1874
Victor Hugo et Brocéliande
Quatrevingt-treize
Victor Hugo est venu deux fois en Bretagne, en 1834 et 1836. Il y a puisé des images qui ont nourri l’écriture de son ultime œuvre romanesque, publiée en 1874, Quatrevingt-treize. Dans ce grand roman sur la chouannerie, Hugo évoque succinctement la forêt de Brocéliande ainsi que deux chefs chouans de la région de Paimpont.
Les deux voyages en Bretagne
Victor Hugo 1 a fait deux courts voyages en Bretagne en 1834 et 1836 pour retrouver son amante Juliette Drouet, originaire de Fougères. Ces voyages ont fait l’objet de deux carnets où l’écrivain consigne ses étapes, un certain nombre de réflexions et ses dessins d’observation. — MONTIER, Jean-Pierre, Deux voyages amoureux en Bretagne, de Victor Hugo, Rennes, Ouest-France, 2009, (« Lettres de.. »). —
1834
Le voyage de 1834 est lié aux relations tumultueuses que Victor Hugo entretient avec sa maîtresse favorite, Juliette Drouet 2, qu’il a rencontrée en 1833. Victor Hugo et Juliette Drouet quittent Paris le 22 juillet, passent par Évreux et arrivent à étampes le 2 août 1834. Après de violentes disputes, Juliette le quitte et se réfugie, avec sa fille Claire, chez sa sœur à Saint-Renan (Finistère) 3. Victor Hugo continue son voyage et arrive à Rennes le jeudi 7 août 1834. Il y écrit une lettre à sa femme Adèle.
Je t’écris vite quatre lignes. Je suis arrivé ici au point du jour avec les jeunes filles de Bernard qui sont charmantes de tout point. À part quelques vieilles maisons, la ville ne signifie pas grand-chose. Verneuil, Mortagne, Mayenne, Laval, sont des villes ravissantes. J’ai passé à Vitré à minuit. Dis cela à ton père ; il comprendra mes regrets. À Saint-Brieuc, les demoiselles Bernard me quitteront. Donne de leurs bonnes nouvelles à leur père. Dis-lui que je suis son ami. Je t’écrirai de Brest où je serai demain à pareille heure. Adieu mon Adèle, je t’aime. À bientôt. Écris-moi long et souvent. Tu es la joie et l’honneur de ma vie. Je baise ton beau front et tes beaux yeux. Ici un mot pour Didine. Baise notre Toto pour moi.
Il quitte Rennes au petit matin par la malle-poste 4 de Brest. La diligence passe par Montauban-de-Bretagne, s’arrête à Lamballe, puis fait étape à Saint-Brieuc. Victor Hugo arrive à Brest le 8 août où il retrouve Juliette Drouet. Ils visitent ensemble le bagne, la rade et entreprennent de remonter vers Paris par des chemins de traverse. Ils quittent Brest le 9 août pour Quiberon, Carnac, Locqmariaquer et dorment à Auray. Il écrit une lettre à Vannes le 12, et rejoint Nantes le 14.
Me voici à Vannes. Je suis allé hier à Karnac dans un affreux cabriolet par d’affreuses routes et à Lokmariaker à pied. Cela m’a fait huit bonnes lieues de marche qui ont crevé mes semelles ; mais j’ai amassé bien des idées et bien des sujets, chère amie, pour nos conversations de cet hiver. Tu ne peux te figurer comme les monuments celtiques sont étrangers et sinistres. A Karnac, j’ai eu presque un moment de désespoir ; figure-toi que ces prodigieuses pierres de Karnac dont tu m’as si souvent entendu parler ont presque toutes été jetées bas par les imbéciles paysans, qui en font des murs et des cabanes. Tous les dolmens, un excepté qui porte une croix, sont à terre. Il n’y a plus que des peulvens. Te rappelles-tu ? Un peulven, c’est une pierre debout comme nous en avons vu un ensemble à Autun dans ce doux et charmant voyage de 1825. Les peulvens de Karnac font un effet immense. Ils sont innombrables et rangés en longue avenue. Le monument tout entier avec ses cromlechs qui sont effacés et ses dolmens qui sont détruits, couvrait une plaine de plus de deux lieues. Maintenant on n’en voit plus que la ruine. C’était une chose unique qui n’est plus. Pays stupide ! Peuple stupide ! Gouvernement stupide ! A Lokmariaker, où j’ai eu beaucoup de peine à parvenir avec les pieds ensanglantés par les bruyères, il n’y a plus que deux dolmens, mais beaux. L’un couvert d’une pierre énorme, a été frappé par la foudre, qui a brisé la pierre en trois morceaux. Tu ne peux te figurer quelle ligne sauvage ces monuments-là font dans un paysage.
