aller au contenu

12e siècle

Éon de l’Étoile

Un hérétique breton au 12e siècle

Éon de l’Étoile est un personnage historique. Des siècles durant, il a été présenté comme un mage hérétique possédé par l’esprit du Malin. On l’a dépeint pillant châteaux et abbayes, offrant de somptueux festins, menant une vie de débauche ou prônant la redistribution des richesses et des biens. Pour d’autres, il fut un druide héritier de Merlin, enveloppé de lumière.

Pour les historiens modernes, Éon apparait comme instigateur d’un courant dominé par des perspectives eschatologiques : le millénarisme.

Son histoire débute vraisemblablement en forêt de Brécilien, où il vit en ermite. Elle prend fin lors de son jugement devant le concile de Reims le 21 mars 1148.

Qui est Éon de l’Étoile ?

Éon de l’Étoile est issu d’une famille de petite noblesse. D’après Guillaume de Newburgh 1 :

Eudes se dit d’origine bretonne 2 NEUBRIGENSI, Gulielmo, Rerum anglicarum libri quinque, Antverpiae, Ex officina Gulielmi Silvij, typographi Regij, 1547, Voir en ligne. p. 47

En revanche, Otton de Freising 3 reste évasif.

Né vers les régions de la Bretagne et de la Gascogne.

FRISINGENSIS, Ottonis, « De Gestis Friderici I Imperatoris libris duobus », in Recueil des historiens des Gaules et de la France, Vol. 13, Paris, Victor Palmé, éd. publ. sous la dir. de M. Léopold Delisle, 1849, p. 649-662, Voir en ligne. [page 658]

Le Chronicon Britannicum (Chronique bretonne), à la date de 1145, fait part d’un lieu d’origine plus précis. Gilles Bounoure en fait la traduction 4.

Il s’appelait Eudo, natif du pays de Loudéac.

BOUNOURE, Gilles, « L’archevêque, l’hérétique et la comète (première partie) », Médiévales, Vol. 14, 1988, p. 113-128, Voir en ligne. pages 120

Selon Guillaume de Newburgh, l’origine du surnom « de l’Étoile » que se donne Éon est liée à la comète 5. Il est probable, en effet, que ce titre soit en rapport avec l’apparition d’une comète (identifiée comme étant celle de Halley) mentionnée en 1145. Ce phénomène coïncide avec une série de catastrophes climatiques qui surviennent en Occident et s’accompagnent d’une atroce famine. — Cassard, Jean-Christophe (1980) op. cit., p. 297-298 —

Guillaume de Newburgh va plus loin en rapportant des pillages de monastères et d’églises que les tenants d’Éon repèrent depuis le fond des bois dans les endroits déserts et loin des routes 6.

L’histoire d’Éon de l’Étoile débute sans doute en forêt de Brécilien, où il vit en ermite. Elle prend fin lors de son jugement devant le concile de Reims le 21 mars 1148.

Éon devant le concile de Reims (1148)

Avec le renouveau de l’Église de la fin du 11e siècle, apparaissent de nouveaux ordres monastiques : cisterciens, augustiniens. Dans le même temps, l’érémitisme s’installe et prend de l’essor. Nombre de gens, en désaccord avec la réforme de l’Église, préfèrent mener une vie d’ermite.

[...] les plus déterminés font assaut d’émulation, voire de surenchère : d’ermites, quelques-uns deviennent prédicateurs errants. Ces nouveaux missionnaires ne sont pas passés inaperçus. […] Ils ont sûrement scandalisé par leur souci d’évangéliser les marginaux : prisonniers évadés, voleurs et femmes de mauvaise vie qui les accompagnent, entourage repenti mais suspect. Ils ont inquiété plus encore les autorités ecclésiastiques par leur refus des cadres traditionnels et par leur critique de la hiérarchie.

CHÉDEVILLE, André et TONNERRE, Noël-Yves, La Bretagne féodale, XIe-XIIIe siècle, Rennes, Editions Ouest-France, 1987. [pages 231-232]

Au début du 12e siècle, le courant érémitique est moins vigoureux. Par contre certains ermites franchissent les limites de l’orthodoxie, jusqu’alors respectées. Éon de l’Étoile compte parmi les agitateurs qui propagent des idées hérétiques.

Ce que l’on sait de Éon (Eudes, Eudon) de l’Étoile nous est connu par son jugement, qui eut lieu lors d’un concile réuni à Reims le 21 mars 1148. Cet important concile dure plusieurs jours.

Des cardinaux de curie, plus de quatre cents évêques, abbés ou maîtres des écoles venus de France, d’Angleterre, d’Italie et même de la péninsule Ibérique.

