1857
La bête de la Lohière
Une légende de Loutehel
La bête de la Lohière est une légende de Loutehel publiée par Alfred Fouquet en 1857, par Adolphe Orain en 1888, puis François Cadic en 1912.
1857 — Une légende publiée par Alfred Fouquet
La Piphardière ou Bête de la Lohière est publiée pour la première fois en 1857 par le docteur Alfred Fouquet. Cette légende de Loutehel (Ille-et-Vilaine) est insérée dans un chapitre consacré aux légendes du Pays de Guer. — FOUQUET, Alfred, Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan, Vannes, Caudéran, 1857, Voir en ligne. pp. 88-90 —
Réédition contemporaine
Un recueil de contes et légendes tirés de l’édition de 1857 est paru en 2020. Il comprend cinq légendes dont celle de La Piphardière de Loutehel 1.— FOUQUET, Alfred, Le sorcier de Loyat : et autres légendes morbihannaises, Stéphane Batigne éditeur, 2020, (« Croyances et traditions populaires en Bretagne »). —
Le texte intégral de La bête de la Lohière par Alfred Fouquet
C’est horriblement vexant, n’est-ce pas, d’être pris pour une bête ? Mais ne t’émeus pas encore, mon ami, et réserve ta sensibilité pour la fin de mon récit ; car, non seulement les gens de Guer ont à supporter mille insolences de la part d’esprits invisibles ; mais encore ils ont chaque jour, ou plutôt chaque nuit, à souffrir les brutalités d’un être très-visible et surtout très-palpable qui, sous des formes animales variées, les moleste dans leurs chairs et dans leurs os.
Demande au premier paysan crotté que tu trouveras sur ton chemin, un soir de marché ou de foire, qui l’a couvert de boue et lui a poché l’ail ? il te répondra : « c’est la Piphardière !... » et si tu veux savoir ce que c’est que la Piphardière, l’un te dira qu’il l’a vu en cheval, un autre en ours, un troisième en chien ou en chat, un dernier enfin en mouton ou en chèvre : et tous t’affirmeront gravement et sérieusement que la Piphardière, dont ils ont fait rencontre à un carrefour de sentiers ou de chemins, les a suivis, tantôt grande et longue, tantôt petite et courte ; les a poussés dans les mares ; leur a passé entre les jambes pour les culbuter, et que, par ses maléfices, ils ont fait plus de route à quatre pattes que debout.
Voilà , mon ami, ce que te diront tous les paysans de la contrée ; mais si tu veux m’écouter encore, je suis à même de t’en apprendre bien plus long qu’eux.
À sept kilomètres au nord-est de Guer, dans la commune de Loutehel, existe un vieux château récemment restauré, et qui jadis avait tourelles, douves et pont-levis. Ce château féodal, nommé la Loyère, situé au milieu de vastes étangs, était habité autrefois par des seigneurs huguenots, terribles pour leurs voisins, dont les femmes et les filles, enlevées de force et portées au château, ne reparaissaient plus dans les villages.
Le dernier membre de cette maudite famille fut une vieille marquise plus méchante que le diable (dit la chronique), qui tourmentait ses vilains, et eut mieux aimé jeter ses grains dans ses étangs que d’en donner un peu aux pauvres. Enfin, elle mourut, et le diable l’emporta ; mais il paraît (toujours d’après la chronique), qu’il se lassa bientôt de cette méchante âme qui le faisait damner, et que, pour s’en débarrasser, il la rejeta sur la terre. C’est alors que parut dans le pays la bête de la Loyère ou Piphardière qui, réfugiée au château, le rendit bientôt inhabitable en molestant de 89 mille manières tous ceux qui voulaient y résider. Ainsi, elle galopait la nuit dans tous les appartements, enlevait les couvertures des lits, saisissait les dormeurs, les portait aux étangs, les.y plongeait et les rendait ensuite tout grelotants à leur couche.
Quand le château fut abandonné, la Piphardière descendit au village, erra par les chemins, et se hasarda même souvent à se glisser dans les maisons avec l’ombre du soir ; mais alors elle était timide, et quand les ménagères et les enfants la frappaient sur le nez en lui criant : Hors d’ici la Piphardière !.... La bête s’en allait aussitôt la queue basse ; mais elle se vengeait de ces mauvais traitements en maltraitant plus rudement encore les paysans attardés qu’elle rencontrait dans les chemins.
