1859-1926
Le Braz, Anatole
Brocéliande dans ses conférences, carnets de notes, préfaces
Les références à Brocéliande dans l’œuvre d’Anatole Le Braz appartiennent à la dernière période de son activité créatrice. De 1909 à 1925, il se consacre à des études sur la Bretagne qu’il produit sous forme de conférences, préfaces ou essais. Brocéliande apparait alors dans son œuvre comme un thème majeur de son rêve d’union du mouvement politique breton.
Éléments biographiques
Anatole Jean François Marie Lebras, dit Anatole Le Braz, nait à Saint-Servais (Côtes-d’Armor) en 1859 dans une famille d’instituteurs 1. Il passe sa jeunesse entre les bois des monts d’Arrée et Ploumilliau dans le Trégor où sa famille s’est installée.
Les communes rurales sont alors presqu’exclusivement bretonnantes et le jeune garçon baigne, comme les autres enfants du village, dans un milieu resté très traditionnel.
Après des études au collège de Lannion, il intègre l’internat du lycée de Saint-Brieuc, puis celui du lycée Saint-Louis de Paris. Étudiant brillant à la Sorbonne, il rêve de percer en tant que poète. Le succès désiré ne venant pas, il demande et obtient un poste de professeur de lettres au lycée de Quimper en 1886. Il y rencontre François-Marie Luzel (1821-1895) 2, alors archiviste à Quimper, avec lequel il entame une fructueuse collaboration.
Réside à ce moment en la belle ville de Saint Corentin un vieil ami de son père, François-Marie Luzel, qui recueille depuis des années contes, légendes, chansons, pièces de théâtre et coutumes diverses. Ce dernier prend immédiatement le jeune homme sous sa protection et lui apprend à collecter selon des méthodes rigoureuses.
Cette rencontre est une révélation pour Anatole Le Braz. Introduit par François-Marie Luzel, il intègre les milieux intellectuels bretons et commence une carrière d’écrivain de la Bretagne.
Suite à des collectes personnelles, il publie en 1893 La Légende de la Mort chez les Bretons armoricains. Il écrit de nombreux ouvrages, parmi lesquels Au pays des pardons (1894), Vieilles histoires du pays breton (1897), Pâques d’Islande (1897), Le gardien du feu (1900) et Le sang de la sirène (1901). Ces livres rencontrent un vif succès.
L’Union Régionaliste Bretonne (URB) est créée en août 1898 et il en devient président. A ce titre, en 1899, il dirige la délégation des vingt-et-un Bretons qui se rendent à l’Eisteddfod de Cardiff et reçoit l’investiture druidique comme barde, sous le nom de Skreo ar Mor (mouette de mer).
[...] mais l’Union adopte une couleur politique « droitière » et il s’en retire. Ce républicain de gauche, fils d’instituteur et enseignant lui-même est animé d’une double volonté : défendre la culture et la langue ; favoriser l’instruction populaire qui permettra à la péninsule de se moderniser sans perdre son âme. Une attitude d’avant-garde qui ne sera pas sans lui attirer quelques déconvenues.
En 1901, alors qu’il vient d’obtenir un poste à la Faculté de Rennes, son père, sa belle-mère et ses quatre sœurs décèdent au cours d’un naufrage 3. En 1904, il obtient son doctorat avec une thèse sur le théâtre celtique 4. Après la mort de sa femme en 1906, il est chargé de mission d’enseignement en Suisse et aux États-Unis où il donne de nombreuses conférences sur la littérature française et sur la Bretagne.
Pendant le premier conflit mondial, il passe plusieurs mois aux États-Unis avec pour intention de convaincre l’opinion publique américaine de rejoindre les forces alliées. Il y rencontre Henriette Porter 5, musicienne américaine, avec laquelle il se marie.
Au sortir de la guerre, Anatole Le Braz est un homme épuisé et profondément peiné par les affrontements qui opposent les milieux intellectuels bretons. Exacerbés par la guerre et la montée de l’autonomisme, ils se déchainent, poussant certains de ses confrères à s’en prendre à lui.
Il décède d’une leucémie à l’âge de 67 ans, le 20 mars 1926 à Menton. Ses cendres reposent à Tréguier (Côtes d’Armor), dans le « Bois du Poète ».— PRELIB, « Anatole Le Braz (1859-1926) », 2021, Voir en ligne. —
1910-1925 — Brocéliande dans l’œuvre d’Anatole Le Braz
À partir de 1901 et de sa nomination à la Faculté de Lettres de Rennes, la production d’Anatole Le Braz connait une importante évolution.
Il n’en continue pas moins à travailler d’arrache-pied mais le critique littéraire, le chroniqueur et, plus encore, le conférencier prennent le pas sur le folkloriste et le conteur. Après 1901, en effet, il n’éditera que deux recueils de contes.
Les références à Brocéliande dans l’œuvre d’Anatole Le Braz appartiennent exclusivement à cette dernière période de son activité.
Profitant de ses week-ends pour découvrir les environs de Rennes, il se rend à plusieurs reprises en Forêt de Paimpont comme l’attestent ses premières prises de notes sur Brocéliande, datées de 1910-1911. À partir de 1914, il intègre le thème de Brocéliande dans ses conférences sur la Bretagne. Ce thème atteint son développement le plus abouti dans une préface de 1925, synthèse de la pensée d’Anatole Le Braz sur la Bretagne.
1910-1911 — Une première référence à Paimpont
Les carnets du Fonds Anatole Le Braz (1859-1925), réunissent des dessins, des croquis et des notes accumulés au fil de ses recherches en Bretagne et au Pays de Galles. Cinquante-huit de ces carnets, à la source de l’œuvre abondante de Le Braz, ont été numérisés en 2012-2013. — CRBC, « Inventaire du Fonds Anatole Le Braz », sans date, Voir en ligne. —
L’un d’entre-eux - le Carnet V -, rédigé entre 1910 et 1911, comprend sept feuillets intitulés La forêt de Paimpont 6.— LE BRAZ, Anatole, « Carnets du Fonds Anatole Le Braz : La forêt de Paimpont », Bibliothèque numérique du Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC), 1910, Voir en ligne. —
Les deux premiers paragraphes consistent en un développement sur la grande forêt centrale et sa transformation en Brocéliande au Moyen Âge. Anatole Le Braz l’utilisera dans ses conférences sur la Bretagne, ainsi que dans sa préface de 1925 et dans l’introduction d’un conte inédit sur Merlin.
La deuxième partie du texte retrace sa visite des principaux sites légendaires de la forêt de Paimpont, le tombeau de Merlin, la fontaine de Jouvence, la fontaine de Barenton et le Val sans Retour.