AUBÉ, Pierre, Saint Bernard de Clairvaux, Paris, Fayard, 2003, Voir en ligne. [chapitre LVII]

Le concile est présidé par le pape Eugène III. L’historien Jean-Christophe Cassard précise :

La qualité de l’assemblée est rehaussée par la présence de Suger, abbé de Saint-Denis et pour lors régent du royaume, et de saint Bernard, la plus grande autorité spirituelle du temps.

CASSARD, Jean-Christophe, « Éon de l’étoile, ermite et hérésiarque breton du XIIe siècle », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, Vol. 57, 1980, p. 171-198, Voir en ligne. [pages 178-179]

La présence d’Éon de l’Étoile peut sembler d’importance secondaire. En effet, parmi les nombreuses affaires traitées lors du concile, il faut citer celle du grand théologien Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers, amené à s’expliquer devant les Pères de l’Église. Bernard de Clairvaux 7 espère le voir condamné pour hérésie, comme il le fit pour Abélard huit ans auparavant. Néanmoins, cet homme d’une immense culture, dont le renom est moins tapageur que celui d’Abélard, n’en est pas moins considérable 8.

Les actes de ce concile étant malheureusement perdus, les principales sources concernant le jugement d’Éon sont des témoignages indirects et tardifs indépendants les uns des autres. Nous nous référons exclusivement à celles qui sont les plus contemporaines d’Éon. Nos sources principales proviennent de Guillaume de Newburgh (1136-1208), chanoine augustin du Yorkshire et d’Otton de Freising, évêque bavarois (vers 1111-1158). D’autres contemporains font part d’Éon de façon plus laconique : le Chronicon Britannicum (Chronique bretonne), ainsi que Robert de Torigni, abbé du Mont Saint-Michel et Robert Ier, abbé de l’abbaye de Prémontré 9. — Cassard, Jean-Christophe (1980) op. cit., p. 179 —

  • Guillaume de Newburgh écrit le Rerum anglicarum libri quinque dans lequel il indique

    tenir ses renseignements de plusieurs témoins oculaires dont un ancien sectateur d’Éon qui expie ses fautes en visitant les lieux saints d’Angleterre.

  • Otton de Freising écrit le Gesta Friderici imperatoris. Il se trouve en Asie Mineure au moment du procès mais il a pu facilement rencontrer des ecclésiastiques présents au concile.

La comète de 1145
Au Moyen Âge, l’apparition d’une comète suscite un mélange de fascination et de crainte. Le phénomène peut être interprété comme un signe envoyé par Dieu. C’est ainsi que l’archevêque d’Amiens, Hugues († 1163), commente la trajectoire de la comète, qu’il interprète comme présage de la fin de l’hérésie en Bretagne. En témoigne une lettre qu’il écrit au légat Albéric d’Ostie, dans laquelle il lui rappelle ce que tous deux virent à Nantes :

Dans ma mémoire siège le souvenir digne d’y rester : j’eus l’honneur d’être à tes côtés aux confins de la Gaule, près de la mer des Bretons, dans la cité de Nantes. C’est alors que tu présentas, devant une grande presse de fidèles, les reliques des saints martyrs les frères Donatien et Rogatien, que tu avais reçues en mains, et que tu les remis en place après les avoir présentées, avec les honneurs voulus et les actions de grâces. C’est alors que nous vîmes avec toi une comète glissant sur sa lancée, tête la première, en direction de l’ouest, présage assuré, selon ta réflexion, de la ruine de l’hérésie qui se répandait alors en Armorique.

Bounoure, Gilles (1988) op. cit., première partie, p. 115

L’apparition d’une comète peut aussi être interprétée comme annonciatrice de tremblements de terre, de pestes, de famines et autres catastrophes et être présentée comme un présage apocalyptique. Dès lors, les victimes de ces fléaux vont se raccrocher à des « prédicateurs » proches de leurs préoccupations.

Un prédicateur en marge de l’Église

Il est difficile de savoir quel statut donner à Éon, même si plusieurs indices font croire qu’il vit en ermite dans la forêt de Brécilien. Otton de Freising le présente comme étant un peu clerc. J.-C. Cassard apporte une précision :

Au XIIe siècle la prédication n’est pas encore le monopole des prêtres : la charge d’âmes incombe à tout Chrétien qui a tant soit peu étudié les Ecritures, et en particulier à ces ermites qui trouvent sans mal les mots justes pour toucher un auditoire dont ils partagent volontairement la pauvreté matérielle. Pierre l’Ermite est le plus célèbre de ces Wanderprediger. Éon se fit donc prédicateur et il y eut des hommes pour le suivre. Sur ceux-ci, aucune précision, sinon qu’ils étaient de basse extraction et formaient une troupe nombreuse, une multitude.

