La Pâque de Judicaël
Un épisode de la « Vita Judicaelis » localisé à Paimpont
La Vita Judicaelis
L’épisode de la Pâque de Judicäel est tiré de la Vita Judicaelis (Vie de Judicaël). Les historiens actuels considèrent que cette Vita écrite au 11e siècle contient des éléments du 7e siècle, avérés comme contemporains de Judicaël. Cette Vita n’existe plus dans son intégralité. Les fragments qui en subsistent figurent dans trois manuscrits des 15e et 16e siècle.
- le Chronicon Briocense (Chronique de Saint-Brieuc) d’auteurs inconnus (1394-1416) ;
- les Cronicques des Roys, Ducs et Princes de Bretaigne Armoricaine de Pierre Le Baud (seconde version, composée entre 1498 et 1505) ;
- l’Obituaire de l’abbaye Saint-Méen, nom donné à un manuscrit anonyme copié vers 1525. — BOURGÈS, André-Yves, « Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri. », in Corona Monastica. Mélanges offert au père Marc Simon., Presse Universitaire de Rennes, 2004, (« Britannia Monastica »), p. 83-92, Voir en ligne. —
L’épisode de la Pâque de Judicäel provient de l’Obituaire de l’abbaye Saint-Méen, Biblioth. Nat. ms. lat. 9889, f. 129. Trois traductions du manuscrit en latin ont été réalisées par des historiens.
- une traduction de Dom Lobineau pour Les vies des saints de Bretagne publiée en 1725,
- une traduction d’Arthur de la Borderie pour son Histoire de Bretagne parue en 1905,
- une traduction inédite, par Gwenaël le Duc dans les années 2000.
La traduction de Dom Lobineau
La plus ancienne traduction du latin au français de l’épisode de la Pâque de Judicäel est l’œuvre de Dom Lobineau en 1725.
Sa bonté pour ses peuples, & sa pieté pour Dieu , brillent avec éclat dans ce que l’on va dire. Une nuit d’entre le samedi Saint & le jour de Pâques, qu’il étoit retiré pour se préparer à la solennité de la fête, il fut surpris d’entendre le bruit & les cris d’un grand nombre de charriées, qui tâchoient de se devancer les uns les autres au passage d’un pont qui n’étoit pas fort éloigné de son palais. II demanda ce que ce pouvoit être & on lui die, que les fermiers de quelques droits qu’on lui paioit en espèces, lui amenoient un grand nombre de chariots chargez, & que c’étoit d’où venoit tout ce tintamare & cette confusion.
II fut si touché qu’on emploïat la plus sainte nuit de l’année à cette sorte de travail & qu’on lui païât des redevances onéreuses aux peuples, dans un tems où l’Église est occupée à rendre grâces à Dieu de ce que J.-C. nous a délivrez de ce que nous devions tous à la justice de son père, qu’il résolut sur le champ de délivrer pour jamais ses sujets de cette imposition ; & il le fit effectivement, comme il l’avoit résolu.
L’épisode localisé à Penpont par Arthur de la Borderie
En 1905, Arthur de la Borderie traduit à son tour l’épisode de la Vita Judicaelis tiré de l’Obituaire de l’abbaye Saint-Méen, à partir du manuscrit de la Bibliothèque Nationale ms. lat. 9889, f. 129 1. La traduction de La Borderie, plus fidèle que celle de Dom Lobineau, n’est cependant pas exempte de divergence par rapport au texte original.
La Borderie considère que Judicaël avait une de ses résidences à Penpont.
Judicaël avait un autre château en pleine forêt, à Penpont, près du lieu où se trouvent aujourd’hui l’étang et le bourg de ce nom. On connaît cette résidence par un trait curieux de la vie de ce roi.
S’appuyant sur cette assertion, il insère cette localisation dans sa traduction du manuscrit du 15e siècle et en fait découler les particularités d’usages de la forêt de Brécilien.
