritière du duché d’Aquitaine et du comté du Poitou.
Artus fist tant que il parla à s’ayole, / Arthur fit en sorte de parler à son ailleule,
si li requist qu’ele s’en issist dou castel et si emportast toutes ses choses, / pour lui demander de quitter le château et d’emporter tous ses biens,
et s’en alast en boine pais quel part k’ele vorroit aller ; / et de s’en aller en bonne paix en quelque endroit où elle voudrait aller,
car à son cors ne vaurroit-il faire s’ounor non. / car il ne voulait pas s’en prendre à son honneur.
Sitôt reçu le message d’Aliénor, en deux jours Jean parcourt 150 kilomètres avec sa cavalerie. Parvenu devant Mirebeau, il attend la tombée de la nuit sans se faire remarquer. À la faveur de complicités dans le camp des Poitevins par l’intermédiaire de Guillaume des Roches, le roi entre au petit matin du 1er août par une porte restée ouverte. Les partisans d’Arthur, pris par surprise à leur réveil, ne sont pas en état de se défendre. Arthur est fait prisonnier par Guillaume de Briouze et tous les chevaliers présents sont emmenés en captivité.
Selon la rumeur, Arthur est mort
Arthur est conduit en Normandie pour y être enfermé à Falaise (Calvados) dans le château de Guillaume le Conquérant. Jean le place sous la garde vigilante de son chambellan Hubert de Burgh (Hubert de Bourg). Quant à Philippe, il regagne son royaume et ne tente rien contre Jean.
Dans les mois qui suivent, les barons qui représentent le gouvernement ducal tentent à plusieurs reprises de négocier avec le roi anglais pour obtenir la libération d’Arthur. L’éthique chevaleresque veut que les captifs soient bien traités et puissent être libérés au prorata de leur valeur. Au lieu de quoi, l’intransigeance de Jean va jusqu’à laisser mourir de faim des chevaliers dans des culs de basse-fosse et cloître les plus nobles d’entre eux dans différents châteaux.
Sa cruauté annonce le pire pour le duc de Bretagne. Parmi les barons inféodés à Jean, beaucoup s’en scandalisent et rejoignent le parti de Philippe Auguste, y compris Guillaume des Roches, qui participe même aux négociations pour libérer Arthur ! Un vent de révolte se lève contre le roi.
Jean ordonne de supplicier Arthur
Les conseillers du roi constatant que les Bretons causaient beaucoup de destructions et d’émeutes pour leur seigneur Arthur, et qu’aucune paix ferme ne pourrait être conclue tant qu’Arthur vivrait, suggérèrent au roi d’ordonner que le noble jeune homme soit privé de ses yeux et de ses organes génitaux (oculis et genitalibus privaretur) pour le rendre désormais incapable de gouverner.
Jean ordonne le supplice et délègue trois hommes pour s’en charger. Deux renoncent à commettre un acte aussi détestable contre le jeune garçon et prennent la fuite avant d’arriver à Falaise. Le troisième bourreau se présente au château où Arthur, soigneusement gardé par le chambellan Hubert de Burch, porte trois anneaux autour des pieds (triplices annulos circa pedes).
Tel que le rapporte l’abbé de Coggeshall, Arthur comprend le sort qui lui est promis : Ô mes chers seigneurs ! Pour l’amour de Dieu, accordez-moi un peu de temps pour me venger de ce criminel avant qu’il ne m’arrache les yeux
.— RALPH OF COGGESHALL, Chronicon Anglicanum, Éd. J. Stevenson, London, Longman & Co, 1875, Voir en ligne.
[page 140] —
Hubert de Burgh cède à la prière d’Arthur, convaincu que le roi s’est laissé emporter pour ordonner un acte aussi cruel dont il se repentirait bientôt. Hubert fait publier dans tout le pays qu’Arthur est mort de chagrin et de ses cruelles mutilations. Le chambellan fait aussi courir le bruit que le corps de l’ancien duc de Bretagne est enseveli près de Falaise, dans l’abbaye cistercienne de Saint-André de Gouffern.