Enfin, quand le château de la Loyère a été remis à neuf et habité de nouveau, la Piphardière a abandonné cette résidence, a fui les villages, est devenue sauvage et ne se montre que la nuit. C’est aux carrefours des chemins creux qu’elle attend les troupeaux pour les égarer, les pâtres pour les tourmenter, les voyageurs pour les attaquer et les rouer de coups, s’ils ont l’imprudence de l’approcher de trop près. Souvent, sous la forme d’une belle cavale, elle se présente aux gens fatigués et semble les inviter à la monter ; mais malheur à ceux qui céderaient à la tentation, car la bête de la Loyère emporte ses cavaliers au diable !!!
1888-1901 — La version d’Adolphe Orain
Adolphe Orain a publié à plusieurs reprises La bête de la Lohière dont il a lui-même collecté une version d’après les souvenirs de M. de la Vigne, alors maire de la commune de Loutehel 2. Cette version de la légende diffère notablement de celle publiée par Alfred Fouquet quelques années auparavant.
La version de 1888
Il publie dans l’édition de 1888 de la revue parisienne Mélusine - revue de mythologie, littérature populaire, traditions et usages, un article sur les êtres maléfiques de l’imaginaire gallo qui comprend la légende de La bête de la Lohière, collectée à Loutehel. — ORAIN, Adolphe, « Le monde fantastique en Haute-Bretagne (suite) », Mélusine, Vol. 4, 1888, p. 42, 110-113, Voir en ligne. —
Les parutions de 1899 et 1901
La bête de la Lohière est à nouveau publiée en 1899 dans la Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, — ORAIN, Adolphe, « Le monde des ténèbres en Ille-et-Vilaine », Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, Vol. 21, 1899, p. 34-50, Voir en ligne. —
La légende est publiée une dernière fois du vivant d’Adolphe Orain dans son anthologie, Contes de l’Ille-et-Vilaine parue en 1901 3. — ORAIN, Adolphe, Contes de l’Ille-et-Vilaine, Paris, J. Maisonneuve, 1901, Voir en ligne. —
Rééditions contemporaines
La version d’Adolphe Orain de « La Bête de la Lohière » a fait l’objet de plusieurs rééditions contemporaines parmi lesquelles
- — CARREFOUR DE TRÉCÉLIEN, Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999. [pages 179-182] —
- — MATHIAS, Jean-Pierre, Contes et légendes d’Ille-et-Vilaine, Paris, De Borée, 2012, 484 p. [pages 144-145] —
Le texte intégral de La bête de la Lohière par Adolphe Orain
Le château de la Lohière, en Loutehel, dans l’arrondissement de Redon, appartint autrefois à Jeannette de Biffardière, une belle fille dans son temps, paraît-il, mais aussi méchante qu’elle était belle.
Jeannette s’en allait toujours escortée de deux chiens, grands comme des génisses, qu’elle excitait et lançait sur les personnes qui lui déplaisaient et qui ne tardaient pas à être dévorées par les molosses. Les étrangers ou les malheureux qui se permettaient d’entrer au château sans la permission de Mlle de la Biffardière ne reparaissaient plus dans le pays. Ils étaient ou mangés par les chiens ou jetés dans les étangs quand les animaux étaient repus. Cette femme était, en un mot, la terreur de la contrée.
À une lieue de la Lohière se trouvait le château de Querbiquet habité par une autre demoiselle de la Biffardière, sœur de la précédente, mais qui était, elle, une véritable sainte. On eût dit qu’elle avait été créée et mise au monde pour racheter les fautes de sa sœur. La châtelaine de Querbiquet invita un jour la belle Jeannette à dîner chez elle. Celle-ci s’y rendit, emmenant avec elle nombreuse et brillante société ; mais, lorsqu’elle vit que les invités de Querbiquet étaient tous les pauvres du pays, elle entra dans une colère extrême, injuria sa sœur et partit précipitamment en jurant de ne jamais la revoir. Fort heureusement pour les convives déguenillés, Jeannette avait laissé ses chiens à la maison !
À quelque temps de là, la méchante fille mourut à la grande satisfaction de tous, mais, comme sa vie avait été trop courte pour faire le mal qu’elle avait projeté, elle continua, longtemps après sa mort, à faire de la misère au pauvre monde. Elle est revenue pendant des siècles sous toutes formes d’animaux.