Descendez dans la combe singulièrement mystérieuse de la Marette, là, au pied d’un houx plusieurs fois séculaire, vous trouverez, sous la forme d’un dolmen en ruines, la tombe où dort désormais l’enchanteur enchanté et d’où, parfois, il fait entendre dans la nuit sa plainte de cauchemar, son déchirant brai d’amour, si triste et si passionné que, longtemps après qu’il s’est tu, la sylve entière en demeure toute frémissante.
Le dernier feuillet se conclut par une ode à la beauté de la forêt de Paimpont, digne d’être intégrée aux merveilles de la beauté bretonne
.
Mais à tout prendre, la merveille de Paimpont c’est la forêt dans son ensemble. Quelques atteintes qu’elle ait vécu dans les derniers vingt ans, elle constitue encore un chef d’œuvre unique. [...] La beauté bretonne se goûte ici dans ce qu’elle a de plus spécifique et de plus prenant.
1913 — Une conférence à Rennes
Le dimanche 20 juillet 1913, Anatole Le Braz prononce une conférence devant l’hôtel de ville de Rennes durant laquelle il confesse un grave péché d’omission
envers la Basse-Bretagne et se repent des ses préjugés antigallos
. Cette conférence se conclut par une célébration du paysage de Paimpont
— LE BRAZ, Anatole, « M. Le Braz chante aussi la haute, la "sotte" Bretagne », L’Ouest-Éclair, 21 juillet, Rennes, 1913, p. 1, Voir en ligne. —
La poésie et le mystère ! S’il est vrai, comme on en tombe généralement d’accord, qu’il les faille tenir pour les éléments essentiels, pour les éléments vitaux de l’atmosphère bretonne, où connaissez-vous, Messieurs, en Basse-Bretagne, un coin de terre qui en soit pour ainsi dire, plus intensément saturé qu’au fin fond de l’Ille-et-Vilaine le paysage de Paimpont. Oh ! Le merveilleux site ! Je n’en sais point, pour ma part, de plus grandiose, de plus évocateur. Vainement, l’industrie a, de place en place, éventré son sol, troublé ses eaux : elle n’a pas réussi à profaner ses retraites. Il est resté un lieux d’enchantement ; comme au temps où nos ancêtres l’investirent d’une signification sacrée, redoutable au vulgaire, l’antique forêt centrale a gardé ses prestiges et ses dieux. Toute la Bretagne primitive est là qui vous tend ses philtres magiques de vertu si puissante qu’à les humer seulement on en est enivré. Si vous n’en avez pas fait l’expérience, Messieurs, faites-là. Trouvez-vous par un limpide soir d’octobre sur la berge de l’étang de l’Abbaye, à l’heure où les derniers sons de l’angélus expirent dans le silence universel et que le croissant de la lune s’élève au-dessus des bois. Ou je me trompe fort, ou vous ne résisterez pas au sortilège : pendant quelques minutes à tous le moins, le vieux mythe celtique de Merlin captif de Viviane, le mythe éternel de l’homme envouté par la nature, vous touchera ; non plus comme un symbole, mais comme une réalité... N’eussions-nous à glorifier en elle que les ombrages de Brocéliande, la Haute-Bretagne honorerait encore le nom breton.
1914 — Une conférence à Angers
En début d’année 1914, Anatole Le Braz, de retour des États-Unis, réintègre son logement du 2 rue Saint-Sauveur à Rennes. Il consacre alors ses week-ends à la découverte des environs de Rennes en compagnie d’un cercle d’étudiants proches.
A Rennes aussi [...] Le Braz aime à se promener. Naguère, à l’automne, c’était de longues marches avec les enfants dans la campagne ou bien alors ils prenaient le train et allaient en forêt. [...] Maintenant, le dimanche, c’est parfois avec Fanch Gourvil, Daniel Bernard et Jules Gros, ses étudiants, qu’il part, en bicyclette, sur les routes. Ils ont ainsi visité Combourg, puis Paimpont [...].
L’un d’entre-eux témoigne des causeries
qu’Anatole Le Braz ne manquait pas de leur proposer sur les sites visités.
Et il nous emmenait parfois le dimanche pour des promenades à pied ou en vélo pour visiter les lieux historiques des environs de Rennes ; Saint-Aubin du Cormier, Combourg, la Forêt de Paimpont. Et alors en vue de développer nos connaissances, il nous faisait des causeries sur l’histoire des lieux visités [...].
Le 14 février 1914, Anatole Le Braz est accueilli par la Société de Géographie d’Angers pour une conférence sur la Bretagne longuement applaudie
. Brocéliande et les sites de la forêt de Paimpont sont évoqués par le journal angevin qui relate l’intervention.
M. Le Braz nous parle après l’Armor, de l’Argouat, le pays intérieur, des bois et des montagnes, montagnes qui n’en sont plus, mais qui se souviennent de l’avoir été, altesses découronnées qui sont encore des altesses. Là furent naguère les plus hautes cimes du monde. La montagne ici est en même temps la forêt mystérieuse, recouvrant naguère tout le centre de la Bretagne, citadelle impénétrable où successivement les envahisseurs Romains, Barbares, Normands, entrèrent pour n’en plus sortir. Autour de la forêt redoutable, pleine d’arbres sacrés dont les feuilles frémissaient encore des oracles des druides et des druidesses s’était créée toute une mythologie. Avec une poésie qui chante, et a le bruissement des feuilles des bois, M. Le Braz exhume la merveilleuse légende, un des plus beaux mythes de l’imagination humaine, de Merlin et de Viviane, la source de Jouvence, le symbole de l’éternelle Jeunesse. Après le pèlerinage au Huelgoat, au Val sans Retour, à la croix de Judicaël, aux étangs assombris de Paimpont qui réfléchissent le paysage et lui donnent une sorte de conscience et de double vie, M. Anatole Le Braz explique que l’originalité de la Bretagne est d’être restée un pays très ancien et par conséquent très jeune, suivant le mot de Pascal : « L’antiquité est l’enfance du monde ».
1915 — Paimpont dans les carnets d’Anatole Le Braz
Le mercredi 14 juillet 1915, de retour à Rennes après un cycle de conférence aux États-Unis, Anatole Le Braz entreprend un voyage vers Rochefort-en-Terre, La Roche-Bernard et Redon. Après un bref passage à Plélan - Nous passons Plélan. Partout des soldats
- il s’arrête déjeuner à l’hôtel Nicolas de Paimpont, puis se remet en route en prenant la direction de Campénéac.
Nous nous remettons en route vers 3 heures moins le quart. Nous traversons Haute Forêt où on a pratiqué des coupes qu’il serait difficile de qualifier de sombres car elles ont, au contraire, éclairci la forêt. Nous traversons, après la forêt, la croupe pierreuse, couleur de sang, qui dessine le val de Trécesson. Lefort admire la vue magnifique que l’on domine vers le Morbihan. Il ne connaissait pas encore cet émouvant paysage. De fait, est ici un des grands belvédères de la Bretagne centrale. Les toits de Trécesson mettent leurs inattendus bleus mouillés dans le fouillis des arbres qui encombrent la vallée. Nous passons devant le château qui a été complétement réparé - je redis, pas restauré - et dont les vieilles pierres, serties de chaux neuve ont un air tout ragaillardi. La dernière fois que je passais ici, c’était avec Gérard. Comme il y a moralement loin, loin ! Où est maintenant cette noble et fervente amitié.