La rumeur de sa mort circule pendant quinze jours, les trompettes retentissent dans les villes et les châteaux pour le repos de son âme. Pour clore la mise en scène, ses vêtements sont distribués à l’hôpital des lépreux.
Les Bretons, d’autant plus furieux d’apprendre avec quelle cruauté Jean s’est débarrassé de son neveu, jurent « que jamais plus ils n’auraient de repos d’assaillir le roi anglais qui avait prémédité de commettre un acte à ce point détestable sur son seigneur et propre neveu. » Leur colère est telle qu’il faut démentir la mort d’Arthur et proclamer qu’il est sain et sauf.
Arthur disparaît subitement
Le roi ordonne le transfert d’Arthur à Rouen sous la conduite de Guillaume de Briouze. Anticipant le sort promis à Arthur, et pour ne pas être impliqué dans l’affaire, Guillaume aurait dit au roi en présence des barons : Nous te le remettons ici en parfaite santé, jouissant de la vie et intact dans tous ses membres. Toi fais qu’un autre nous remplace dans ces soins et le garde plus heureusement, si le sort veut le permettre
. — GUILLAUME LE BRETON, Vie de Philippe Auguste, Éd. Mendes-Victor Alberto Luiz, Paris, J.-L.-J. Brière, 1825, (« Collection de mémoires relatifs à l’histoire de France »), Voir en ligne.
[page 170] —
En réalité Guillaume reste continuellement présent auprès du roi. Pour la seule année 1203, il ratifie 123 chartes de Jean sur le sol normand. Il n’ignore rien de ses agissements.
Arthur est emprisonné à Rouen dans la nouvelle tour de la ville sous la garde de Robert de Vipont, baron de Westmorland. Pour tout commentaire, Roger de Wendover écrit : mais peu de temps après, ledit Arthur disparut soudainement (Arturus subito evanuit)
.
Après lui, Matthieu Paris résumera l’affaire avec un lourd sous-entendu : Arthur disparut tout à coup, sans que personne pût savoir ce qu’il était devenu. Dieu veuille qu’il n’en soit pas ainsi que le rapporte la mauvaise renommée !
. Le bouche à oreille sur la mort d’Arthur se répand dans tout le royaume de France, la rumeur soupçonne Jean de l’avoir tué de sa propre main.
Mais cette mort fut entourée d’un tel mystère qu’on fut extrêmement long à en acquérir la certitude. Non seulement, dans une charte d’octobre 1203, Philippe Auguste admet encore qu’Arthur peut être vivant, mais six mois plus tard, un an après le meurtre, recevant des ambassadeurs de Jean qui viennent demander la paix, il pose comme première condition que, si le jeune prince est encore en vie, il lui soit remis.
En août 1206, Philippe Auguste décide de fiancer sa fille Marie de France au comte de Namur. C’est dire qu’à cette date il sait qu’Arthur ne reviendra plus. Quatre ans plus tôt, il avait promis Marie à Arthur.
La mort d’Arthur vue de France
Arthur a été assassiné en 1203. Deux chroniqueurs rapportent les circonstances de sa mort. D’abord Guillaume le Breton, chapelain du roi de France, donne une première version des faits dix ans plus tard, d’après le témoignage de Guillaume de Briouze. Puis, dans les années 1220, un annaliste de l’abbaye de Margam en Pays de Galles produit une seconde version quelque peu différente. Les deux narrations incriminent Jean.
Guillaume le Breton décrit dans La Philippide de quelle manière le roi Jean, qu’il compare à Judas, n’ayant trouvé personne pour commettre ses basses besognes, décide de s’en charger lui-même. Il traverse le fleuve dans une petite barque au milieu de la nuit, s’arrête devant la porte qui accède à la tour et ordonne de lui amener son neveu.