Cassard Jean-Christophe (1980) op. cit., p. 184

Le Chronicon Britannicum fait état de pillages d’ermitages de la part d’Éon en forêt de Brécilien.

1145. Mort du pape Lucius, à qui succéda Eugène. On vit une comète, l’hiver fut tiède et les arbres furent stériles ; (des moutiers ?) sont incendiés, certains de leurs habitants tués par le fer et la faim, ainsi que de nombreuses autres habitations d’ermites dans Brocéliande 10 et d’autres forêts, du fait d’un hérétique habitant ces forêts avec de nombreux partisans, que poursuivaient [?] seulement [lacune]. Ce personnage, entre autres hérésies, se divinisait ; nombreux furent ceux qui, s’obstinant à croire en lui, ou plutôt en son hérésie, en diverses provinces, et surtout dans le diocèse d’Aleth, endurèrent patiemment jusqu’à la mort des supplices variés. [... ] 11

Bounoure, Gilles (1988) op. cit., première partie, p. 120

Otton de Freising et Guillaume de Newburgh qualifient respectivement Éon de vir rusticanus et illiteratus — Frisingensis, Ottonis (1849) op. cit., vol. 13, p. 658 — et [d’]homo illetteratus et idiota — Neubrigensi, Gulielmo (1547) op. cit., p. 47 —

Selon Jean-Christophe Cassard, le vocabulaire qu’ils emploient peut traduire une certaine réalité.

[Ces qualificatifs] avaient dans leur esprit une acception plus précise qu’il n’y paraît et marquent qu’Éon n’est pas clerc d’une grande culture, non qu’il soit ignorant ou « illettré » au sens actuel du mot […] le qualificatif d’« idiota », c’est-à-dire de peu ou de pas scolarisé. Éon n’a donc pas été aux écoles, il n’est pas initié aux subtilités de la scolastique, mais, plus simplement, comme beaucoup de nobles, il est capable de déchiffrer une page d’écriture, […] teinté malgré tout des rudiments d’une culture écrite et d’un peu de latin.

Cassard Jean-Christophe (1980) op. cit., p. 181-182

Guillaume mentionne qu’Éon et ses disciples sont vêtus d’habits royaux, sans que l’on sache comment ils auraient pu se les procurer 12 :

Videbatur autem esse circa eum ingens gloria, apparatus fastusq ; regius.

Neubrigensi, Gulielmo (1547) op. cit., p. 48

Guillaume n’associe aucun lieu à ces actes de pillages envers des monastères. Nulle part il n’est fait état de meurtres commis par Éon et ses fidèles. Dans le cas contraire, on peut penser que Guillaume de Newburgh et Otton de Freising n’auraient pas manqué d’en faire part.

Arrestation d’Éon de l’Étoile et de ses « lieutenants »

Le Chronicon Britannicum rapporte que le personnage est influent dès 1145. La Chronique de Sigebert de Gembloux laisse entendre qu’Éon défraie la chronique depuis 1146.

Le lieu et la façon dont Éon de l’Étoile a été arrêté ne sont pas connus. La Chronique de Sigebert de Gembloux 13 rapporte qu’il aurait été arrêté en Bretagne sur ordre de l’évêque du diocèse de Saint-Malo :

[...] c’est sans doute l’ordinaire du lieu, Jean de Châtillon (†1163) ou saint Jean de la Grille, qui l’a arrêté et fait transférer à Reims.

CASSARD, Jean-Christophe, « « L’affaire de paix et de foi » vue de Bretagne Armorique. Quelques notes d’hérésiologie virtuelle », in Religion et société urbaine au Moyen Âge. Études offertes à Jean-Louis Biget, Première partie, 2000, p. 141-163, Voir en ligne. p. 159 (note 65)

De son côté, Guillaume de Newburgh écrit qu’il aurait été arrêté en Champagne sur ordre de l’archevêque de Reims, Samson de Mauvoisin, qui remplissait ces fonctions de 1140 à 1161. —  Neubrigensi, Gulielmo (1547) op. cit., p. 50  —

L’historien André Chédeville est aussi de cet avis.— Chédeville André & Tonnerre Noël-Yves (1987) op. cit., p. 233 —

Éon n’est pas arrêté seul. Les chroniqueurs révèlent qu’il y eut un grand nombre de gens à le suivre. Lors de l’arrestation, certains ont dû prendre la fuite mais ses « lieutenants » lui sont restés fidèles. Pour J.-C. Cassard :

[il ne s’agit pas] d’une simple bande de voleurs [...] un lien puissant, extra-humain les unissait au prophète qui prend dès lors figure de chef d’une véritable secte religieuse.