Une année, il y passait la nuit de Pâques. Tout à coup, au chant du coq, au milieu des plus profondes ténèbres, le prince est réveillé en sursaut par un vacarme strident, cris violents, jurons, coups de fouet, chevaux lancés au galop, roues grinçant avec des bruits de ferrailles, etc. Aussitôt il appelle un des gardes qui veillaient à la porte de sa chambre et lui demande d’où vient ce bruit insupportable :
— Seigneur, dit le garde, ce sont les colons de ce domaine, ils t’apportent leurs redevances qui doivent être rendues ici cette nuit. Comme le pont sur la rivière à la sortie du grand étang est étroit, les colons s’y rencontrent avec leurs chariots et cherchent à passer les uns devant les autres : de là des querelles, des rixes, tout ce tapage.
— Quoi ! s’écrie Judicaël, on profane ainsi cette nuit sacrée, où l’on ne devrait entendre que les louanges de Dieu, où toute oeuvre servile doit cesser. J’abolis dès à présent toutes ces servitudes ; j’affranchis de ces redevances tous mes colons, tous mes serfs, pour qu’ils puissent se réjouir avec nous de la résurrection de Notre-Seigneur.
Ainsi fut fait, et depuis lors les habitants de la forêt de Penpont, des villages qui la peuplent et qui la bordent sont restés — jusqu’à la révolution de 1789 — exempts de toute taxe et de toute corvée par la libéralité de Judicaël.
Trois reprises de la localisation à Paimpont au début du 20e siècle
La localisation infondée de la Pâque de Judicaël à Penpont par La Borderie a fait l’objet d’interprétations par des historiens et érudits locaux. En 1907, l’abbé Gervy mentionne l’octroi d’une charte aux habitants de la forêt .
Il [Judicaël] octroya ensuite (636-640) une charte par laquelle il donna, à tous ceux qui voudraient se fixer dans cette forêt, des terrains et des droits particuliers.
Le Marquis de Bellevüe qui en 1911 intègre cet épisode de la Vita dans son ouvrage sur Paimpont en précisant la date, 640. — BELLEVÜE, Xavier de, Paimpont, la forêt druidique, la forêt enchantée et les romans de la table ronde, Rennes, Simon, 1903. [pages 65-66] —
Judicaël possédait là, près d’un étang, une résidence seigneuriale, où il habitait souvent. Il y couchait la nuit de Pâques 640 quand il entendit tout à coup un grand vacarme de chevaux, de charrettes, de cris et de jurons de paysans. Il appela aussitôt un de ses gardes et lui demanda d’où venait tout ce bruit. 2
En 1924, L’abbé Le Claire argumente à son tour pour ancrer à Paimpont la localisation de cet épisode.
Il parait certain que Judicaël avait un manoir à Paimpont et qu’il s’y trouvait la nuit de Pâques 640. Or Judicaël ne pouvait pas ne pas avoir là une chapelle où il pût entendre la sainte Messe, surtout en la fête de Pâques et assister aux offices qui se font en cette grande fête. On peut conclure que dès lors il se trouvait à Paimpont.
La version de Gwenaël Le Duc
L’historien contemporain Gwenaël Le Duc (1951-2006) propose une traduction inédite de la Pâque de Judicaël à partir de la même source que Dom Lobineau et Arthur de la Borderie, l’Obituaire de l’abbaye Saint-Méen, Biblioth. Nat. ms. lat. 9889, f. 129. La traduction est pourtant sensiblement différente et la référence à Penpont est absente.
Or, une nuit de Pâques, comme il (Judicaël) s’adonnait au sommeil dans sa propre cour, selon l’usage royal, voila qu’après le chant du coq (= l’aube) les cavaliers (percepteurs ?) du fisc royal, avec des charrettes et des litières et d’autres véhicules divers, arrivèrent de partout au pont situé près de la cour royale, rassemblés de divers lieux.