1836
En juin 1836, le couple se dirige à nouveau vers l’ouest. Ils visitent d’abord la cathédrale de Chartres gravement endommagée par un incendie deux semaines plus tôt 5. Ils passent à Fougères le 22 juin. Le 25 juin 1836, ils sont à Saint-Malo où Hugo écrit en parlant de Fougères :
Eh bien ! Il y a dix villes comme cela en Bretagne, Vitré, Sainte-Suzanne, Mayenne, Dinan, Lamballe, etc. et quand vous dites aux stupides bourgeois, qui sont les punaises de ces magnifiques logis, quand vous leur dites que leur ville est belle, charmante, admirable, ils ouvrent d’énormes yeux bêtes et vous prennent pour un fou. Le fait est que les bretons ne comprennent rien à la Bretagne. Quelle perle et quels pourceaux !
Il quitte la Bretagne en visitant Dinan, puis le Mont Saint-Michel, région dans laquelle il situera une partie de son roman Quatrevingt-treize.
Quatrevingt-treize
Victor Hugo évoque la forêt de Brocéliande et la région de Plélan, Beignon et Concoret dans Quatrevingt-treize. Ce roman, rédigé de décembre 1872 à juin 1873 et édité en 1874, est le dernier de l’écrivain. Cette œuvre sur 1793 s’appuie sur des faits historiques et évoque de nombreux personnages secondaires qui ont fait l’histoire de la chouannerie. Parmi eux, deux chefs chouans de la région de Brocéliande, Boulainvilliers et Thuault.
Boulainvilliers
Joseph de Boulainvilliers commandait la division de Saint-Méen, comprenant la région de Concoret et Mauron, en 1793 et 1794. La première mention concernant Boulainvilliers montre en quelle estime le tient Victor Hugo. Dans sa liste des chefs chouans, il écrit Boulainvilliers est ridicule
.
Quelques pages plus loin, il lui consacre une longue tirade, là où les autres chefs chouans n’ont droit qu’à quelques lignes. Reprenant à son compte l’historiographie négative du 19e siècle sur Boulainvilliers, il en fait l’exemple même de l’officier royaliste aux méthodes inadaptées aux guerres de chouanneries.
Il y a des imbéciles. Tenez, ce Boulainvilliers dont vous parliez, La Vieuville, je l’ai connu, je l’ai vu de près. Au commencement, les paysans étaient armés de piques ; ne s’était-il pas fourré dans la tête d’en faire des piquiers ? Il voulait leur apprendre l’exercice de la pique-en-biais et de la pique-traînante-le-fer-devant. Il avait rêvé de transformer ces sauvages en soldats de ligne. Il prétendait leur enseigner à émousser les angles d’un carré et à faire des bataillons à centre vide. Il leur baragouinait la vieille langue militaire ; pour dire un chef d’escouade, il disait un cap d’escade, ce qui était l’appellation des caporaux sous Louis XIV. Il s’obstinait à créer un régiment avec tous ces braconniers ; il avait des compagnies régulières dont les sergents se rangeaient en rond tous les soirs, recevant le mot et le contre-mot du sergent de la colonelle qui les disait tout bas au sergent de la lieutenance, lequel les disait à son voisin qui les transmettait au plus proche, et ainsi d’oreille en oreille jusqu’au dernier. Il cassa un officier qui ne s’était pas levé tête nue pour recevoir le mot d’ordre de la bouche du sergent. Vous jugez comme cela a réussi. Ce butor ne comprenait pas que les paysans veulent être menés à la paysanne, et qu’on ne fait pas des hommes de caserne avec des hommes des bois. Oui, j’ai connu ce Boulainvilliers-là.