Un charretier allait-il chercher son cheval à la pâture, aussitôt qu’il l’avait enfourchée, la bête partait à fond de train vers l’étang du Loup-Borgnard dans lequel elle se précipitait et disparaissait complètement. Aucun obstacle ne pouvait l’arrêter. On la voyait bientôt reparaître sur l’autre rive, en riant aux éclats, pendant que le cavalier se noyait s’il ne savait nager.
Cet étang du Loup-Borgnard, qui existe toujours, est, dit-on, sans fond. Un pauvre diable qui y avait été jeté par Jeannette de la Biffardière y resta trois jours. Il y rencontra des monstres affreux qui le poursuivirent jusque sous le bourg de Loutehel. Ce ne fut que le soir du troisième jour qu’il put leur échapper et qu’il revint à la surface du lac.
Lorsqu’un pâtre allait chercher ses bêtes aux champs, il devait prendre de grandes précautions pour les ramener sans les frapper, car, s’il avait le malheur de toucher du fouet ou de la gaule la bête de la Lohière, cachée sous la peau de l’un de ces animaux, elle le rouait de coups et le laissait gisant par terre, mort ou évanoui.
Les charretiers et les pâtres n’étaient pas seuls à rencontrer Jeannette ; toutes les personnes voyageant la nuit étaient exposées à la voir tantôt sous une forme, tantôt sous une autre.
Un soir, Moinard, le sacristain de Loutehel, trouva dans le bourg, près du cimetière entourant l’église, un mouton qui lui barra le passage. Las de pousser inutilement devant lui cet animal qui s’obstinait à rester en place, le sacristain lui asséna un coup de bâton sur le dos. Mal lui en prit : le mouton qui semblait tout petit s’allongea soudain, grossit à vue d’oeil, s’élança sur l’homme, lui posa les pieds de devant sur les épaules en cherchant à l’écraser de son poids qui devenait de plus en plus lourd.
C’est la Biffardière » , pensa Moinard, et, comme il avait entendu dire qu’elle n’avait plus aucun pouvoir dans le cimetière à cause de la sainteté du lieu, il s’en approcha insensiblement et parvint bientôt à franchir la pierre qui l’en séparait. En effet, le mouton s’enfuit ; mais, chaque fois que le sacristain cherchait à sortir, soit d’un côté, soit d’un autre, il rencontrait toujours le bélier qui lui montrait ses cornes. Force lui fut de passer la nuit au milieu des tombes.
Jeannette se promenait aussi souvent dans les appartements du château de la Lohière où elle éteignait les lumières, enlevait les couvertures des lits, jetait les dormeurs par terre ou frappait ceux qui, le jour, s’étaient moqués d’elle.
Il y avait cependant un moyen d’éviter ses maléfices et pour cela il suffisait de lui adresser des compliments. Elle était sensible aux louanges, si au lieu de l’injurier on lui disait bien gentiment : « Te voilà, belle Jeannette, laisse-moi, ne me fais pas de mal, je t’aime bien, je suis ton ami, etc. » Alors elle s’en allait tranquillement, ou même s’employait à votre service si vous en aviez besoin.
Sa rage est aujourd’hui assouvie. On n’entend plus parler d’elle, et il n’y a guère que les ivrognes, revenant des foires et des marchés, qui affirment l’avoir rencontrée. Mais les habitants de Loutehel et même de tout le canton de Maure vous déclareront, quand vous voudrez, que leurs pères ou leurs grands-pères ont été maltraités par la bête de la Lohière, il n’y a pas plus de cinquante ans.
1912 — La version de François Cadic
En 1912, François Cadic (1864-1929) publie une version de la bête de la Lohière dans la revue de la Paroisse bretonne de Paris. L’édition mentionne le nom de la personne auprès de laquelle François Cadic a entendu la légende : conté par M. Lecomte de Guer
.— CADIC, François, « La bête de la Lohière », La Paroisse bretonne, 1912. —
Il publie à nouveau la légende en 1913 — CADIC, François, « La bête de la Lohière », in Contes et légendes de Bretagne, 10e série, Hennebont, Imprimerie Charles Normand, 1913, p. 35-40. — puis en 1919. — CADIC, François, Contes et légendes de Bretagne, Paris, Maison du Peuple Breton, 1919, 240 p., Voir en ligne. [pp. 179-187] —
Cette version de La bête de la Lohière, très différente de celles d’Alfred Fouquet et d’Adolphe Orain, a fait l’objet d’une réédition contemporaine. — CADIC, François et POSTIC, Fanch, Contes et légendes de Bretagne : Les récits légendaires, Vol. 2, Terre de Brume Editions, 2001, 419 p. —
Le texte intégral de La Bête de la Lohière par François Cadic
Elle se nommait la Biffardière, et lorsqu’on voulait la flatter on l’appelait la belle Jeannette. Elle était belle en effet, mais de la beauté du diable, et elle avait l’âme aussi noire qu’une taupe. Jamais elle n’avait un mot aimable pour le malheureux, et si d’aventure un chercheur de pain s’avisait de solliciter son aumône, elle lançait contre lui ses chiens.