Ceux-ci, au moment de passer le pont, alors que les uns se hâtaient de passer avant les autres, avec le fracas des roues, les mugissements des animaux, les cris confus des injures, et les encouragements, remplissaient d’un immense vacarme les lieux même les plus reculés, et le roi, tiré brutalement du sommeil, entreprit de demander à ceux qui veillaient diligemment au service royal pourquoi il y avait un tel vacarme à un tel moment. Ceux-ci lui en disent la cause, et s’efforcent de le persuader que les choses nécessaires doivent être accomplies pour leur utilité.
Toutefois lui, malgré tout, puisqu’il était pieux, touché au fond de lui-même par la douleur, répondit que « ce qui causait un grand dommage à l’âme ne lui était pas utile, qu’une telle servitude était imposée, et ne procédait pas de la Fontaine de la Charité (= le Christ) et que donc elle ne plaisait pas au Créateur, qui n’est pas servi par la nécessité mais par l’amour, Lui qui échappe au temps, et voulut connaitre pour (le salut de ) l’homme la succession du temps (par son incarnation) et, de même qu’il est loué au ciel par les anges, voulut être loué sur la terre par les hommes. »
« En effet, la nuit est réservée aux louanges divines, libérée d’ouvrage servile par les Pères de L’Église. Que cesse donc cette nuit cette exigence séculière, afin que la religion divine soit exercée selon son droit. Que les serfs soient relevés des peines de cette perception, pour qu’ils se réjouissent avec nous de la Résurrection universelle du Seigneur. Qu’aucun fardeau de travail n’alourdisse dans leur corps ceux que la Résurrection du Christ libère gratuitement en esprit. Que ce qui en un autre temps était dû à César soit rendu à César, mais maintenant que ce qui est à Dieu soit rendu à Dieu, non parce que tous les temps ne conviennent pas à la justice, mais parce qu’en ce moment nous devons célébrer avec ardeur les louanges divines dans la paix de Dieu. »
O esprit pieux de l’homme bienheureux, par la grâce de l’humilité déjà fondée dans le Christ, qui est descendu du haut d’un tel honneur pour libérer des serviteurs (serfs), esprit libéré des servitudes de la corruption, qui mérita d’être élevé avec/par son seigneur le Roi des Cieux, et qui, parce qu’il a célébré la Pâque terrestre (des choses transitoires) avec ses serviteurs, a mérité de célébrer l’éternel avec les anges.
L’interprétation de Bernard Merdrignac
Selon Bernard Merdrignac (1947-2013), plusieurs interprétations peuvent être déduites de la traduction de Gwenaël le Duc. Cet épisode peut être compris comme une référence aux divergences entre les Églises celtiques et l’Église romaine sur la date de Pâques à l’époque de Judicaël et sur la volonté du souverain breton d’unifier les deux Computs 3.
On pourrait certes interpréter la réflexion de Judicaël selon laquelle « cette nuit est réservée aux louanges divines, non aux œuvres serviles dont elle a été affranchie par les saints Pères », comme un rappel de la prescription du repos dominical, s’il ne précisait qu’il agit ainsi, « afin que [ces servi] se réjouissent avec nous de la Résurrection du Seigneur ». Est-ce forcer le texte que de considérer que l’adjectif « communi » (étymologiquement, qui appartient à tous), qualifiant ici la Résurrection, fait référence à un unique mode de comput ? L’anecdote se comprendrait donc mieux si deux systèmes de comput pascal avaient été en concurrence en Bretagne à l’époque de ce roi contemporain de Dagobert (629-639) et si Judicaël avait contribué à unifier le comput.[...]
Bernard Merdrignac en déduit que l’auteur de ce passage de la Vita Judicaelis n’est pas contemporain de Judicaël et qu’il a été rédigé alors que la date des Computs a déjà été unifiée.
Mais il est à noter que l’auteur de la Vita de saint Judicaël ne semble plus comprendre les enjeux du récit qu’il rapporte. On doit donc en déduire que la controverse pascale n’était plus d’actualité lorsque cette Vita a été rédigée. Le problème est que dans l’attente d’une édition de ce document particulièrement complexe, il n’est guère possible de proposer une date de rédaction suffisamment fiable.