[...] puis l’ayant placé avec lui dans sa barque, et s’étant un peu éloigné, il se retira enfin tout-à-fait. Alors l’illustre enfant, déjà placé près de la porte par où l’on sort de la vie, s’écriait, pour que du moins un crime si détestable fût signalé par son nom : « Mon oncle, prends pitié de ton jeune neveu ; épargne, mon oncle, mon bon oncle, épargne ton neveu, épargne ta race, épargne le fils de ton frère. » Tandis qu’il se lamentait ainsi, l’impie le saisissant par les cheveux au dessus du front, lui enfonce son épée dans le ventre jusqu’à la garde, et la retirant encore humectée de ce sang précieux, la lui plonge de nouveau dans la tête et lui perce les deux tempes ; puis s’éloignant encore et se portant à trois milles environ, il jette son corps, privé de vie, dans les eaux qui coulent à ses pieds.
La mort d’Arthur dans les Annales de Margam
Quelques années après la mort de Jean sans Terre, le 18 octobre 1216, un annaliste de l’abbaye cistercienne de Margam reconstitue la scène du crime 9. Les faits remontent au 3 avril 1203. Le corps, retrouvé par un pêcheur est enterré secrètement dans un prieuré rouennais dépendant de l’abbaye Notre-Dame du Bec. Arthur avait tout juste 16 ans.
Après que le roi Jean eut capturé Arthur et l’eut tenu vivant pour quelque temps en prison dans la tour de Rouen, après le dîner du jeudi précédant Pâques, alors qu’il était ivre et possédé par le démon, il le tua de sa propre main et le jeta dans la Seine, une lourde pierre attachée à son corps. C’est pourquoi il fut retrouvé dans un filet de pêcheur, qu’on appelle une senne, tiré sur le rivage et reconnu ; et il fut enterré secrètement, par crainte du tyran, au prieuré du Bec, appelé Sainte-Marie du Pré 10.
La chronique de Margam date pour la première fois les faits et indique précisément où Arthur aurait été enterré. L’annaliste précise que lorsque cette rumeur parvient aux oreilles du roi de France, il savait avec certitude qu’Arthur était mort
.
L’auteur prend la liberté de qualifier le roi de tyran, c’est ainsi qu’il le nomme par la suite au lieu de parler du roi. Personne ne doute que Jean ait ordonné la mise à mort d’Arthur ; dans les dernières années de sa vie, sa cruauté n’avait pas de limite 11.
En langage monastique, écrire qu’il était ivre et possédé par le démon ne signifie pas que Jean ait assassiné Arthur dans un moment d’ébriété : l’ivresse est l’antichambre de l’enfer et le mal absolu l’action du démon.
Il y a un parti-pris arthurien chez les Gallois qui n’acceptent pas la domination anglaise. Dans la même phraséologie religieuse, l’annaliste de Margam justifie le bannissement de Guillaume de Briouze (Breusa), avec tous ceux de sa maisonnée, comme la juste justice de Dieu
pour l’avoir offensé en soutenant plus que d’autres le couronnement de Jean, en 1199 12.
La déchéance de Guillaume de Briouze
Guillaume de Briouze est souvent cité comme celui qui aurait révélé les circonstances de la mort d’Arthur. Il avait matière à se venger du roi qui l’a banni et cruellement supplicié sa famille. Sa chute est à la hauteur de son ascension fulgurante.
En 1203, à l’apogée de sa puissance, Guillaume possède de nombreuses terres, éparpillées sur quatre royaumes. Il détient plus de 120 fiefs et se vante d’équiper autant de chevaliers. Il est constamment présent dans l’entourage immédiat du roi.
Après la perte de la Normandie en 1204, de nombreux seigneurs anglo-normands se rallient à Philippe Auguste et Jean devient soupçonneux envers ses barons. Guillaume perd peu à peu la faveur du Plantagenêt. — RIGOLLET, Amélie, Mobilités du lignage anglo-normand de Briouze (mi-XIe siècle-1326), Brepols, 2021, 519 p., (« Histoires de famille. La parenté au Moyen Age »). [page 186] —
Malgré sa prospérité apparente, Guillaume s’endette, sans payer son dû annuel au Trésor. D’abord écarté de l’entourage du roi, les rôles de l’Échiquier attestent en 1207 que Guillaume ne verse rien depuis plusieurs années. Jusqu’alors, Jean avait annulé les impayés de son protégé, mais le 19 mars 1208, il demande de lui laisser l’un de ses fils en otage en gage de bonne foi.