Cassard, Jean-Christophe (1980) op. cit., p. 186

Selon Robert de Prémontré, Éon appelle ses disciples du nom des Anges et des Apôtres. Ces derniers sont jugés séparément.

L’arrestation d’Éon s’inscrit dans la lutte que l’Église mène, du 11e au 13e siècle, contre les propagateurs d’hérésies. Le contexte politique de l’époque est favorable à son arrestation. Bernard de Clairvaux est un combattant de l’hérésie. Il place Eugène III à la papauté en 1145 et c’est ce pape qui autorise l’évêque Jean de Châtillon 14 à implanter son siège à Saint-Malo, diocèse dont dépend la forêt de Brécilien. Jean de Châtillon est l’initiateur de nombreuses fondations monastiques des chanoines de saint Augustin en Bretagne 15. Concernant les hérétiques, André Chédeville souligne que :

la répression semble avoir été rigoureuse, particulièrement dans le diocèse de Saint-Malo que dirigeait alors l’évêque Jean de Châtillon.

Chédeville André & Tonnerre Noël-Yves (1987) op. cit., p. 233.

Le procès d’Éon de l’Étoile

Éon de l’Étoile se présente le 21 mars 1148 devant les Pères du Concile. Guillaume de Newburgh écrit qu’il tient à la main un bâton 16, ce qui pourrait indiquer qu’il comparait libre à son procès. Lorsqu’on lui demande la signification de l’aspect bifourchu de son bâton, ses errances théologiques l’amènent à se dire l’égal de Dieu :

C’est chose de grand mystère, répondit-il ; tant que les deux branches regardent le ciel, comme vous le voyez maintenant, Dieu possède les deux tiers du monde et m’en cède la troisième partie. Mais, si les deux pointes du bâton qui sont maintenant en haut touchent la terre, et si je dresse vers le ciel la partie qui est simple, et maintenant est en bas, je garde pour moi les deux tiers du monde, et j’en laisse à Dieu le troisième 17.

Neubrigensi, Gulielmo (1547) op. cit., p. 50-51

Jean-Christophe Cassard souligne la présence du bâton, dont la symbolique évoque l’insigne des solitaires de Dieu :

Depuis les pères de la Thébaïde égyptienne, tous les ermites ont un bâton et cet usage est bien attesté dans la France de l’Ouest par les Vies de Bernard de Tiron et de Robert d’Arbrissel […] Il est donc clair qu’Éon paraît avec l’insigne des solitaires de Dieu, mais revu et corrigé à sa manière, ce qui surprend ses juges, et qui pis est, il s’en livre à une exégèse ahurissante, ce qui achève de le condamner à leurs yeux.

Cassard, Jean-Christophe (1980) op. cit., p. 182

Ce partage du monde avec Dieu, symbolisé par son bâton, s’éclaircit lorsqu’il explique que son nom, Éon, est prononcé lors des offices religieux :

Per eum qui venturus est judicare vivos & mortuos, & seculum per ignem

Neubrigensi, Gulielmo (1547) op. cit., p. 47

Éon fait une fausse interprétation du mot eum, croyant que c’est lui, « Éon » qui est désigné nommément par Dieu pour « venir juger les vivants et les morts et le siècle par le feu. »

L’hérésie d’Éon de l’Étoile

Après la condamnation d’Éon, Guillaume de Newburgh ne peut qu’apporter des éléments à charge contre le personnage. Il le décrit à travers des actes et des comportements fallacieux comme un mage hérétique possédé par l’esprit du Malin. Il cherche visiblement à anéantir le charisme d’Éon, capable d’entraîner à sa suite une foule de mécontents.

Guillaume de Newburgh écrit avoir mené une enquête auprès d’anciens sectateurs d’Éon qui « cherchent la repentance » et en avoir recueilli des témoignages sur le personnage. Cependant il ne faut pas perdre de vue que les propos de Guillaume sont un plaidoyer contre l’hérésie, donc à charge. Il ne manque pas de décrire certains faits qu’il grossit pour les mettre sur le compte de la magie.

[Ainsi l’hérétique] “se transportait avec une rapidité étonnante à travers diverses provinces […] ceux qui étaient venus pour l’arrêter, après avoir vu sa gloire dénuée de réalité, toute magique, en étaient corrompus : car ces prodiges avaient bien lieu, mais de manière magique.”