Durant l’été 1915, Anatole Le Braz se passionne pour un roman dont l’intrigue est localisée en forêt de Paimpont.
[...] Les soirées passées à lire et à écrire. Évidemment, il y a ce roman situé dans la forêt de Paimpont 7 et dont il a longuement parlé à Henriette. Mais comment s’évader vraiment dans l’écriture, quand on sait que là-bas, ses garçons 8, ses gendres, ses étudiants et tant d’amis, souffrent et se battent.
1918 — Une préface polémique
En 1918, Anatole Le Braz préface une anthologie de la poésie bretonne de Camille Le Mercier d’Erm (1888-1978) 9, poète et fondateur du Parti Nationaliste Breton .— LE BRAZ, Anatole, « Préface », in Camille Le Mercier d’Erm. Les Bardes et poètes nationaux de la Bretagne armoricaine, Rennes, Plihon & Hommay, 1919. —
Anatole Le Braz met en parallèle la puissance de la poésie bretonne redécouverte au 19e siècle et celle de la littérature arthurienne médiévale.
Dire que de nos infinies facultés de rêve sont sorties les chevaleries idéales des Arthur, Lancelot, des Galahad, héros mystiques, exclusivement voués aux choses de l’âme, gardiens-nés de la tradition civilisatrice pour le salut de laquelle nos fils se font tuer à l’heure qu’il est. [...] Et penser qu’avec ce merveilleux héritage d’harmonies ineffables derrière nous, dans les lointains du Moyen Age, nous étions encore, à l’aube du XVIIIe siècle à faire réentendre notre note personnelle dans le concert de l’humanité.
Anatole Le Braz invoque alors Brocéliande, territoire d’où la poésie médiévale a jailli, forêt réceptacle de la poésie bretonne redécouverte.
D’où vient donc que dans ce paysage d’élection, saturé de beauté, de mystère et de gloire, un peuple aussi impérieusement doué se soit tu pendant cinq siècles, ou bien se soit contenté de se fredonner à lui même des complaintes anonymes, destinées à périr avec les dernières mémoires qui les avaient retenues, si la piété tardive d’une poignée d’érudits ne les avait en partie sauvées du naufrage ? Et pourquoi, au lendemain de la Révolution française, s’arrache-t-il soudain à ce silence plusieurs fois séculaire ? Pourquoi, Merlin évadé des liens de Viviane, retrouve-t-il, comme par miracle, la voix, une innombrable voix, et, déchainant toutes les musiques intérieures emprisonnées dans son cerveau, réveille-t-il sous les ombrages trop longtemps muets de Brocéliande, les grands murmures mélodieux que le monde avait désappris ?
Ce soutien d’Anatole Le Braz, grande figure littéraire bretonne à Camille Le Mercier d’Erm, membre éminent de la mouvance radicale du mouvement breton déclenche une vive polémique 10 menée par le socialiste breton Yves Le Febvre (1874-1959) 11.
Intolérable aussi cette préface d’Anatole Le Braz à l’anthologie de Camille Le Mercier d’Erm. À en croire Le Febvre, c’est même là une véritable caution donnée à « l’activisme bretonnant », au nationalisme et même au séparatisme, le livre de Le Mercier d’Erm ne contenant selon lui que des « chants de haine » écrits par des « bardes de guerre civile ». Bref, un ouvrage qui a sa place sur « la table du ministre de l’intérieur ». En agissant ainsi, souligne-t-il, des universitaires aussi respectés que le Doyen Dottin et son collègue le Professeur Le Braz ne peuvent que jeter le trouble dans les consciences de la jeunesse étudiante.
En 1948, Yves Le Diberder (1887-1959) 12, revient sur cette évocation de Brocéliande dans la revue Fontaines de Brocéliande, fondée par Ronan Pichery (1891-1963) dans l’immédiate après-guerre. Il y publie un article critique sur la valeur littéraire de l’œuvre et le positionnement politique 13 de son ancien professeur et ami. Il lui reproche notamment son rapprochement avec le poète séparatiste Camille Le Mercier d’Erm à la sortie de la Première Guerre mondiale.
J’ai connu moi aussi, l’indéniable séduction de l’homme, l’attrait de son chatoiement, son indulgence particulière, je crois bien jusque dans nos conflits. J’ai regretté de devoir rompre avec lui. Ce ne fut pas sur des questions littéraires, mais sur des questions d’attitude bretonne. Par trois fois, dont la dernière en 1919, par une préface, ce qui était totalement inadmissible (qui osera le nier, à la lumière de ce qui s’est passé pendant l’occupation ?), il affecta de prendre la défense d’un poètreau séparatiste qu’il fallait pendre, au moins littérairement à un arbre de Brocéliande,
"Au bois de Bersillant, en la forêt feuillue,
dessous un châtaignier, delez une fontaine..."Il s’en mordit bien les doigts tout seul, Le Braz, quand il vit comment l’incurable crétineau l’avait joué. Il en fut atterré, m’écrivit quelqu’un qui en avait été témoin.
1921 — Une conférence à Paimpont
Anatole Le Braz reprend ses fonctions professorales à l’Université de Rennes à partir de 1920. Il multiplie les conférences devant des auditoires conquis 14.
Le 19 juin 1921, il donne une Conférence sur Merlin et Viviane dans la Forêt de Brocéliande devant l’Association des anciens élèves du Lycée de Rennes— RICHARD, Gaël, La Bretagne de Céline, Du Lérot éditeur, 2013, 559 p. [page 138] —.
L’Ouest-Eclair a déjà annoncé que le 19 juin l’Association des Anciens Élèves du Lycée de Rennes organise une fête à la forêt de Paimpont. Nous avons entendu hier l’un des organisateurs de cette fête et ce qu’il nous a dit nous a mis l’eau à la bouche. C’est en pleine futaie, aux Forges près Paimpont, que se déroulera cette fête qui s’annonce comme devant être des plus réussies. Nous savons que les Rennais qui ont goûté les charmes d’une journée dans le cadre merveilleux de la forêt de Paimpont y reviendront avec délices, car ils savent qu’il y a encore de nombreux coins pleins d’attraits. Voici néanmoins un petit aperçu de ce que sera cette fête. On sait que le départ de Rennes a lieu à 8 h. 52 à la Croix de la Mission. M. A. Le Braz fera une conférence. Puis un déjeuner admirablement servi en plein air près des étangs, amènera la gaieté qu’augmentera encore l’interprétation, par une troupe d’acteurs choisie, d’une farce de Molière « La jalousie du Barbouillé ». Nous savons qu’un théâtre de verdure sans pareil est dressé là-bas et cela seul vaudrait le déplacement. Mais il y aura encore un bal qui durera jusqu’au dîner. Après quoi on quittera avec regrets ces lieux enchanteurs pour regagner Rennes.