Une étude contemporaine atténue cependant les propos excessifs de Victor Hugo sur le chef chouan.
Ce sens aigu, voire déplacé à l’égard des paysans, de la discipline pourrait avoir été une réalité. En effet, un témoin dit avoir vu , le 14 mai 1794, la troupe de Boulainvilliers « rangée sur deux lignes », tandis qu’un autre parle de lui comme faisant mettre en rang ses deux cents hommes dans les rues de Loyat, le 9 janvier 1795, à plusieurs mois de distance donc. Peut-être Boulainvilliers fut-il en effet singulier par l’intensité de son attachement à la discipline militaire, mais si l’on en croit notamment Roger Dupuy, le cas d’officiers nobles ayant tenté de faire accepter « un véritable comportement militaire » aux paysans n’a rien d’unique.
Le sénéchal Thuault
Pour de nombreux passages de Quatrevingt-treize, Victor Hugo puise dans les Mémoires de Joseph de Puisaye, général de l’armée d’Ille-et-Vilaine lors de la guérilla du printemps 1794. Il lui emprunte certains personnages comme Joseph-Golven Thuault 6 qui a abrité Puisaye en août 1793 après son passage au château de Coëtbo en Guer.
Tu iras ensuite au bois de Couesbon qui est à une lieue de Ploërmel. Tu feras l’appel de la chouette ; un homme sortira d’un trou ; c’est M. Thuault, sénéchal de Ploërmel, qui a été de ce qu’on appelle l’Assemblée constituante.
Les forêts de Paimpont et Brocéliande
Victor Hugo commence la troisième partie de son roman par une description des paysages dans lesquels la chouannerie a pu se développer. Il fait de la forêt l’essence même de l’âme des chouans.
Il y avait alors en Bretagne sept forêts horribles. La Vendée, c’est la révolte-prêtre. Cette révolte a eu pour auxiliaire la forêt. Les ténèbres s’entr’aident. Les sept Forêts-Noires de Bretagne étaient la forêt de Fougères qui barre le passage entre Dol et Avranche ; la forêt de Princé qui a huit lieues de tour ; la forêt de Paimpont, pleine de ravines et de ruisseaux, presque inaccessible du côté de Baignon, avec une retraite facile sur Concornet qui était un bourg royaliste ; la forêt de Rennes d’où l’on entendait le tocsin des paroisses républicaines, toujours nombreuses près des villes ; c’est là que Puysaye perdit Focard ; la forêt de Machecoul qui avait Charette pour bête fauve ; la forêt de la Garnache qui était aux La Trémoille, aux Gauvain et aux Rohan ; la forêt de Brocéliande qui était aux fées.
Le chiffre de sept forêts bretonnes est choisi par Hugo pour son caractère hautement symbolique. L’évocation de la forêt de Paimpont est là encore empruntée aux Mémoires de Puisaye, à son combat dans les landes de Beignon et sa retraite sur Concoret en mai 1794. Il est à noter que Hugo dissocie la forêt de Paimpont de celle de Brocéliande, alors qu’en 1872 elle est définitivement localisée en forêt de Paimpont. Dans cette même partie du roman, Hugo prend pour exemple le lieu de combat de Beignon comme emblématique de l’influence qu’il peut avoir sur les bretons et leur promptitude à la révolte et à la sauvagerie.
De certains rochers, de certains ravins, de certains taillis, de certaines claires-voies farouches du soir à travers les arbres, poussent l’homme aux actions folles et atroces. On pourrait presque dire qu’il y a des lieux scélérats. Que de choses tragiques a vues la sombre colline qui est entre Baignon et Plélan !
Enfin Victor Hugo évoque la propension des bandes de chouans à se comporter en pilleurs en prenant pour exemple un autre passage des Mémoires de Puisaye, concernant leur attitude à Plélan et Montfort.
Les paysans s’attardaient à piller. Ces dévots étaient voleurs. Les sauvages ont des vices. C’est par là que les prend plus tard la civilisation. Puisaye dit, tome II, page 187 : « J’ai préservé plusieurs fois le bourg de Plélan du pillage. » 7 Et plus loin, page 434, il se prive d’entrer à Montfort : « Je fis un circuit pour éviter le pillage des maisons des jacobins. »