Elle était pourtant riche la méchante créature : ses domaines couvraient tout un canton. Il n’y avait pas un recoin pittoresque de Guer qui ne lui appartint, merveilleuse vallée des Vaux, qu’encercle des rochers, d’aspect rude et sauvage, butte isolée du Dran d’où l’on commande le pays, coteaux boisés le long desquels l’Aff paresseux et flâneur dessine son sillon d’argent. Ses vassaux se comptaient par centaines et ils étaient si misérables qu’ils auraient préféré manger des briques plutôt que de rester une minute sous son commandement, et on leur avait donné à choisir.
D’habitude, elle séjournait en son superbe château de la Lohière, en Loutehel. Elle était là au cœur de son empire. Du plus loin que son regard pouvait porter, du haut de ses tours, elle avait le droit de dire : ce champ, cette lande, ce bois sont à moi. J’en dispose à ma fantaisie. Il y avait cependant un bout de terre excepté. Oh ! pas grand chose, une prairie qui touchait au pont de Peillac, sur la rivière, et qui appartenait aux moines du prieuré des Moustiers en Guer. Cette prairie était en somme d’assez médiocre rapport. Mais elle avait le tort de couper son domaine et sa vue avait le don de l’irriter au plus haut point.
Une prairie appartenant à des moines ! Quel est donc le coupe-bourse, de haut ou de bas lignage, en frac, en livrée, ou en guenilles qui à une époque quelconque a su respecter cela. Un jour on apprit aux Moustiers que la Biffardière avait étendu ses doigts crochus sur le pré et l’avait confisqué.
On a beau occuper son temps aux choses de l’éternité et se désintéresser de celles d’ici-bas, personne n’aime à être dépouillé de son bien. Les religieux poussèrent de tels cris d’indignation que le pays entier s’émut. Le sénéchal s’interposa et la belle dame du rendre gorge.
On juge de sa colère. Elle en prit un tel accès qu’elle en trépassa, au milieu d’une tempête de blasphèmes. Comme de juste, son âme descendit de go en enfer. Sans doute les voleurs et les malfaisants sont-ils toujours les bienvenus dans la ténébreuse demeure, mais la Biffardière en avait particulièrement fait. Aussi, grande fut la joie du diable en présence du riche cadeau qui lui tombait de la terre. Il devina une âme sœur dans cette âme encroûtée de vice, aussi laide que la sienne, et il s’y mira avec complaisance comme le crapaud se mire dans l’eau bourbeuse du marais.
Chose étonnante, lui dont le cœur desséché ne s’ouvre plus qu’à la haine, il se mit à aimer cette fille des hommes. Il s’en éprit follement, au point d’oublier pour elle les soucis de sa charge. Elle eut le premier rang à sa cour, parmi les créatures perverses qui s’y pressent.
Quel scandale dans l’enfer ! On n’y parlait plus que de cette Bretonne qui avait la figure si belle et l’âme si difforme. Les langues y allaient leur train. On en disait et on en redisait ; bref, il n’y en avait que pour elle. Nul cependant ne lui en voulait plus que la femme du diable. Depuis le premier jour où elle l’avait aperçue, elle en était devenue jalouse et elle lui avait vouée une rancune mortelle. Comment se débarrasser de cette rivale inattendue !
À l’insu de son mari, elle réunit le conseil des démons et leur tint ce discours : vous connaissez aussi bien que moi cette Biffardière, qui nous est venue du pays de Guer en Bretagne. Pensez-vous que sa place soit parmi nous ? Il n’y a pas encore huit jours qu’elle est ici que déjà elle commande en maîtresse. En vérité, je vous le dis, il sera bientôt de l’enfer comme du paradis. Depuis qu’il ont laissé s’introduire là-haut un certain saint Yves, il est entré tellement de Bretons que les autres saints ne trouvent plus où se nicher. Que cette femme demeure en enfer un mois seulement et vous verrez arriver les Bretons en procession. Ils seront si nombreux que les meilleures places seront prises par eux et nous n’aurons plus qu’à partir. Consentirez-vous à semblable extrémité ?