Les publications de la conférence de 1921
Le texte de la conférence parait dans l’édition du 28 juin 1921 de La Vie Rennaise, hebdomadaire dépendant du journal l’Ouest-Éclair.— LE BRAZ, Anatole, « De Merlin et de Viviane (Causerie d’Anatole Le Braz à Paimpont) », La Vie Rennaise, 28 juin, 1921. —
En 1927, la conférence 15 est publiée en annexe de l’ouvrage de E. Régnier de Saint-Aignan consacré à Brocéliande.— RÉGNIER DE SAINT-AIGNAN, E., « Conférence sur Merlin et Viviane dans la forêt de Brocéliande donnée par Anatole Le Braz », in Les mystères de Brocéliande, Rennes, Imprimerie de l’Ouest-Eclair, 1927, p. 137-142. [pages 138-142] —
Le texte de la conférence
Mesdames, Messieurs
Après la conquête romaine, la forêt de Brocéliande fut le grand asile de toutes les merveilleuses légendes celtiques. C’est ainsi que tout naturellement furent situées dans cette forêt quelques-unes des histoires les plus étonnantes que les Celtes avaient inventées pour le plaisir des âmes. Il y a deux grandes mythologies celtiques, deux sources essentielles : il y a la mer et il y a la forêt.
Le mythe de la mer, vous le connaissez, c’est celui de la ville d’Ys, c’est le mythe de celle qui avait péché, qui fut punie pour avoir péché, et qui devint alors la sirène de la mer, la déesse qui attire vers elle et qui garde trop souvent les plus fidèles de sa race.
Et puis, il y a le mythe de la forêt.
Parmi les grands mythes qui en ce moment-là renouvelèrent de fond en comble l’imagination celtique, il y en a un qui est d’une beauté singulière, c’est le mythe de Merlin. Qui était Merlin ? Vraisemblablement, dans la vieille mythologie celtique, il est un fils des fées, à qui ces dernières avaient accordés tous leurs dons, et parmi ces dons, le don par excellence, celui que les Celtes ont mis toujours par dessus tout, le don de l’esprit.
Nous aurons occasion de voir combien cette légende rappelle certains mythes des Hébreux, et des Grecs. Le mythe de l’homme fort dompté par la faiblesse féminine ? Vous avez Samson chez les Hébreux, Hercule chez les Grecs ; quand vous cherchez les caractères, en Samson ou en Hercule, vous trouvez que ce sont des hommes qui ont des muscles. Eh bien ! Pour la première fois nous voyons entrer en scène un homme qui ne vaut pas uniquement par la puissance de ses muscles, mais qui est au contraire le représentant de l’intelligence, de l’esprit, de l’âme.
Ce mythe est à peine entré dans la littérature française qu’on le retrouve à l’origine de toutes les littératures puisque les auteurs n’ont fait que nous prendre notre thème pour le déformer et souvent le corrompre.
Une fois pris par la littérature française, il perdit son caractère celtique, et alors, voici à peu près l’histoire de Merlin telle que les romans du Moyen-Age nous la racontent. Naturellement, il lui fallait une naissance extraordinaire, une maman spéciale. Il fut donc entendu que Merlin était le fils d’une nonne, et comme la nonne ne pouvait avoir péché qu’avec le diable, donc le père de Merlin est nécessairement le diable.
Vous savez que le diable a toujours passé pour un individu extrêmement spirituel, et l’est resté à travers les âges. Le diable donne à Merlin le pouvoir de connaitre tout le passé, mais comme il était le fils d’une nonne qui avait péché volontairement, Dieu lui donna le pouvoir de préciser l’avenir.
Merlin devint le grand magicien, celui qui commandait aux éléments, celui qui séduisait les êtres. Cette science, ces dons, il les mit au service du grand Chef de l’Épopée Celtique, le rival de Charlemagne, et qui le détrôna, Arthur.
Grace à son courage et à sa valeur personnelle, Arthur fut victorieux et figura parmi la légende ; mais celui qui lui permit d’accomplir tous les miracles, ce fut Merlin.
Pendant longtemps Merlin, pour garder sa science, pour rester le faiseur de miracles, écarta de lui la femme. Il savait que le jour où l’amour entrerait dans son cœur il y aurait en lui quelque chose qui ne résisterait plus, que lui, vainqueur des éléments, enchanteur des choses et des êtres, il deviendrait le vaincu d’une femme, qu’il serait l’enchanteur enchanté, et pendant longtemps il réussit à se maintenir intact. Puis alors, passa dans sa vie la « Dame du Lac » ...
Comment s’appelait-elle ? Le roman français lui donne plusieurs noms. Elle est Vivienne, elle est surtout Viviane : et la fable dit qu’elle sortait du fond des eaux ; cette fille des eaux que Merlin rencontra était jeune ; Merlin, lui, avait déjà passé l’âge mûr, il atteignait presque à l’espérance un peu désabusée de la vieillesse. Mais le contact de Viviane le rajeunit. Immédiatement un monde nouveau qu’il n’avait pas soupçonné jusque là se mit devant sa vision, et il n’eut d’autre hâte que de s’y plonger.
Viviane, elle, ne voyait en lui qu’un grand homme, un grand savant, un grand contempteur des femmes, et sa coquetterie ne cherchait pas à le vaincre. Elle ne l’aimait pas ; si elle l’avait aimé, elle n’aurait pas cherché à faire de lui son esclave.
Le roman français nous raconte qu’un jour que Merlin chevauchait avec elle, ils furent arrêtés par la nuit à l’entrée de la grande forêt centrale qui s’appelait alors Brocéliande. Il s’agissait de ne pas coucher dehors, et Merlin qui possédait la science infuse de toute la région si antique qu’elle fut, Merlin lui dit : « Je vois ici, quelque part dans cette forêt, un refuge sous un rocher où dorment les cadavres enlacés de deux amants d’autrefois ; viens, nous nous y réfugierons ensemble. »
Cette nuit là fut la défaite totale de Merlin. Durant cette nuit, Viviane obtint de lui ses secrets, elle put non seulement enchanter tous les autres, mais Merlin lui-même. Avant la nuit finie, elle se servait de ses charmes contre Merlin, et quand elle l’eut en sa possession, elle le fit placer dans la tombe des deux amants.
Quatre jours après, un des chevaliers passant par là, entendit un grand cri, ce qu’on appelle le « Brai de Merlin », et le brai était si puissant, si rauque, si triste, qu’on l’entendit jusqu’en Angleterre.
