7e siècle
Judicaël
Roi et saint breton
Judicaël († v. 637-639 ?) est un personnage historique qui règne sur la Domnonée armoricaine dans la première moitié du 7e siècle. Son histoire n’est que partiellement connue des historiens.
Son nom est associé à celui de saint Méen, fondateur du monastère de Gaël, mais le lien qui existe entre Judicaël et saint Méen n’est pas historique. Il est le fruit des hagiographes des deux saints au 11e siècle. Ce sont eux, (à moins qu’il ne s’agisse du même), qui font entrer le jeune Judicaël au monastère de saint Méen à Gaël pour s’y réfugier une première fois et qui le font y revenir ensuite pour y mourir en odeur de sainteté.
Depuis, l’histoire et la légende s’accordent pour faire de Judicaël le « saint-roi » des Bretons.
Judicaël : entre histoire et légende
Judicaël règne sur la Domnonée armoricaine durant la première moitié du 7e siècle, à l’époque de Dagobert Ier (roi des Francs Mérovingiens de 629 à 639). Toutefois, le mythe en fait le souverain de toute l’Armorique. Il combat les Francs qui veulent soumettre la Bretagne armoricaine.
La totalité de la Vita Judicaelis (Vie de Judicaël) reste en grande partie inédite, si bien que les recherches concernant le saint dans sa dimension historique se poursuivent.
L’historien Pierre Le Baud (†1505) attribue l’Histoire du saint roi Judicaël à Ingomar, moine du 11e siècle de l’abbaye de Saint-Méen, qualifié de « grammaticus ». Le texte d’Ingomar est de nature hagiographique.
[...] le chroniqueur a procédé, ici comme ailleurs, tout à la fois en démembrant et en regroupant les différents textes qu’il a compilés ; à quoi vient s’ajouter bien sûr son propre texte.
Toutefois, les historiens actuels considèrent que son Histoire contient des éléments du 7e siècle, avérés comme contemporains de Judicaël.
Les pièces qui subsistent de la Vita Judicaelis, dossier hagiographique de saint Judicaël [BHL 4503] largement inédit, figurent dans différents ouvrages :
- le Chronicon Briocense (Chronique de Saint-Brieuc) d’auteurs inconnus (1498-1505) ;
- — les Cronicques des Roys, Ducs et Princes de Bretaigne Armoricaine de Pierre Le Baud (seconde version, composée entre 1498 et 1505) — LE BAUD, Pierre, « Cronicques des Roys, Ducs et Princes de Bretaigne Armoricaine », in Histoire de Bretagne avec les chroniques des maisons de Vitré et de Laval, Paris, Chez Gervais Alliot, 1638. — ;
- — l’Obituaire de l’abbaye Saint-Méen, nom donné à un manuscrit anonyme copié vers 1525.
D’autres historiens en font part dans leurs travaux : dom Morice, dom Plaine, Arthur de La Borderie, Robert Fawtier, etc. — BOURGÈS, André-Yves, « Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri. », in Corona Monastica. Mélanges offert au père Marc Simon., Presse Universitaire de Rennes, 2004, (« Britannia Monastica »), p. 83-92, Voir en ligne. —
Judicaël successeur de Judaël
Ingomar dresse une généalogie des rois de Domnonée dans laquelle le roi Judual a cinq fils, dont Judaël qui lui succède. Il raconte comment la naissance de Judicaël fait suite à l’union adultérine de Judaël avec Pritella. Judaël, lors d’une nuit de repos chez Ausoch, à Treflez en Léon, fait connaissance avec Pritelle, la fille de son hôte qui allume en lui l’esprit de convoitise.
[La nuit] il fait un songe prémonitoire dans lequel un poteau orné de symboles lui est présenté par la fille de son hôte, Pritelle, qui lui déclare : "Mon seigneur Judaël, tu as été prédestiné par le Christ, notre créateur, à venir ici à moi. C’est par toi et non par un autre que ce poteau chargé d’ornements doit être confié à ma garde et non à celle d’une autre. Et puis, c’est moi et non une autre qui doit le confier à ta protection et non à celle d’un autre [...]
Intrigué par ce rêve, Judaël veut en connaître la signification. Il se rend auprès du barde Taliesin qui lui en révèle le sens.