Non, non ! » répondirent les démons unanimement, et leurs voix s’élevèrent avec une telle force qu’elles retentirent au plus lointain de la prison immense et que le maître qui, en ce moment, voyageait sur terre, les entendit. Il accourut, chevauchant un éclair : « Qu’est-ce à dire ? » demanda-t-il ?
Il y a, lui fut-il notifié, que nous en avons assez ici de la Biffardière. Elle est capable de nous attirer tout ce qu’il y a de Bretons en Bretagne, et nous ne tenons pas du tout à cet espèce de gens parmi nous. Le paradis est bien bon pour eux.
Elle vous gêne ! s’écria le diable, dont la nature colère avait repris le dessus, elle partira ! Ce fut vite fait. La méchante créature saisie aux pieds et à la tête et balancée par mille mains à travers l’espace fut rejetée en un clin d’œil sur la terre. Chute effroyable, s’il en fut. Elle tomba, tête première, au fond de la coulée du Vanniel, sur une énorme pierre fichée dans le sol. On entendit un bruit sourd. Tout autre aurait eu la tête brisée, mais la Biffardière était bretonne : ce fut la roche qui se désagrégea. Il est toujours là ce rocher et il garde de la secousse un tel souvenir qu’il en tremble encore. Il suffit de la main d’un homme pour le mettre en mouvement et il n’est pas rare que les jeunes filles viennent le balancer, afin d’apprendre de lui si elles se marieront dans l’année.
Cependant la Biffardière, en se voyant de nouveau au pays de Guer, se sentit de nouveau le cœur plein d’aise. Elle se frotta les mains de satisfaction, et avec un petit rire méchant : « Ils me croyaient partie, les voisins, s’écria-t-elle, et aucun d’entre-eux n’avait eu pour moi une parole de regret. Je vais leur apprendre mon retour. Ils n’ont pas perdu pour attendre.
Durant son séjour en enfer, elle avait appris maint artifice. On lui avait enseigné entre autres choses à se déguiser en bête. Dès lors, la bête de la Lohière acquit une triste célébrité. Parmi les personnes auxquelles elle en voulait le plus, il y avait un gentilhomme dont les terres bordaient les siennes et qui résidait au château de la Touche-Boulard. C’était lui qui avait dénoncé au sénéchal le larcin qu’elle avait commis au détriment du prieuré des Moustiers. Ce fut lui sa première victime.
Chaque après-midi, après son déjeuner, le brave gentilhomme avait l’habitude de faire sa marienné (sa méridienne) sous un chêne, dont les branches touffues le garantissaient contre les ardeurs du soleil. Transformée en corbeau, la Biffardière choisit ce chêne pour perchoir. À peine le dormeur ressentait-il les douceurs du sommeil, qu’elle commençait à pousser des croassements lugubres. Il ne fallait plus songer à fermer l’œil. Inutile d’ailleurs de se servir d’une arme contre le trouble-fête. Les traits ne portaient pas. Le corbeau était invulnérable. La marienné sous le chêne était désormais impossible.
Ce vilain animal ne me laissera jamais la paix, songea le pauvre sire ; il vaut mieux que je cherche un refuge ailleurs. On aurait juré que la Biffardière avait deviné sa pensée. Elle eut une dernière malice. Un jour qu’elle l’avait laissé, contre son habitude, dormir à l’aise, elle profita de l’instant où il se réveillait pour lui lancer dans les yeux plein son bec de sable. Pendant longtemps, il en demeura à moitié aveugle.
Après le gentilhomme, les bonnes gens du pays. Ils eurent aussi leur part de méchancetés de la bête de la Lohière. Quand avait eu lieu la foire de Guer, on voyait entrer dans les auberges un grand chien noir, qui avait l’air d’écouter les buveurs avec beaucoup d’attention. Si l’on prononçait le nom de la Biffardière, il dressait l’oreille. Si quelqu’un en parlait mal, il avait un grondement sourd. Malheur ensuite à celui-là lorsqu’il rentrait chez lui le soir. Le chien était dans ses jambes, lui aboyant aux chausses, le bousculant, le mordant jusqu’au sang. Il n’était pas rare que le pauvre homme, surtout s’il s’était livré à de copieuses libations, ne demeurât une nuit entière à cheval sur l’échalier de son courtil, parce que la Biffardière lui tenait le pied et l’empêchait de se dégager. Pendant ce temps, la maudite créature avait un rire méchant et l’on sentait qu’elle prenait un plaisir immense aux angoisses de sa victime.