Et ce fut Merlin, enterré vivant avec son cerveau encore actif. Depuis lors, il vit, continue de vivre dans cette sépulture fermée par la main d’une femme.
Tel est le roman. C’est la corruption, une corruption médiocre, disons-le, faite par des gens qui n’entendaient rien à l’admirable mythologie celtique.
Quand nous nous reportons alors à la tradition populaire telle qu’elle subsiste encore en certaines régions de la Bretagne, on perçoit le sens du mythe.
Sans doute Merlin est le grand enchanteur, il est le fils des fées, il est celui qui a vécu dans le « Sanctuaire de la Sagesse », c’est à dire loin de la vie journalière, loin de l’humanité.
Il y a vécu avec lui-même, sous les arbres de la forêt. Il a écouté les grands songes méditatifs que les chênes racontent dans les nuits d’été.
Il a été pénétré par toute la sagesse que verse la nature a quiconque vit avec elle et ne se laisse pas distraire par les quelconques paroles humaines...— RÉGNIER DE SAINT-AIGNAN, E., « Conférence sur Merlin et Viviane dans la forêt de Brocéliande donnée par Anatole Le Braz », in Les mystères de Brocéliande, Rennes, Imprimerie de l’Ouest-Eclair, 1927, p. 137-142.
[pages 138-142] —
Le chêne d’Anatole Le Braz
Selon Lucien Parlier et Anatole Gouneau, Anatole Le Braz a tenu cette conférence sous un chêne situé en contrebas du restaurant des Forges de Paimpont.
[...] un vieux chêne millénaire qui se meurt un peu plus chaque année, s’offre aux regards. Cet arbre est par les habitants du pays, appelé le chêne d’Anatole Le Braz, en souvenir d’une conférence prononcée sous ses ombres par le regretté professeur au cours de l’été 1921, et, ayant pour thème : les mythes de la forêt de Brocéliande.
L’arbre prend alors le nom de Chêne d’Anatole Le Braz. Il est classé en tant qu’Arbre remarquable depuis 1997.
***ICI***
1925 — La Bretagne à travers l’Histoire
En 1925, Anatole Le Braz préface une anthologie de textes sur la Bretagne. Son Étude, aussi intitulée La Bretagne à travers l’Histoire, est une synthèse géographique, historique et culturelle sur la Bretagne construite en cinq parties : Le paysage breton ; L’originalité bretonne ; La variété bretonne ; L’Histoire ; Les arts et les lettres.— LE BRAZ, Anatole, « Etude », in La Bretagne, Paris, Librarie Renouard, 1925, (« Les provinces françaises »), Voir en ligne. —
Le thème de Brocéliande est abordé dans trois des cinq parties de la préface. Décrite dans un premier mouvement comme un marqueur essentiel du paysage breton, Brocéliande apparait par la suite comme le creuset du caractère des populations de l’Argoat, et enfin comme un élément nécessaire à l’éclosion du génie celtique au 19e siècle.
Brocéliande dans Le paysage breton
La première partie de son Étude, consacrée au paysage breton reprend le thème romantique de l’ancienne forêt centrale
, développé par Arthur de la Borderie à la fin du 19e siècle 16.
C’est au flanc de cette région montagneuse, justement dénommée l’Argoat, le « pays des bois », que moutonnent, accrochés, les lambeaux épars de l’ancienne forêt centrale, véritable mer d’arbres dont les houles de feuillage, labourées de vastes remous, déferlaient sur toute la longueur de la péninsule jusqu’aux approches de la mer proprement dite. Dans la première moitié du Ve siècle, lorsque les premiers anachorètes bretons s’y plongèrent, en quête de fourrés inaccessibles au profane, elle était encore assez compacte pour mériter l’appellation de Douna, la « Profonde », bientôt remplacée dans la toponymie populaire par celle de Brécilien ou Brécélien, le Bréchéliant des poètes français du Moyen Age, dont l’évocation finale devait aboutir à ce vocable magique : Brocéliande.
Anatole Le Braz décrit une forêt impénétrable, obstacle pour les envahisseurs, retraite pour les Bretons, inspiratrice pour les poètes médiévaux. Glissant d’une vision fantasmée de l’histoire à l’émergence de la littérature arthurienne au 12e siècle, il aboutit à une énumération des sites légendaires de la forêt de Paimpont similaire à celle d’un guide touristique des années vingt 17.
Les druides y avaient tenu leurs convents, invoqué leurs dieux. Plus tard encore, le légionnaire romain s’était ému d’entendre des bruits prophétiques sortir de ces troncs sacrés sur lesquels s’émoussait sa hache de conquérant frayeur de routes. Et quand à leur tour, du VIe au XIIe siècle, les Francs, puis les Normands, puis les Anglais s’avisèrent dans leurs assauts contre les Bretons, de violer ces impénétrables solitudes, ils y laissèrent tant des leurs, tombés sous les coups d’archers invisibles, que la forêt passa pour les avoir dévorés. Ainsi se créa sur Brocéliande tout un cycle de fictions étranges et formidables dont les thèmes, exploités, propagés par les trouvères, acquirent en peu de temps un renom universel. La grande sylve bretonne fut adoptée par l’imagination européenne comme le séjour attitré des prestiges et des ensorcellements. Là retentissait, dans le silence de la nuit, la plainte énamourée, le long « brait » déchirant de Merlin, captif des maléfices de Viviane ; là les amants félons, parjures à leurs serments, erraient sans fin dans les dédales du Val sans Retour ; là une goutte d’eau, puisée à la source miraculeuse de Barenton, et répandue sur le perron de la fontaine, suffisait pour faire instantanément éclater dans le ciel le plus serein des orages tantôt salutaires, tantôt destructeurs ; là... Mais quelles vertus bienfaisantes ou fatales n’attribuait-on pas à la forêt enchantée ! Le souvenir en demeure encore attaché aux restes disséminés qui subsistent d’elle un peu partout, dans les replis ou sur le faîte de la charpente intérieure de la Bretagne — A Paimpont, à Lorges, à Quénécan, à Lanouée, à Coat-an-Noz, au Cranou, à Coatloc’h, à Carnoët, à Pontcallec, à Lanvaux —, en vingt autres lieux que j’omets pour ne prolonger point une fastidieuse énumération.
Dans Brocéliande, ouvrage posthume paru en 1932, Charles Le Goffic (1863-1932) remet en cause ce passage de la préface d’Anatole Le Braz. Dans un premier temps, sans citer son auteur, il reprend la trame de la préface en la pondérant d’un questionnement.
Depuis quand se trouve-t-elle séparée des autres ? Jusqu’à quel siècle au juste faudrait-il remonter au juste pour retrouver dans son opulence intégrale la forêt armoricaine ? Mais y avait-il seulement alors une Armorique ? Comment distinguer, dans la nuit de la préhistoire, l’éclair de la hache du bûcheron, qui fut une hache de bronze avant d’être une hache de fer et plus anciennement encore, une hache de silex ou de jadéite ? Et la torche du défricheur, celle de l’étranger, à quelles époques, avant la conquête gauloise, a-t-elle fait son œuvre de civilisation ou de barbarie ? Laissons ces perspectives lointaines, où l’imagination est trop à l’aise.