BOUNOURE, Gilles, « L’archevêque, l’hérétique et la comète (dernière partie) », Médiévales, Vol. 15, 1988, p. 73-84, Voir en ligne. p. 78

Le mot de « magie », utilisé à plusieurs reprises, est pour Guillaume de Newburgh synonyme d’une manipulation du diable, dont Éon est l’incarnation. Il met en garde ceux qui fréquentent des hérétiques de ne rien accepter des tentations qui font illusion. Guillaume de Newburgh met en scène un parent d’Éon dont le valet se trouve enlevé par le diable :

“ On rapporte même qu’un noble, qui était apparenté à ce fléau pestifère, alla le voir et lui enjoignit avec simplicité d’adjurer cette détestable secte pour être rendu à sa propre famille, en se laissant communiquer la grâce chrétienne. L’hérétique, laissant habilement son interlocuteur dans l’incertitude, lui montra sous tous ses aspects l’abondance de ses richesses fantastiques, afin de le captiver par l’attrait des biens offert à sa vue : « Tu es notre parent, lui dit-il, prends dans notre bien les objets et la quantité que tu voudras ! » Mais l’homme avisé, dès que l’hérétique eut jeté au vent ses paroles corruptrices, tourna les talons pour s’en aller. Cependant son écuyer, pour son propre malheur, eut envie d’un oiseau de proie d’une étonnante beauté qui avait arrêté son regard. L’ayant demandé et obtenu, il rejoignit tout joyeux son maître qui s’en allait déjà. Ce dernier lui dit : « Jette vite ce que tu portes, car ce n’est pas un oiseau selon son apparence, mais un démon qui a pris cette forme ». La vérité de cette parole se révéla ensuite ; car l’insensé, refusant d’écouter l’avertissement de son maître, se plaignit d’abord que les serres de cet oiseau de proie lui étreignaient trop fort le poing, et fut bientôt enlevé dans les airs par l’oiseau, qui le tirait par la main, pour ne jamais reparaître.”

Bounoure, Gilles (1988) op. cit., dernière partie, p. 76

Un autre récit rapporté par Guillaume de Newburgh a amené par la suite de nombreux auteurs à présenter Éon comme un homme faisant bonne chère, qui distribue à plaisir la nourriture et vit dans la débauche.

“ C’est grâce aux démons que cette multitude misérable était nourrie dans les solitudes, avec des aliments non point réels et solides, mais plutôt aériens. En effet, comme nous l’avons appris ensuite de la bouche de certains, qui furent de ses compagnons, et qui, après qu’il leur eut été enlevé, erraient dans le monde comme pour faire pénitence, ils trouvaient à leur disposition, chaque fois que le voulait l’hérésiarque, du pain, de la viande, des poissons, et les nourritures les plus fines. Mais que ces mêmes nourritures aient été non pas solides, mais aériennes, procurées invisiblement par les esprits aériens au service de l’hérétique, plutôt pour s’emparer des âmes que pour les nourrir, la preuve manifeste en est que, si fréquente que fût l’absorption de ces nourritures, que terminait un petit rot, elle était bientôt suivie d’une telle faim qu’on était forcé de redemander sur-le-champ de ces mêmes nourritures. Quiconque, venant les voir, se trouvait avoir goûté ne fût-ce qu’une bouchée de leurs aliments, l’esprit troublé d’avoir pris part au repas des démons, ne pouvait que s’attacher aussitôt à cette foule absolument repoussante.”

Bounoure, Gilles (1988) op. cit., dernière partie, p. 77

Si Guillaume de Newburgh laisse entendre qu’Éon et ses partisans vivaient dans l’opulence, il fait aussi la part des choses en expliquant que ces victuailles sont des leurres auxquels se laisse prendre une majorité de gens. Notre hypothèse est que cette abondance de nourritures n’existe que dans les promesses qu’Éon faisait à ceux qui le suivaient.

Notre opinion concernant l’attribution à Éon d’idées millénaristes se comprend si l’on tient compte du contexte :

C’est en 1145 que les autorités religieuses et politiques découvrirent et entreprirent de réprimer l’hérésie d’Éon de l’Étoile. Ce fut aussi une des « années terribles » du XIIe siècle : calamités naturelles, famine générale et prolongée, nouvelles épouvantables venues de France, de Rome et d’Orient, et, pour frapper plus profondément les esprits, un « signe du ciel », la comète de Halley, à qui l’hérésiarque est sans doute redevable de son surnom.

Bounoure, Gilles (1988) op. cit., dernière partie, p. 73

Ces évènements favorisent la thèse de l’apocalypse que l’on découvre chez Éon de l’Étoile.