On ne saurait croire combien de vilains tours elle joua ainsi aux habitants de Guer. Un fermier avait-il perdu son cheval, une chèvre, ou un mouton, elle devenait mouton, chèvre ou cheval, se laissait conduire doucement au village, puis arrivée à la porte de l’écurie, elle disparaissait dans la nuit, en lançant une ruade et en éclatant d’un rire sardonique.
Venait-on puiser de l’eau à la Claire-Fontaine, on apercevait un petit poisson au fond de la source. Mais malheur à qui touchait ce poisson. Il grossissait soudain au point de remplir le réservoir, jouait de la queue comme un possédé et finissait par mouiller jusqu’aux os l’imprudent qui l’avait dérangé. Et c’était toujours le même rire méchant de la Biffardière que les braves gens de Guer connaissaient.
Faut-il croire que son passage en enfer l’avait rendue frileuse ? Toujours était-il qu’elle redoutait les rigueurs de l’hiver. Lorsqu’il gelait à pierre fendre, on la voyait entrer dans les maisons afin de réchauffer ses membres engourdis. Un soir, comme elle avait ainsi pénétré dans la maison de la Claire-Fontaine et qu’elle se chauffait au foyer, un des hommes qui assistaient à la veillée la reconnut à sa figure roussie par le feu éternel et son air méchant de damnée et lui lança une plaisanterie : « Souffle donc la flamme, goule neille (bouche noire), si tu veux te réchauffer ! » La plaisanterie lui parut d’un goût déplacé. Une colère terrible s’empara d’elle. Elle se mit en effet à souffler le feu, mais avec une telle violence que les étincelles jaillirent de toute part et communiquèrent l’incendie à la maison qui fût brulée ainsi qu’une meule de paille.
Tel fut son dernier exploit. À dater de ce jour, il n’en fut plus question. Elle disparut du pays, emmenée sans doute cette fois à jamais par le diable qui trouvait qu’elle avait fait assez de victimes et qu’elle n’avait plus à exercer ses méchancetés sur la terre.
Bonne gens, quand vous passerez à Guer, vous entendrez peut-être encore raconter les méchants tours de la Biffardière, mais ne tremblez pas. Vous ne la rencontrerez sûrement plus en chemin. La bête de la Lohière n’est plus qu’un souvenir des vieux. Dieu en soit loué !
— CADIC, François, « La bête de la Lohière », La Paroisse bretonne, 1912. —
Les commentaires de François Cadic
François Cadic conclut chacun des contes et légendes du recueil paru en 1919, par un commentaire explicatif
qui donne la morale de l’histoire et établit une comparaison avec d’autres contes et légendes bretons. Il constate qu’à l’instar des autres revenants, la Biffardière continue après sa mort - avec plus d’intensité encore - à faire ce qu’elle faisait de son vivant.
La Biffardière, dans ses diverses incarnations, ne songe qu’à une chose, comment s’y prendre pour causer davantage de mal aux gens. Son incurable méchanceté n’a fait que s’exaspérer en enfer, et il lui a suffi d’être demeurée un mois seulement pour être au courant de tous les artifices dont le diable se sert pour son œuvre de perdition. Avec quelle joie elle en essaie l’efficacité sur les personnes contre lesquelles elle a de la rancune à assouvir. [...] La Biffardière se retrouve à Guer avec infiniment de satisfaction, non point par ce qu’elle a gardé à son pays un certain attachement, mais parce que sa perversité éprouve plaisir et orgueil à la fois à revoir les endroits où elle a commis le mal et parce qu’elle voudrait, au moyen de ses procédés diaboliques, entrainer à sa suite dans la voie de la perdition les gens qu’elle a connus.
Il remarque aussi que la Biffardière tient le rôle traditionnel, dans les contes bretons, des personnages appartenant à la noblesse.
Il est à remarquer que cette femme par sa condition s’élève au-dessus du commun. Elle est femme de caste et le fait mérite d’être signalé. D’ordinaire, les conteurs ne réservent pas le beau rôle aux riches et aux puissants. [...] Leur fortune est marquée des signes de l’iniquité et d’en avoir joué est une raison pour être écarté de l’entrée du ciel. En enfer, ils sont multitudes alors que les paysans au contraire y sont très peu nombreux, la vie de misère qui est leur partage sur la terre les dispensant d’être malheureux dans l’autre monde.