Roger de Wendover rapporte de quelle manière sa femme, Mathilde (Maud) de Saint-Valery, aurait répondu devant les émissaires du roi : Je ne livrerai pas mes enfants à votre seigneur le roi Jean, parce qu’il a honteusement assassiné son neveu Arthur, qu’il aurait dû détenir dignement
13. — ROGER OF WENDOVER, Chronica ; sive, Flores historiarum, 1236, Vol. 3, London, Coxe, 1841, Voir en ligne.
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La réaction de Jean ne se fait pas attendre, le 29 avril, il ordonne à Guillaume de Briouze de rembourser une partie de sa dette au Trésor royal. Guillaume est incapable de purger son retard et tente d’échapper au fisc frauduleusement en déplaçant tous ses biens anglais. Il se replie dans l’un de ses domaines au Pays de Galles, espérant se mettre à l’abri du roi, mais Jean veut faire de la déchéance de son ancien favori un exemple pour les barons. Dans une lettre ouverte, dont il fait publicité, Jean accuse Guillaume de ne pas s’être acquitté des cinq mille marcs qu’il s’était engagé à verser.
Le châtiment subi par la famille de Briouze est érigé en menace par le roi, avertissant l’aristocratie des conséquences de la colère royale.
Bien entendu, la colère royale porte aussi sur la femme de Guillaume. La famille est bannie, leurs biens, les terres et les châteaux sont saisis sans jugement. Les Briouze trouvent un temps refuge en Irlande jusqu’à ce que Jean les en chasse en 1210. Guillaume parvient à s’exiler en France, mais sans sa femme. Mathilde et son fils aîné sont capturés. Jean les emprisonne dans le château de Corfe (Windsor selon les Annales de Margam), et les laisse mourir de faim.
À l’ouverture de la cellule, leurs cadavres sont entrelacés, la joue de Mathilde a été dévorée par son propre fils. Un tel sort tirerait des larmes aux pires des tyrans
, écrit Wendover, pour dire à mots voilés à quel point Jean est dénué d’humanité.
C’est en France que l’assassinat d’Arthur est rapporté par Guillaume Le Breton, peu après la mort de Guillaume de Briouze en 1211. En exil à la cour de Philippe Auguste, il avait loisir de désigner impunément le roi Jean comme l’unique meurtrier pour venger sa famille et s’affranchir de toute accusation de complicité.
La version de Margam, parue bien après La Philippide, pourrait provenir d’une autre source. Guillaume n’est sans doute pas le seul témoin, ou acteur, de l’assassinat d’Arthur. En toute hypothèse, si Arthur a bien été enterré dans un prieuré de l’abbaye Notre-Dame du Bec, les moines ont eu connaissance du drame. Ils ne pouvaient en dire mot avant la mort de Jean, mais le secret a certainement circulé dans le réseau des abbayes cisterciennes.
Le repos d’Arthur et de sa sœur Aliénor
Aliénor (Eléonore), la demi-sœur d’Arthur, restait une menace potentielle à la succession. Il se trouve qu’elle accompagnait la reine Aliénor d’Aquitaine à Mirebeau. Jean la fait emprisonner et Henri III, son successeur, la maintient captive jusqu’à sa mort le 10 août 1241.
Elle est gardée dans les châteaux de Corfe, Bristol, Gloucester et Marlborough, dans le sud-ouest de l’Angleterre, et revient finalement à Bristol dans les années 1220. Eléonore est traitée de manière honorable, selon son rang, et dispose de domestiques et de serviteurs. Selon les années, elle peut monter à cheval, toujours sous très haute surveillance. On appelait Aliénor La Brette
, ou encore the damsel of Brittany
(la demoiselle de Bretagne) mais depuis ses 3 ans elle n’avait jamais revu sa Bretagne natale.
À sa mort, sur ordre du roi, elle est enterrée au prieuré de Saint-James, à Bristol. Cependant deux mois plus tard, Henri III fait transférer son corps au prieuré d’Amesbury, car il avait appris qu’elle avait fait un dernier testament en léguant son corps à cette maison
. — SEABOURNE, Gwen, « Eleanor of Brittany and her Treatment by King John and Henry III », Nottingham Medieval Studies, 2007, p. 53, Voir en ligne.