Notre opinion est qu’Éon de l’Étoile tient un discours eschatologique. Pour lui, l’apparition de la comète est le signe de la fin des temps, l’annonce d’un jugement qui verra un monde nouveau où ceux qui resteront vivront dans l’opulence dont parle Guillaume de Newburgh. C’est précisément ce qui explique les propos d’Éon devant le concile : ce nouveau monde verra un nouveau messie, qui pour l’instant, partage deux tiers-un tiers avec le dieu des catholiques, mais le moment venu, c’est lui, « per eum », l’antéchrist qui sera appelé à juger les vivants et les morts.

Guillaume et les autres chroniqueurs contemporains ne peuvent ignorer le catastrophisme mis en avant par l’hérésiarque. Mais l’Église cherche à taire les motifs de l’hérésie en les minimisant. Ainsi :

Robert du Mont (-Saint-Michel) ou Robert le Prémontré se taisent sciemment sur les crimes d’Éon de peur, disent-ils, que certains ne retombent dans les ornières du passé.

Cassard, Jean-Christophe (1980) op. cit., p. 193

La raison est que l’apocalypse prêchée par Éon est proche de la thèse du Jugement dernier, où le Christ reviendra et les morts ressusciteront : une théorie essentielle de la foi chrétienne émise par l’Église, que conforte la même interprétation sur l’apparition de la comète. Selon Guillaume de Newburgh, la popularité de Éon de l’Étoile s’explique par la magie qu’exerce le Malin sur l’hérésiarque :

[Éon] grâce à de diaboliques illusions, était si puissant qu’il avait rassemblé autour de lui un très grand nombre de gens, qu’il avait séduits comme des mouches prises à des toiles d’araignées, et qui le suivaient tous en bloc comme s’il était le Seigneur des Seigneurs.

Bounoure, Gilles (1988) op. cit., dernière partie, p. 73

Ce commentaire laisse penser que Éon était un très bon orateur, ce qui ne correspond pas au qualificatif d’illettré qu’on a voulu lui attribuer. Face à ce puissant agitateur du mécontentement populaire, l’Église doit agir vite et frapper un grand coup. La décision de juger Éon devant le concile de Reims n’est pas anodine, sinon comment comprendre cette comparution aux côtés du théologien Gilbert de la Porrée qui vient avec tous ses livres au procès alors que la Chronique de Gembloux note qu’Éon se présente devant le pape « accompagné de ses petits écrits ». L’évêque de Poitiers répond point par point au pape et à Bernard de Clairvaux, ce qui va susciter plusieurs jours de débats entre « spécialistes » jusqu’après le concile.

Éon de l’Étoile aurait dû être condamné au bûcher mais le jugement prononcé par le pape se traduit par un enfermement à vie, une sorte de clémence qui le conduit dans une geôle du monastère de Saint-Denis, dont Suger est l’abbé. Éon meurt peu de temps après son emprisonnement.

L’hérétique conserva certes sa vie et tous ses membres, à la demande de l’évêque qui l’avait amené, mais fut cependant enfermé sous bonne garde, sur ordre du pape, et c’est en prison qu’il mourut peu de temps après.

Bounoure, Gilles (1988) op. cit., dernière partie, p. 75

Éon de l’Étoile, adepte de l’apocalypse

Pour nous, l’hérésie d’Éon s’inscrit dans une démarche millénariste 18. La contradiction inhérente au millénarisme réside dans le fait qu’il porte des idées révolutionnaires, alors qu’il prêche pour un retour à l’âge d’or originel. Les préliminaires dont il se nourrit viennent du ciel : comètes, météores, pluies de sang et sont accompagnés de phénomènes terrestres : famines, épidémies, tremblements de terre. L’historien médiéviste Jacques Le Goff développe la longue histoire du mouvement millénariste :

Dans l’Occident chrétien, le millénarisme, après avoir connu une grande vitalité dans le judéo-christianisme et dans le christianisme des trois premiers siècles dominés par les perspectives eschatologiques, est devenu, depuis saint Augustin, suspect à l’orthodoxie chrétienne. Mais le millénarisme a été le moteur de nombreux mouvements hérétiques au Moyen Âge et de certains courants de la Réforme, tel l’anabaptisme. Plus ou moins confiné aux XVIIe et XVIIIe siècles dans certaines sectes, il a connu aux XIXe et XXe siècles un rebondissement spectaculaire dans divers mouvements de révolte des pays colonisés et des contrées du Tiers Monde. On le retrouve probablement un peu, mais le plus souvent sans ses attaches chrétiennes, dans l’idéologie hippie.