Dans le chapitre de Brocéliande consacré aux romans arthuriens, Charles Le Goffic s’appuie sur un extrait de la préface d’Anatole Le Braz pour argumenter contre sa propension à rêver Brocéliande sans produire de preuves historiques.
[...] Anatole Le Braz, le marquis de Bellevue, Félix Bellamy, impressionnés par l’atmosphère de féérie qui baigne à Paimpont toutes choses, ont oublié que cette forêt était pour ainsi dire prédestinée. À les entendre, bien avant le XIIe siècle, il s’était créé sur elle « tout un cycle de fictions étranges et formidables dont les thèmes, exploités, propagés par les trouvères, acquirent en peu de temps un renom universel. » Pure hypothèse qu’aucun texte n’appuie. Sans nier ni croire, réservons nous.
Brocéliande dans La variété bretonne
Le troisième chapitre de la préface, La variété bretonne, est consacré à une description des différents types
de populations bretonnes. Le thème de la grande forêt centrale, à nouveau invoqué, est utilisé par Anatole Le Braz pour expliquer les traits psychologiques des habitants de l’Argoat.
Les siècles passés dans la grande forêt centrale ont, selon lui, différencié les bretons de l’Argoat de ceux de l’Armor, faisant perdurer chez les premiers des atavismes que les seconds, au contact de l’Océan sans limite, ont dépassé.
La forêt centrale, même dépecée, a longtemps joué dans l’histoire de la Bretagne un rôle isolateur. Pendant des siècles, elle a couvert de son égide les peuplades qui, refoulées par l’envahisseur, s’étaient réfugiées sous la protection de son armée d’arbres ; mais elle n’a pu leur assurer une existence indépendante qu’en les condamnant à vivre dans une sorte de réclusion morale, sans presque rien soupçonner de ce qui se passait derrière leur court horizon de collines et de halliers. Le rempart qu’elle opposait aux hommes, elle l’opposait également aux idées. Il ne faut donc pas s’étonner que les habitants de l’Argoat, se soient plus lentement épanouis que ceux de l’Armor.
Le peuple des forêts, protégé par la sylve, a peu changé au cours des siècles, gardant le plus souvent son type ancestral
. Figures archaïques de la Bretagne éternelle, charbonniers, et sabotiers ont ainsi leur place au côté des pêcheurs et goémoniers parmi les représentants authentiques de l’Armorique peinte par Anatole Le Braz.
Sous les futaies éparses de l’antique Brocéliande, les ouvriers du bois sont toujours à leur poste, bûcherons, charbonniers, écorceurs de chênes. Un clan précieux est celui des sabotiers : ils sont les artistes de la forêt ; nous avons décrit les huttes de branchages où, depuis de générations, ils sculptent de père en fils ces chaussures de hêtre, lourdes ou légères, ornées ou lisses, dont le claquement alterné sur le pavé des rues ou le cailloutis des routes rythme d’un bout à l’autre de la péninsule le branle de l’activité bretonne. Entre eux, dans leurs « loges », ils forment une espèce de franc-maçonnerie corporative, se reconnaissant à des signes occultes et parlant un langage de leur invention, ce qui leur a valu des Bretons de la plaine le surnom de galls, « étrangers ».
Brocéliande dans Les arts et les lettres
La dernière partie de la préface est consacrée aux arts et aux lettres. Le thème de Brocéliande y est associé à la figure de François-René de Chateaubriand (1768-1848). Malouin de Brocéliande, quintessence du celtisme, Chateaubriand est présenté comme l’aboutissement d’un processus historique de synthèse, l’Armor et l’Argoat enfin réunies, la Bretagne faite homme.
Debout, à la proue de son vaisseau malouin, voici s’avancer Chateaubriand. Éclos dans un nid d’aigles de mer, par une tempête d’équinoxe, aux lueurs de la foudre, élevé dans les parages de Brocéliande, enveloppé des larges murmures de ses arbres sacrés, imprégné de ses philtres, enivré de ses prestiges, il est la Bretagne faite homme. Il la résume, il l’incarne, il la magnifie dans son moi somptueux, et c’est elle, c’est son individualisme, son lyrisme, son romantisme - autant de synonymes du celtisme -, qu’il verse, nouvel Enchanteur, comme un magnifique élixir de résurrection et de vie dans les veines des lettres françaises épuisées.
Un texte inédit : Le Brocéliande des Carnets d’Anatole Le Braz
Le Carnet J du Fonds Anatole Le Braz (1859-1925) comprend trois versions d’un texte intitulé Brocéliande 18.
- Une version manuscrite d’un texte de trente feuillets. — LE BRAZ, Anatole, « Carnets du Fonds Anatole Le Braz : Brocéliande (Version manuscrite) », Bibliothèque numérique du Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC), sans date, Voir en ligne. —
- Deux versions dactylographiées de ce texte, comprenant dix-neuf et dix-sept feuillets. — LE BRAZ, Anatole, « Carnets du Fonds Anatole Le Braz : Brocéliande (Versions dactylographiées) », Bibliothèque numérique du Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC), sans date, Voir en ligne. —
Bien que la version manuscrite et les deux versions dactylographiées du Carnet J ne comportent aucune date, ce dernier est situé entre 1909 et 1922 sur l’un des deux inventaires du fonds Anatole Le Braz disponible en ligne. — PRIGENT, Marie-Rose, « Numérisation du fonds Anatole Le Braz (1) », 2014, Voir en ligne. —
Brocéliande est un texte construit en deux parties nettement différenciées.
- La première partie, introductive, commence par les souvenirs de ses excursions en forêt de Paimpont et se conclut par un développement sur le processus historique menant de la grande forêt centrale à la forêt médiévale de Brocéliande. Le contenu de cette introduction, proche de celui de la préface de 1925, incite à y voir une œuvre tardive d’Anatole Le Braz.
- La seconde partie, beaucoup plus longue, est un conte sur Merlin l’enchanteur. Il s’agit de l’unique fiction d’Anatole Le Braz sur un thème arthurien.