Il constate enfin que contrairement à la grande majorité des revenants des contes bretons, la bête de la Lohière s’en est allée d’elle même, sans même avoir été mise en déroute par le pouvoir divin.
Il n’est guère facile de se débarrasser des mauvais revenants : on dirait qu’ils se cramponnent aux lieux qu’ils fréquentent. La bête de la Biffardière partit, parce que son temps était venu : mais d’ordinaire il faut l’intervention d’un pouvoir supérieur pour les chasser.[...] Il manqua à la Biffardière un Tadic-Coz 4 sur sa route, mais il y a un temps pour tout, même pour le mal et le dernier méfait qu’elle commit et qui fut d’incendier une maison acheva sans doute d’exciter la colère de Dieu, car depuis lors, Guer ne la revit plus.
1915 — La version de l’abbé Le Claire
En 1915, l’abbé Le Claire (1853-1930) publie une volumineuse histoire de Guer dans laquelle il évoque plusieurs légendes de la paroisse, parmi lesquelles celle de La belle Jeannette ou la bête de la Lohière.— LE CLAIRE, abbé Jacques-Marie, L’Ancienne Paroisse de Guer, Hennebont, Imprimerie Charles Normand, 1915, Voir en ligne. [page 157] —
Le texte intégral de l’abbé Le Claire
La bête de la Lohière est restée dans tous les esprits des gens du pays de Guer. Il n’y a pas d’artifices et de maléfices qu’on ne lui ait attribués. Elle allait partout, dans les cuisines renverser le pot-au-feu et jouer mille tours aux ménagères ; elle était sur tous les chemins, se transformant en monture et jetant son cavalier dans les mares ; elle pénétrait dans les salons et séduisait par sa beauté les plus rebelles ; de là son nom de « belle Jeannette ». Elle jouait des tours aux moines des Moutiers et aux prêtres de Guer, volant les uns et trompant les autres. Elle était très riche et très avare ; elle possédait presque tout Guer, la Lohière avec ses beaux étangs, en Loutehel, et quantité de terres et seigneuries aux environs. Elle aimait à se balancer sur un des étangs de la Lohière et à y attirer les voisins qui, une fois dans la barque, ne tardaient pas à piquer une tête dans l’eau, ce qui provoquait le sourire moqueur de la belle dame. Elle mourut dans la maison de la ClaireFontaine, au milieu d’un incendie qu’elle avait allumé, et le diable emporta son âme et son corps au plus profond des enfers.
Nota. — On croit généralement qu’il s’agit de Marie Maingard, dame de la Biffardière, dont nous venons de parler.
— LE CLAIRE, abbé Jacques-Marie, L’Ancienne Paroisse de Guer, Hennebont, Imprimerie Charles Normand, 1915, Voir en ligne. [page 157] —
Controverse sur l’identité de la Piffardière
Guillotin de Corson évoque lui aussi la légende de La bête de la Lohière dans un article sur la seigneurie de Lohière paru en 1902. Il y signale que d’étranges traditions populaires circulent
à la fin du 19e siècle au sujet de certaine dame de la Lohière appelée par les paysans la Piffardière.
5 — GUILLOTIN DE CORSON, abbé Amédée, « Petites seigneuries du comté de Rennes », Bulletin et mémoires de la Société Archéologique du Département d’Ille et Vilaine, Vol. 31, 1902, p. 87-97, Voir en ligne. —
Guillotin de Corson remet notamment en cause l’hypothèse avancée par René Kerviler, selon laquelle la légende serait inspirée par Françoise de L’Estourbeillon.
Françoise de l’Estourbeillon épousa en 1623 Guillaume de Marnières et a donné naissance à la légende de la dame de la Piffardiére, répandue dans le pays de Maure
Guillotin de Corson avance quant à lui que Françoise de l’Estourbeillon n’a jamais possédé la Lohière et que seule Marie Maingard, épouse de Julien de Marnières a été en possession de la Piffardière et de la Lohière.