Jacques Le Goff inscrit Éon de l’Étoile parmi les Fanatiques de l’Apocalypse :

Le millénarisme groupait des troupes hétéroclites de fidèles où dominaient les pauvres, les déracinés, où les femmes étaient nombreuses autour d’une sorte de prophète, monarque qui prêchait le refus du monde (et souvent de formes précises d’exploitation, tel le versement de la dîme), la préparation de la destruction de la société – et d’abord de la société ecclésiastique –, l’attente d’un monde d’égalité et de communauté. Tels furent Tanchelm dans le diocèse d’Utrecht, et plus particulièrement à Anvers (entre 1110 et 1115) ; Eudes de l’Étoile (autre nom d’Éon de l’Étoile) dans l’ouest de la France, entre 1140 et 1150 [...]. Dans tous les cas, la répression du pouvoir ecclésiastique et du pouvoir laïc s’abattit sur ces mouvements ; les chefs furent exécutés et leurs « églises » éphémères se désagrégèrent […] Cette doctrine a été considérée comme le premier soulèvement communiste de l’occident.

Histoire d’Éon de l’Étoile en Brécilien

Plusieurs écrits concernant Éon de l’Étoile sont parus au cours du 19e siècle. Ils font référence à une histoire qui se serait déroulée à proximité de Concoret, village au nord de la forêt de Paimpont (forêt de Brécilien au 12e siècle). Pour en savoir plus...


Bibliographie

AUBÉ, Pierre, Saint Bernard de Clairvaux, Paris, Fayard, 2003, Voir en ligne.

BOUNOURE, Gilles, « L’archevêque, l’hérétique et la comète (première partie) », Médiévales, Vol. 14, 1988, p. 113-128, Voir en ligne.

BOUNOURE, Gilles, « L’archevêque, l’hérétique et la comète (dernière partie) », Médiévales, Vol. 15, 1988, p. 73-84, Voir en ligne.

BRIDIER, Pierre, « Qui était donc Eon de l’étoile ? », Le Châtenay - Journal de l’Association des Amis du Moulin du Châtenay, 1984, p. 19-20, Voir en ligne.

BRIDIER, Pierre, « Qui était donc Eon de l’étoile ? : ésotérisme et inititiation (suite) », Le Châtenay - Journal de l’Association des Amis du Moulin du Châtenay, 1985, p. 20-24, Voir en ligne.

BRIDIER, Pierre, « Qui était donc Eon de l’étoile ? : ésotérisme et inititiation (suite et fin) », Le Châtenay - Journal de l’Association des Amis du Moulin du Châtenay, 1985, p. 16-19, Voir en ligne.

CASSARD, Jean-Christophe, « Éon de l’étoile, ermite et hérésiarque breton du XIIe siècle », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, Vol. 57, 1980, p. 171-198, Voir en ligne.

CASSARD, Jean-Christophe, « « L’affaire de paix et de foi » vue de Bretagne Armorique. Quelques notes d’hérésiologie virtuelle », in Religion et société urbaine au Moyen Âge. Études offertes à Jean-Louis Biget, Première partie, 2000, p. 141-163, Voir en ligne.

CHÉDEVILLE, André et TONNERRE, Noël-Yves, La Bretagne féodale, XIe-XIIIe siècle, Rennes, Editions Ouest-France, 1987.

FRISINGENSIS, Ottonis, « De Gestis Friderici I Imperatoris libris duobus », in Recueil des historiens des Gaules et de la France, Vol. 13, Paris, Victor Palmé, éd. publ. sous la dir. de M. Léopold Delisle, 1849, p. 649-662, Voir en ligne.

LE GOFF, Jacques, « Millénarisme », 2013, Voir en ligne.

MORICE, Dom Pierre-Hyacinthe, « Chronicon Britannicum », in Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Vol. 1, Paris, Charles Osmont, 1742, Voir en ligne.

NEUBRIGENSI, Gulielmo, Rerum anglicarum libri quinque, Antverpiae, Ex officina Gulielmi Silvij, typographi Regij, 1547, Voir en ligne.


↑ 1 • William de Newburgh ou de Newbury (traduction du latin Guillelmus Neubrigensis), né vers 1136 et mort vers 1198, aussi connu sous le nom de William Parvus ou de Guillaume de Neubrige, est un historien anglais du Moyen Âge et un chanoine de saint Augustin qui a demeuré à Bridlington au Yorkshire.

↑ 2 • Texte original :
Eudo is dicebatur, natione Brito

↑ 3 • Otton de Freising, né à Klosterneuburg en 1112, mort le 28 septembre 1158 à l’abbaye de Morimond, est un évêque et chroniqueur allemand. Il est un des grands théoriciens de l’histoire de l’époque médiévale.