Les versions dactylographiées de Brocéliande laissent penser à une volonté de publication de la part de l’auteur. Pourtant, ce texte abouti n’a jamais été édité de son vivant. Il a fallu attendre 1999 pour que le public puisse découvrir cet extrait des carnets 19 dans un recueil de contes populaires de Brocéliande.— LE BRAZ, Anatole, « Brocéliande », in Carrefour de Trécélien. Contes et légendes de Brocéliande, Terre de Brume, 1999, p. 229-244. —
Première partie : la forêt de Paimpont - Texte intégral
Prenons, par quelque matin d’été, le petit train de famille qui, sous le nom de tramway départemental, conduit de Rennes à Plélan. Il longe sur presque tout son parcours quasi constamment l’ancienne route royale de Ploërmel et de Vannes, une des voies les plus antiques de la Bretagne et dont les romains posèrent sans doute les premières assises. Çà et là, des auberges à mines d’hôtelleries moyenâgeuses, disséminées sur le parcours, portent encore des enseignes significatives, s’appellent L’Écuyeraie, la Chevalleraie, évoquant les perpétuelles chevauchées d’hommes d’armes dont cette zone-frontière fut le théâtre au temps de guérillas franco-bretonnes.
Tout ce pays - nous aurons l’occasion de le constater - est un pays d’histoire : mais surtout , c’est avant tout un pays de légende. On a l’impression, dès qu’on a franchi la vallée de la Vilaine et pénétré dans la région la plus accidentée et de caractère déjà différent, qui annonce l’approche des monts de Bretagne. La contrée se fait plus solitaire et plus secrète. Aux fermes opulentes, aux courtils boisés, succèdent des terres plus pauvres d’aspect, mais plus riches de sens, si j’ose dire. On entre dans un autre monde ; on croit respirer un autre air. Le granit 20 commence à percer le sol, à s’y répandre en larges coulées pourpres. La lande apparait, avec sa fourrure épineuse d’ajoncs arborescents, avec ses touffes de genêts aux senteurs amères. Et puis c’est le bois encore épars, formant comme un archipel de hêtres, d’ormes, de chênes et de pins autour de la grande mer sylvestre dont on ne tarde pas à voir les houles immobiles s’étager de pentes en pentes jusqu’à remplir l’horizon.
Au bout d’une heure et demie de trajet, vous êtes à Plélan où le train s’arrête, comme devant une barrière sacrée, interdite aux engins modernes.
— Tous les voyageurs descendent ! crie le conducteur 21. Descendons. La bourgade est vieille, un peu morte, sans autres animations que les passages de troupes se rendant au camp de Coëtquidan, situé à quelques kilomètres dans le sud, sur le versant morbihannais. Saluez-le pourtant cet humble chef-lieu de canton. Il a des titres de noblesses que bien des villes pourraient lui envier, et ce n’est pas sans raison qu’il s’est si longtemps appelé Plélan-le-Grand. Aux âges héroïques de la Bretagne, il fut une manière de capitale. Les rois bretons y avaient leur résidence d’été. C’est là qu’aux premiers verdissements de mai, ils se transportaient avec leur cour, là qu’ils donnaient leurs rendez-vous de chasse, de là aussi qu’ils publiaient leurs bans de guerre, soit pour repousser les attaques des Francs, soit pour incursionner chez eux à leur tour. Parfois, ils venaient comme Judicäel, las des vanités du siècle, prendre rang de simples moines dans le monastère qu’ils avaient construit de leur deniers et enrichi de leurs dons. Tout le cœur belliqueux et mystique du vieux peuple armoricain a battu dans ces parages.
Pourquoi ? C’est au paysage lui-même qu’il faut demander. Vous n’avez pas plus tôt contourné la croupe des collines sur laquelle repose le bourg de Plélan, et traversé le hameau du Gué, que, de l’autre côté du ravin, au sommet d’un raidillon presque abrupt, voici brusquement surgir devant vous une sorte de péristyle végétal, fait de pins énormes dont les fûts couleur de sang s’érigent en triple, en quadruple colonnade, et dont les frondaisons barbelées aux reflets bleuâtres, bruissent d’un murmure éternel. C’est le portique de la Forêt. Et de quelle Forêt ! Jadis, elle s’étendait de l’Est à l’Ouest, sur une longueur de près de cent lieues, couvrant toute l’échine granitique de la péninsule, dévalant avec le dernier promontoire du vieux monde jusque dans l’océan.
Fille ainée de cette terre, qui est elle même une des ainées de l’Europe, elle a vu les premières migrations humaines suspendre à sa lisière leurs habitacles encore incertains. Elle trônait au-dessus d’elles, impénétrable et redoutée. Les vapeurs, qui, le matin et le soir, s’élevaient des ses profondeurs passaient pour les images flottantes des dieux. Les puissances de la vie et de la mort avaient leur temple sous ses ombrages. Les bruits étaient interprétés comme des oracles, ses silences terrifiaient. Les cœurs les plus audacieux tremblaient de s’aventurer dans ses halliers. Seuls des hommes voués à son culte s’y engageaient, vêtus de blanc, à des saisons déterminées. On leur donnaient le nom de druides. Ils étaient vénérés à l’égal de la Forêt dont ils étaient réputés être les confidents. On disait qu’à converser avec les arbres, ils s’imprégnaient de leur sagesse, recevaient le pressentiment des choses futures avec la science des choses révolues. Ils revenaient à la tribu, portant des brassées de plantes qu’ils moissonnaient avec des faucilles d’or. Des senteurs inconnues parfumaient leurs robes. Leurs yeux restaient éclairés de lueurs mystérieuses. Ils avaient, pensait-on, assisté à des spectacles visibles d’eux seuls et qu’ils ne révélaient jamais.
Lorsque la conquête romaine, en asservissant l’Armorique, lui eut imposé des divinité méridionales, peu amies des bois, la Forêt, jusqu’alors inviolée, subit elle-même la loi du vainqueur. Des routes percées de larges dalles, la percèrent de part en part. Le long des routes, des villas s’échelonnèrent ; puis, autour des villas, se construisirent des villages. Enfin, outrage suprême, elle se vit planter en plein cœur une ville, qui fut Vorganium, aujourd’hui Carhaix. On put la croire blessée à mort. Pourtant elle résista, s’obstina, refusa de mourir. Les Romains disparurent : la forêt demeura — mutilée, il est vrai, coupée en tronçons —, vivante néanmoins et foisonnante, et gardant intacts, au fond de ses retraites inaccessibles, les asiles des anciens dieux.
Elle avait même regagné une partie du terrain perdu quand au Ve siècle de notre ère, les Bretons de la Grande-Bretagne, fuyant devant l’invasion saxonne, vinrent dans leurs currachs, leurs barques rapides, faites de peaux cousues, chercher de ce côté-ci de la Manche une patrie de tous points semblable à celle qu’ils abandonnaient. Avec ces nouveaux arrivants, c’était le vieil état d’esprit celtique qui reprenait possession de cette pointe des Gaules romanisées. L’Armorique put croire que ses Coriosolites, ses Osismes, ses Vénètes d’avant les massacres de César lui étaient rendus. Et les Bretons en retour, s’imaginèrent si bien retrouver une autre Bretagne, qu’ils la saluèrent tout de suite de ce nom, comme si elle l’avait toujours porté. C’était les mêmes rivages fleuris de goémons ; c’était les mêmes falaises rocheuses, pareilles à de gigantesques étraves de granit ; c’étaient les mêmes estuaires, étincelants et sinueux comme des glaives d’archanges, par où la mer s’infiltrait jusque dans les entrailles du pays ; c’était enfin les mêmes montagnes, couronnées des mêmes bois — bref, tout le décor ancestral reconstruit devant leurs yeux comme par miracle et prêt à servir de site à leurs songes, d’autel à leurs cultes, de berceau à leurs traditions.