[...] [Taliesin] lui révéla que de leur union naîtrait un homme exceptionnel par les armes dans la première partie de sa vie, exceptionnel au service de Dieu pendant la seconde partie. Jud-haël connut donc charnellement Pritella, et de leur union naquit Judic-haël. Bien qu’ils ne fussent pas mariés, Dieu bénit à son profit cette union furtive et illégitime d’un fruit exceptionnel.
Durant ses trois premières années, Judicaël est élevé par ses grands-parents maternels. Bernard Merdrignac apporte une précision sur la façon dont ces enfants sont éduqués.
[...] Selon la coutume celtique, ceux-ci avaient été « mis en nourriture », c’est-à-dire éduqués par des parents adoptifs qui se les attachaient pour la vie, « non seulement par des liens d’affection mais aussi par des obligations légales ».
Lorsque le jeune Judicaël rejoint la cour de son père, il doit faire face à la jalousie d’une marâtre, l’épouse de Judaël, qui se voit forcée par Dieu d’accepter le destin exceptionnel de ce fils illégitime .
Judicaël avait été choisi par Judaël pour lui succéder. À la mort du roi éclatent des rivalités concernant cette succession. Un certain Rethwald qui avait en « nourriture » Haeloc, l’un des fils de Judaël, soutient la cause de son pupille et extermine sept des prétendants au trône. Le jeune Judicaël se réfugie auprès de saint Méen et prend la tonsure en son monastère de Gaël. Haeloc succède alors à Judaël et règne sur la Domnonée jusqu’à sa mort vers 610-615.
Judicaël, roi de Domnonée armoricaine
À la mort d’Haeloc, Judicaël quitte la bure pour lui succéder sur le trône. Les faits historiques corroborés par des sources contemporaines restent très limités. Contemporain de Dagobert 1er (roi des Francs Mérovingiens de 623 à 633), Judicaël règne sur la Domnonée armoricaine.
[...] l’on sait par le moine Ingomar [...] qu’il [Judicaël] résidait volontiers au centre de la péninsule [...] à la lisière orientale de l’actuelle forêt de Paimpont.
Considéré pendant un temps comme le souverain de toute l’Armorique, Judicaël doit à ce titre combattre les Francs. Les fragments de textes très anciens repris par Ingomar le décrivent comme un redoutable guerrier.
L’éloge guerrier de Judicaël
L’historien Gwenaël Le Duc fait part d’un poème anonyme inclus dans les différents textes compilés du Chronicon Briocense. Il s’agit d’une traduction en latin d’un poème consacré à l’éloge d’un chef, d’un type extrêmement archaïque
qui figure également dans l’Histoire du saint roi Judicaël d’Ingomar. Bernard Merdrignac souligne le contraste avec le ton édifiant du reste de l’œuvre,
ainsi que la méthode de travail d’un lettré breton du XIe siècle, capable de refondre des sources d’origine et de nature diverses pour forger un texte hagiographique.
— MERDRIGNAC, Bernard, Les Saints bretons entre légendes et histoire Le glaive à deux tranchants, Presses Universitaires de Rennes, 2008, (« Histoire »).
[page 30] —
Il était un ami courtois envers ses amis, et tous les combats que les vieux soldats courageux ne pouvaient mener, lui, Judicaël, quoique encore d’un âge tendre, les menait.
Et quand il atteignit la plénitude de l’âge de l’homme accompli, il abattait de ses mains agiles et robustes les nombreuses troupes ennemies dont il était entouré, en n’importe quel lieu, ce guerrier qui combattait avec ardeur, ou bien, à la manière des paysans qui sèment, Judicaël semait, et partout où il (le) voulait, là descendait son javelot.
Et pendant ce temps en plus, à la manière des guerriers robustes dans le combat, il marchait à la guerre contre ses ennemis. Entre ses écuyers qui sortaient derrière lui joyeux, il répartissait de nombreux chevaux chargés de phalères, et nombreux étaient les porteurs de lances qui le suivaient à pied et, trouvant de nombreuses dépouilles, s’en revenaient chez eux à cheval.
Et des cadavres qu’il laissait derrière lui sur le terrain, non enterrés, les chiens, les vautours, les corbeaux, les milans, et les pies se repaissaient.