↑ 4 • Texte original :

Eudo erat nomine, de pago Lodiacense ortus. MORICE, Dom Pierre-Hyacinthe, « Chronicon Britannicum », in Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Vol. 1, Paris, Charles Osmont, 1742, Voir en ligne. pages col. 5

↑ 5 • Texte original :

Eudo is dicebatur, natione Brito, agnomen habens de Stella. Neubrigensi, Gulielmo (1547) op. cit., p. 47

↑ 6 • Texte original :

Interdum vero morabatur cum suis omnibus in locis desertis, & in viis, moxque instigante diabolo erum pebat improvisus : ecclesiarum maxime ac monasteriorum infestatorNeubrigensi, Gulielmo (1547) op. cit., p. 47-48

↑ 7 • Bernard de Fontaine, abbé de Clairvaux, né en 1090 ou 1091 à Fontaine-lès-Dijon1 et mort le 20 août 1153 à l’abbaye de Clairvaux, est un moine réformateur de la vie religieuse.

↑ 8 • 

Gilbert de la Porrée, ainsi que l’a souligné Etienne Gilson, est, avec Pierre Abélard, « le plus puissant esprit spéculatif du XIIe siècle, et si Abélard l’emporte sur le terrain de la logique, Gilbert dépasse de loin Abélard comme métaphysicien ». Aubé, Pierre (2003) op. cit., chapitre LVII

↑ 9 • L’ancienne abbaye de Prémontré, située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Laon dans l’Aisne, fut fondée par saint Norbert de Xanten.

↑ 10 • Dans le texte latin du Chronicon Britannicum, le nom de la forêt est Bresrelien, nom que G. Bounoure traduit par « Brocéliande ». En fait, ce nom légendaire n’apparaît pour la première fois qu’en 1176-1181 dans la littérature arthurienne de Chrétien de Troyes. Bresrelien est à rapprocher de Brecelien (Breselien en breton) ou Brécilien, ancien nom de la forêt de Paimpont sous l’ancien régime.

↑ 11 • 

Texte original :
MCXLV. Bernardus Caphat a suo nepote dolo interfìcitur. Obiit Lucius Papa, cui successit Eugenius. Cometa visa, hyems tepida & arbores fuerunt stériles.... cremantur, quibusdam inhabitàntium gladio & fame peremptis, & aliae multae heremitarum mansiones in Bresrelien & aliis forestis à quodam haeretico ipsas forestas cum multis sequacibus habitante quem ..... tantum sequebantur. Qui inter ceateras haereses Deum se faciebat, in cujus etiam fidei, immo haeresis perseverantià multi per diversas provincias praesertim in Aletensi Episcopatu diversa usque ad mortem perrulere supplicia. [...]
Morice, Hyacinthe (Dom) (1742) op. cit., vol. 1, col. 5 (Voir en ligne)

↑ 12 • Il est probable que les témoins aient confondu avec des habits sacerdotaux que revêtaient Éon et ses lieutenants.

↑ 13 • Sigebert de Gembloux, né vers 1030 et mort le 5 octobre 1112 à Gembloux (Belgique), moine bénédictin, est un hagiographe, polémiste et chroniqueur. Sa Chronographie connut un grand succès et fut prolongée, au 12e siècle, par un grand nombre de Continuations et d’Additions, dont la plus intéressante est celle de Robert de Thorigny, achevée en 1186.

↑ 14 • Jean de Châtillon, connu aussi sous le nom de Jean de la Grille, (né en 1098 et décédé le 1er février 1163), fut le premier abbé de l’abbaye Sainte-Croix de Guingamp (1134-1144) puis évêque d’Aleth de 1144 à 1146 puis de Saint-Malo de 1146 à 1163.

↑ 15 • Jean de Châtillon installe une communauté de chanoines réguliers à Montfort (Montfort-sur-Meu) en 1152 en accord avec Guillaume II, seigneur de Gaël-Montfort, fondateur de l’abbaye dédiée à Saint-Jacques.

↑ 16 • 

Texte original :
Habebat autem in manu sua baculum inusitae formae ; in superiori scilicet bifurcumNeubrigensi, Gulielmo (1547) op. cit., p. 47

↑ 17 • Interrogatus quid fibi vellet baculus ille, res, inquit, grandis mysterii est. Quamdiu enim sicut nunc videtis duobus caelum capitibus suspicit : duas orbis parteis Deus possidet, tertiam mihi partem cedens. Porro si eadem duo superiora capita baculi summittam usque ad terram, & inferiorem eius partem que simplex est, erigam, ut caelum suspiciat, duabus mundi partibus mihi retentis, tertiam tantummodo partem Deo relinquam.

↑ 18 • Le millénarisme a été interdit par saint Augustin et par le concile d’Ephèse dans la première moitié du 5e siècle.