La forêt surtout leur apparut maternelle, lorsque, après avoir fondé leurs premiers établissement sur les côtes, ils s’enfoncèrent, sur les pas des moines défricheurs dont ils devaient faire leurs saints nationaux, dans les solitudes verdoyantes de l’intérieur. Ne leur rappelait-elle pas, à s’y méprendre, celle qu’ils avaient laissée derrière eux, toute peuplée des mythes de leur préhistoire, sur les sommets des massifs kymriques ou dans les collines domnonéennes ? Ils ne la découvraient pas : ils la reconnaissaient. Le frémissement de ses feuillages caressaient leurs oreilles d’un son familier. Ces clartés qui jouaient dans les sous-bois, c’étaient les héros lumineux de leurs légendes qui avaient là leur séjour surnaturel. Comment, dès lors, n’eussent-ils pas décerné à la forêt armoricaine le nom qu’ils avaient coutume de donner à sa sœur d’outre-mer, et poussé d’une voix unanime ce cri d’allégresse :
— Brécilienn ! Brécilienn !
Du Brécilienn des bretons, les trouvères de France ont fait Brocéliande.
Brocéliande ! Que de prestigieux souvenirs dans ce seul mot ! L’Europe du Moyen Âge ne le prononçait qu’avec dévotion. Il évoquait pour elle, il évoque encore pour nous le dernier Royaume de Féerie demeuré sur terre. Ici se sont déroulées quelques-une des plus admirables fictions qui aient captivé le cœur des hommes. Ici, les paladins de la Table Ronde venaient puiser à la Fontaine de Jouvence, pour leurs reines d’amour et pour eux-mêmes, l’élixir de l’éternelle jeunesse. Ici, la « Dame du Lac » fascinait de ses yeux d’émeraude les quêteurs d’aventures assez hardis pour franchir les portes décevantes de son palais de cristal. Ici, les amants, traitres à la foi jurée, erraient désespérément dans les labyrinthes du Val sans Retour dont ils étaient condamnés à ne jamais retrouver l’issue. Ici... Mais nous n’en finirions pas d’énumérer toutes les merveilles, ou gracieuses ou formidables, que Brocéliande recélait, au-dire des Bretons, dans ses combes, ses landes, ses étangs, sous la mystérieuse épaisseur de ses ombrages. Il en est une qui domine et qui achève en quelque sorte, toutes les autres : c’est l’étrange, l’ensorcelante histoire de Merlin l’Enchanteur...
Seconde partie — Merlin l’Enchanteur
Dans la seconde partie du texte, Anatole Le Braz développe l’ensorcelante histoire de Merlin l’Enchanteur
se contentant, selon ses propres dires, d’en esquisser les traits essentiels
dans un texte de dix pages.
Cette fiction est la seule qu’il ait jamais écrite sur un thème arthurien. En 1921, Anatole Le Braz reprochait à la littérature française
des 12e et 13e siècles d’avoir emprunté le thème aux Celtes pour le déformer et souvent le corrompre.
Il propose dans ce texte une version personnelle de l’histoire de Merlin visant à lui redonner son caractère celtique
originel 22.
L’histoire contée par Anatole Le Braz est centrée sur la relation entre l’Enchanteur et le roi Arthur. Ce dernier, comblé par la présence de Merlin lui demande d’épouser sa sœur Morgane, plus belle que la lumière, plus suave que le printemps
, afin qu’ils deviennent frères. À cette demande, Merlin disparait provoquant la détresse d’Arthur. Les chevaliers mandés par leur roi de le retrouver se lancent à sa recherche. Gauvain le trouve dans la forêt de Calydon et le ramène à la cour sous les traits d’un homme sauvage qu’il dut forcer à la course comme un sanglier
. Morgane est prévenue par Kenz le Sénéchal du refus de Merlin de l’épouser. Se sentant insultée, elle demande à Arthur d’organiser une rencontre où les chevaliers de la Table-Ronde devront choisir laquelle, de Morgane ou de Viviane est la plus belle. Merlin prédit alors à Arthur que cette union causera sa perte et celle de son royaume. Le jour de la confrontation, la supériorité de la beauté de Viviane est unanimement saluée par l’assemblée. Dès lors, la harpe cessa de frémir, le chant s’éteignit, et de Viviane comme de Merlin, plus rien ne subsista dans l’univers de Caerlon, hormis une senteur combinée de toutes les senteurs végétales, depuis celle de l’églantine jusqu’à celle de la flouve.
Anatole Le Braz, Brocéliande et l’union politique bretonne
Brocéliande est absent de l’œuvre d’Anatole Le Braz jusqu’à sa nomination à la Faculté de Rennes en 1901 et sa découverte de la Forêt de Paimpont.
Il développe ce thème dans ses conférences et ses préfaces entre 1910 et 1925, années marquées par la Première Guerre mondiale et ses conséquences sur le mouvement breton. Affligé par les tensions et l’exacerbation des divergences entre les acteurs politiques bretons, Anatole le Braz œuvre à l’unification des mouvances bretonnes.
Si la Brocéliande d’Anatole Le Braz ne s’appuie pas sur des preuves historiques - comme le lui reproche Charles le Goffic en 1932 - c’est que son auteur ne poursuit pas de buts scientifiques, mais politiques. Le Braz considère cette forêt comme une force pour unir les Bretons à travers un même rêve ; celui d’une synthèse des forces bretonnes, à travers l’union de l’Argoat et de l’Armor, des cultures de Haute et de Basse Bretagne, de la légende et de l’histoire.
Ses deux œuvres les plus tardives - la préface de 1925 et le conte sur Merlin - sont aussi celles qui proposent la synthèse la plus aboutie de ce rêve politique et culturel.
La préface se conclut sur l’exemple le plus réussi de ce que peut produire cette synthèse ; François-René de Chateaubriand renouvelant la littérature française par le génie celtique.
Le conte inédit de Merlin est-il un avertissement sur les conséquences de la désunion voire une conclusion pessimiste sur ce rêve d’union impossible ? Le conflit entre Morgane, fée de l’Armor et Viviane, fée de l’Argoat, favorisé par des intrigants, mène à la disparition du royaume d’Arthur. Conformément à la prophétie de Merlin, le roi pleurera d’être privé de son barde, et le barde pleurera d’entendre gémir au loin la terre de la patrie sous les pas de la défaite qu’il eût peut-être empêchée !