M. Kerviler a dû prendre ce renseignement à la page 231 de la Généalogie de la maison de l’Estourbeillon. Nous devons à ce sujet faire remarquer que Françoise de l’Estourbeillon, femme de Guillaume de Marnières, seigneur de la Hattaye, n’était point dame de la Biffardière (ou Piffardière, comme on dit aujourd’hui) et ne posséda jamais la Lohière ; Marie Maingard, au contraire, mariée à Julien de Marnières, seigneur de la Biffardière, fils de Jean de Marnières, et d’Hélène du Val, seigneur et dame de la Biffardière, porta durant tout son veuvage le titre de douairière de la Biffardière et acheta en son propre nom la terre de la Lohière ; or le peuple appelle indifféremment l’apparition légendaire soit la Piffardière, soit la Bête de la Lohière, dénominations qui ne peuvent convenir à Françoise de l’Estourbeillon, dame de la Hattaye.
Collectes contemporaines
Deux collecteurs contemporains, Albert Poulain (1932-2015) et Vincent Morel, ont recueilli des témoignages sur la bête de la Lohière.
Albert Poulain a collecté de nombreux témoignages sur diverses Bêtes blanches
qui hantent les campagnes des communes du sud de l’Ille-et-Vilaine. Communément appellée la Paillele
ou la Paienne
elle est aussi mentionnée sous le nom de la Peillelle
à Pipriac, la Serpinette
à Guipry, la Bedouinne
à Sixt-sur-Aff, la Jeuniette
à la Cochardais, ou la Bête Jeannette de la Lohière
au Loutehel.— POULAIN, Albert, Sorcellerie, revenants et croyances en Haute-Bretagne, Rennes, Ouest-France, 1997, 132 p.
[pages 162-168] —
La bête Jeannette de la Lohière à Loutehel —
Il s’agit peut-être de l’origine de l’appellation de « Bête Jeannette ». Dans la commune de Loutehel, une châtelaine, aussi méchante qu’elle était jolie, terrorisait les habitants de la région. Elle s’appelait Jeannette de La Phihardière et habitait le château de la Lohière, près de l’étang sans fond. Elle se promenait le soir avec deux chiens, qui dévoraient les passants ou les attardés qui avaient la mauvaise grâce de se trouver sur son chemin. Elle décéda, et revint sous diverses formes d’animaux. En cheval, vers l’étang, en monstre dans l’eau, en mouton près du cimetière, faisant de mauvais tours, bousculait les gens et riait de ses plaisanteries. Elle avait les mêmes farces et transformations que la levrette signalée par A. Orain 6. Elle éteignait aussi les lumières dans son château de la Lohière, tirait les couvertures des endormis, et ne manquait pas de frapper ceux qui s’en moquaient.
— A. Orain et X Bourg de Loutehel, entendu à Limerzel, 7 aout 1994
À partir de 1994, Vincent Morel a réalisé des collectages sur les traditions orales du canton de Maure-de-Bretagne et des communes environnantes. Il relève le nom de trois êtres fantastiques : La Serpinette
, La Peillette
et La bête Jeannette
. Il recense dix mentions de cette dernière. — MOREL, Vincent, « La Serpinette, la bête Jeannette et la Peillette (Ille-et-Vilaine), identité et territoire de l’être fantastique », Êtres fantastiques des régions de France, Gaillac, L’Harmattan, 2001, p. 145-164. —
Vincent Morel relève les nombreuses caractéristiques communes à ces trois êtres fantastiques.
Nous avons donc affaire à trois bêtes blanches protéiformes qui apparaissent la nuit, sous des formes animales domestiques, dans des lieux de passage ou près de l’eau pour jouer des tours aux hommes, les maltraiter, ou les jeter à l’eau, et qui toutes les trois possèdent malgré la diversité des formes, une identité et un nom propre.
Il note aussi qu’elles possèdent une nature différente et que leur nom propre les associe à un territoire précis. La bête jeannette
n’est ainsi appelée Piffardière de la Lohière
qu’à Loutehel. Dans les communes environnantes, on parle de Jeannette de la Lohière
. Lorsqu’on s’éloigne, elle perd sa localisation à la Lohière et devient Bête Jeannette
. Malgré ces dénominations différentes, La bête jeannette
peut-être rattachée à un ensemble d’êtres fantastiques tirant leur origine du souvenir d’un seigneur malfaisant.— Morel, Vincent (2001) op. cit., p. 151 —
La bête Jeannette apparait souvent près des châteaux, même dans les zones où l’histoire de la châtelaine est inconnue, ou oubliée. Enfin, cette bête Jeannette (au moins la Jeannette « particularisée ») doit être rattachée à tout un ensemble d’êtres fantastiques de même nature et considérées comme des revenants de mauvais seigneurs : la bête de Pierric, la bête de Teillay, la bête de Béré, Birette... (Ille-et-Vilaine et Loire-Atlantique.