Et nombreuses dans les villages dans leurs maisons les femmes demeuraient, veuves hurlantes.
Parce que comme le taureau parmi les bœufs étrangers, et le verrat robuste parmi les porcs étrangers, et l’aigle au milieu des oies, le faucon parmi les grues, l’hirondelle parmi les abeilles, ainsi Judicaël, roi des Bretons Armoricains, rapide et agile, solide guerrier, se hâtait vers la guerre parmi ses ennemis qui se dressaient contre lui et allaient vers leur perte 1
Deux victoires de Judicaël contre le roi Dagobert Ier amènent ce dernier à conclure vers 630 un traité de paix. Deux versions s’opposent sur les faits : l’une tirée de la Chronique dite de Frédégaire 2, indique que le roi Breton s’empresse de se rendre auprès de Dagobert à Clichy pour reconnaître ses torts et se soumettre au roi Franc ; l’autre, une Vie de saint Eloi composée par saint Ouen 3, ancien garde des sceaux de Dagobert, rapporte que c’est Eloi 4, alors trésorier du roi mérovingien, qui est chargé de négocier un accord de paix, à Creil, avec le chef breton. Il n’y est plus question de soumission mais d’un véritable traité de paix et d’alliance.
Retour de Judicaël à la vie monastique
Revenons à l’hagiographie. Jugeant son devoir accompli, Judicaël décide de reprendre la vie monastique. Il propose à son jeune frère, Josse (ou Judoc), de lui succéder 5. Celui-ci refuse, préférant devenir ermite itinérant pour aller évangéliser la Picardie. Il s’installe vers 643 à Montreuil-sur-Mer.
Le renoncement de Josse n’empêche pas Judicaël de se retirer dans le monastère de Gaël régi par saint Méen, sans que l’Histoire puisse dire qui lui succède.
Judicaël y finit ses jours en odeur de sainteté. Cette retraite du roi sanctifié au monastère de Gaël n’a rien d’historiquement assuré. Après le règne de Judicaël, l’histoire reste muette pendant un siècle, de 650 à 750, avant l’entrée de la Bretagne dans la sphère d’influence carolingienne.
Saint Méen et saint Judicaël dans la même église
Depuis le début du 9e siècle, le nom de Judicaël est associé à celui de saint Méen que l’hagiographie présente comme le fondateur du premier monastère à Gaël.
Méen (†617) est un moine de Galles qui débarque en Domnonée armoricaine. Son hagiographe raconte que le saint construit, sur le bord du Meu, de petits bâtiments (cellules) et une église dédiée à Jean le Baptiste avant d’édifier un monastère. Son emplacement exact reste indéterminé aujourd’hui, même si le bourg de Gaël reste l’endroit le plus probable.
Concernant le dossier hagiographique, le nom de ce saint apparait dans une Vita Mevenni (Vie de saint Méen), qui aurait été rédigée au 11e siècle avant ou après la Vita Judicaelis (Vie de saint Judicaël). Selon certains historiens, son hagiographe serait aussi Ingomar, auteur de l’Histoire du saint roi Judicaël. Ils considèrent que les deux saints sont les pères fondateurs à l’origine de l’abbaye de Gaël.
Les actes officiels montrent que le monastère de Gaël est qualifié d’« Église de Méen et Judicaël » sous l’ère carolingienne. En 811, le monastère de Gaël est détruit suite à une rebellion des Bretons contre les églises de Méen et Judicaël dans le Porhoët et celle de Malo dans la cité d’Alet. Suite à cette révolte, Helocar, qui se dit évêque d’Alet et de Porhoët
obtient de Louis le Pieux, sept ans plus tard, le renouvellement du diplôme d’immunité que lui avait accordé Charlemagne.
La plus ancienne mention connue du saint figure dans un diplôme de Louis le Pieux daté de 816, qui se réfère à un diplôme antérieur de Charlemagne concernant « l’église des saints Méen et Judicaël au lieu nommé Gaël » 6.
Armelle Le Huërou rapporte que les noms des deux saints sont souvent associés jusqu’au 12e siècle. Ils figurent sur une liste de saints corniques 7 du 10e siècle et dans plusieurs litanies des 11e et 12e siècles mais aussi dans quelques sources diplomatiques.