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Henri n’a jamais exprimé la moindre compassion pour sa petite nièce mais profite de sa mémoire pour rehausser sa propre réputation. Les archives étudiées par Gwen Seabourne attestent que le roi a voulu qu’Aliénor fût commémorée par des messes quotidiennes aux châteaux de Marlborough et de Bristol. Puis, en 1268, à la fin de son règne, il fait donation du manoir de Melksham avec sa rente au prieuré d’Amesbury pour le repos d’Arthur de Bretagne et de sa sœur Aliénor
. Dès lors, le couvent célèbre chaque année leurs obsèques, ainsi que celles du roi et de la reine.
Le prieuré bénédictin anglo-normand d’Amesbury, dans le Wiltshire, appartient à l’Ordre de Fontevraud. C’est principalement un couvent de femmes nobles de haut lignage et de princesses de sang royal.
A titre posthume, les enfants de Constance retrouvent une place symbolique en lien avec Richard Cœur de Lion et Aliénor d’Aquitaine, gisants à l’abbaye de Fontevraud parmi d’autres. Eléonore de Provence, l’épouse d’Henri III, se fait à son tour inhumer au prieuré d’Amesbury en 1292. Henri II, Richard Ier et Jean ont accordé leur patronage à Amesbury. Henri III y est venu à plusieurs reprises, il est né un 1er octobre, le jour de la fête de Meloir dont le culte est honoré ici-même.
La reine Aelfritha (Elfrida), veuve du roi Edgar, a fondé l’abbaye d’Amesbury en 979 pour expier le meurtre du jeune roi Edouard le Martyr, son beau-fils encore adolescent 14. Vers 1030, après la translation d’une partie des reliques d’un saint martyr du 6e siècle, Meloir (Melar en Bretagne), dans le diocèse voisin de Salisbury, son culte est attesté à Amesbury. La première vita de saint Melar a été composée en 1066 après l’accession de la maison de Cornouaille au trône de Bretagne.
L’abbaye est dissoute en 1177 par Henri II, qui expulse les moniales en raison de leur mauvaise conduite, et refonde un prieuré peut-être en pénitence pour son rôle dans le meurtre de Becket
. — SEABOURNE, Gwen, « Eleanor of Brittany and her Treatment by King John and Henry III », Nottingham Medieval Studies, 2007, p. 53, Voir en ligne.
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Les religieuses sont remplacées par des moniales de Fontevraud, abbaye mère, en 1186. L’église abbatiale d’Amesbury reste placée sous le double vocable de saint Meloir (Melorus) et de Sainte Marie.
Il pourrait sembler provocateur pour elle (Aliénor) de demander à être enterrée dans une fondation associée à la violence, portant la dédicace d’un prince breton béatifié [Meloir], assassiné par ou sur ordre de son oncle inique, avec des liens arthuriens. Melor aurait été un prince ou le fils d’un duc de Bretagne, assassiné par un oncle jaloux (Rivoldus), qui aurait alors pris le pouvoir lui-même. Le rapport avec Arthur de Bretagne pouvait difficilement être ignoré. Le désaccord entre Rivoldus et son conseil quant à la meilleure façon de traiter Melor, le secret du crime et les faits de mutilation visant à le rendre inapte à gouverner, présentent également des similitudes avec l’histoire de Jean et d’Arthur.
Le parallèle entre la vie et les qualités de Meloir/Arthur et la cruauté de Rivoldus/Jean est évident.
Meloir a été mutilé dans son enfance (main droite et pied gauche coupés pour ne pas pouvoir manier une arme, ni monter à cheval) et assassiné dans sa jeunesse. Longtemps après leur mort, les chroniqueurs ont qualifié Arthur et Aliénor de véritables héritiers de l’Angleterre
. Amesbury est bien un haut lieu de la monarchie anglaise. — SEABOURNE, Gwen, « Eleanor of Brittany and her Treatment by King John and Henry III », Nottingham Medieval Studies, 2007, p. 53, Voir en ligne.
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