Leurs noms étaient donc associés dès le début du 9e siècle, avant la rédaction des Vitae, datées du 11e siècle. Ce qui laisse penser qu’il existait une Vita des deux saints avant la période carolingienne (9e-10e siècle en Bretagne), d’où l’importance de la Vita Judicaelis qui reste largement inconnue.
L’élan hagiographique autour de saint Méen et de saint Judicaël
La Vita d’un saint est écrite où réécrite en rapport avec un évènement qui concerne le lieu où le saint est vénéré. La refondation d’un monastère et le retour des reliques peuvent faire l’objet de réécritures successives des Vitae. C’est le cas ici entre l’origine du monastère à Gaël et le retour des reliques de Judicaël à l’abbaye de Saint-Méen (aujourd’hui Saint-Méen-le-Grand). Ces réécritures témoignent des situations dans laquelle se trouve l’Église suite à la destruction des monastères. Auparavant, la production hagiographique était très importante. Suite à leur destruction au 10e siècle, la refondation est hâtive. Après Landevennec et Landoac (Saint-Jacut, aujourd’hui Saint-Jacut-de-la-Mer en Côtes d’Armor), ce sont Saint-Gildas de Rhuys, Saint-Méen et Redon les premières abbayes que le duc Alain III relève au début du siècle suivant.
Principales dates pouvant être à l’origine des Vitae des deux saints :
- 1024 : reconstruction de l’abbaye de Gaël à Saint-Méen. Elle fait suite à sa destruction par les Normands. Hinweten, abbé de l’abbaye de Landoac, transfère la refondation du monastère de Gaël à Saint-Méen. C’est à cette occasion qu’on attribue à Ingomar, moine de cette abbaye, la rédaction de l’Histoire du saint roi Judicaël.
- 1074 : retour des reliques de saint Méen à l’abbaye de Saint-Méen ? Une Vita Mevenni est écrite par un auteur inconnu. Ce même auteur écrit une hagiographie consacrée à Judicaël en se servant des premiers écrits d’Ingomar. André-Yves Bourgès relève de nombreuses similitudes entre les biographies de Méen, de Judicaël et de Léri.
- 1130 : les reliques de Judicaël retrouvées rejoignent l’abbaye de Saint-Méen ? Une autre hagiographie de Judicaël ?
Les reliques de saint Méen et saint Judicaël
Aux 9e et 10e siècles, les invasions normandes menacent de pillages les monastères bretons. Les moines emportent les manuscrits et les reliques des saints pour les mettre en sécurité dans d’autres monastères moins exposés.
Ainsi, en 819, le Chronicon Britannicum témoigne que les moines de Gaël emportent les reliques de saint Méen à Saint-Florent de Saumur et celles de saint Judicaël à Saint-Jouin-de-Marnes (Deux-Sèvres).
DCCCXIX. Normanni omnem minorem Britanniam vastaverunt, cunctis occisis vel ejectis Britonibus. Tunc asportata funt corpora SS. Mevenni & Judichaëli, S. Mevennus apud S. Florentium, & Judichaëlus apud S. Jovinum in pago Pictavensi.
Au 10e siècle, l’abbaye de Gaël possède les reliques de Judicaël et de Méen lors de la fuite des moines dans des monastères hors de Bretagne. On peut penser que les reliques des saints sont séparées par crainte que l’une d’entre elles ne vienne à disparaitre.
Nous savons que suite à l’exode monastique, une large part du corpus hagiographique breton n’est jamais revenue en Bretagne. Cependant, la notoriété du saint fondateur du monastère revêt la plus haute importance. Les reliques de Méen et de Judicaël doivent donc être visibles pour attester leur efficacité et avoir un effet thaumaturgique (miraculeux). Quand Ingomar réécrit leur Vita, les reliques « corporelles » font défaut, elles sont remplacées par des reliques dites « réelles », c’est-à-dire des objets ayant appartenu au saint afin de guérir des fièvres et des autres maux dont les pèlerins sont affligés.
Ces reliques font renaître le mythe de Judicaël, probablement au détriment de saint Méen, considéré fondateur de l’abbaye.