1863-1932
Le Goffic, Charles
Brocéliande et les légendes arthuriennes dans son oeuvre
Brocéliande est un thème secondaire de l’œuvre de Charles Le Goffic, principalement centrée sur une célébration de l’Armor et de son peuple. Ses références aux légendes arthuriennes, s’inscrivent pour la plupart dans une réflexion sur le panceltisme, courant de pensée dont ils s’émancipe progressivement au cours des années vingt. Brocéliande, paru à titre posthume en 1932, apparait comme un testament en faveur d’une interrogation critique du légendaire arthurien au profit d’une valorisation de la Bretagne historique.
Éléments biographiques
Charles Le Goffic naît à Lannion (Côtes-d’Armor), le 14 juillet 1863. Il est le dernier né d’une famille de quinze enfants dont le père, royaliste et fervent catholique, est libraire imprimeur.
Après avoir fréquenté le collège de Lannion, il poursuit ses études aux lycées de Rennes et de Nantes. Il prépare sa licence à l’université de Caen et devient le président de l’Association des Étudiants à sa fondation en 1884.
En 1885, alors boursier pour l’agrégation au Lycée Charlemagne de Paris, Charles Le Goffic rencontre Maurice Barrès (1862-1923) 1 avec lequel débute une longue amitié. — LE DANTEC, Denise, « Un dialogue des cultures », in Le pirate de l’île Lern, Coop Breizh, 2002, p. 7-30. [page 13] —
Agrégé de littérature en 1887, il entreprend une carrière de professeur et enseigne à Gap, Nevers, Évreux et au Havre. Il abandonne l’enseignement afin de se consacrer à la littérature et retourne à Paris où il se lie d’amitié avec Ernest Renan (1823-1892) et Anatole Le Braz (1859-1926).
En 1898, il prend la vice-présidence de l’Union Régionaliste Bretonne, nouvellement créée, et lui sert de relais parisien en suscitant la parution d’articles dans la presse.
Il intègre la Gorsedd de Bretagne - à sa création en 1900 - en tant que barde d’honneur et sous le nom d’Eostik ar Garante, Le Rossignol de l’Amour.
Proche de Charles Maurras (1868-1962) 2, il collabore en 1899 à la Revue d’Action française, puis à l’Action française à partir de 1908. Républicain convaincu doublé d’un régionaliste militant, il rejoint le projet maurrassien de restauration monarchique 3.
Charles Le Goffic est partisan du maintien de l’unité franco-bretonne et refuse le nationalisme breton, quitte à rompre avec des notables influents de l’Action française, comme le montrent sa défense de la marquise de Sévigné 4, et bien plus encore, l’affirmation qu’il fit en tant que président, de la vocation purement artistique et littéraire de « l’Institut National de Bretagne » - dont il finit par obtenir l’abandon de l’épithète « National ».
Il meurt à Lannion le 12 février 1932 des suites d’une mauvaise chute à la gare Montparnasse. Il est inhumé à Trégastel (Côtes-d’Armor).— AUBERT, Octave-Louis, « Charles Le Goffic est mort », Bretagne, 1932, p. 61-80. —

Une œuvre inspirée par la Bretagne
Charles Le Goffic est l’auteur d’une œuvre abondante - romans, poésies, essais, pièces de théâtre - essentiellement consacrée à la Bretagne et aux pays celtiques.
Son influence a été considérable au début du siècle, car il y fait figure de parfait écrivain régionaliste. À cheval sur le 19e et le 20e siècle, son œuvre de chantre du Trégor est très abondante, mais souvent dispersée dans de nombreuses revues.
Il entre en littérature au début des années 1880 et publie ses premiers recueils de poèmes sous le nom de Jean Capèrkerne. Son œuvre poétique - peu appréciée de la critique contemporaine et notamment de Charles Le Quintrec - est publiée en intégrale en 1922.— LE GOFFIC, Charles, Poésies complètes (1899-1914) : Amour breton ; Le Bois dormant ; Le pardon de la reine Anne ; Impressions et souvenirs, Paris, Plon, 1922, Voir en ligne. —
On dirait que le génie lui fait peur, que le talent des bateleurs les plus embourgeoisés suffit amplement à son bonheur. Il se veut honnête homme, il l’est. Même en vers, il tient aux bonnes fréquentations et cisèle de minces strophes, chante comme un biniouse. Jamais les grandes orgues ! Jamais le délire salvateur ! Jamais la folie ! Jamais la foudre ! Jamais le feu ! Jamais rien d’autre que rien !
En 1886, il fonde une revue littéraire - Les Chroniques - avec Maurice Barrès (1862-1925). En 1891, parait son premier roman, Le Crucifié de Keraliès qui remporte un succès public et un prix de l’Académie française.
De 1902 à 1923 il publie les quatre tomes de L’âme bretonne, recueil d’essais sur la Bretagne, considéré comme son œuvre majeure.— LE GOFFIC, Charles, L’âme bretonne, Vol. 1, Paris, Honoré Champion, 1902, 395 p., Voir en ligne. —
Célébré en Bretagne, Charles Le Goffic atteint la consécration nationale dans les dernières années de sa vie. Après plusieurs tentatives infructueuses, il parvient à se faire élire à l’Académie française en 1930 au 12e fauteuil. Henry Bordeaux, qui le reçoit le 4 juin 1931, l’accueille par ses mots : Toute la Bretagne veut entrer ici avec vous
.
Brocéliande et le légendaire arthurien dans l’œuvre de Charles Le Goffic
L’abondante œuvre de Charles le Goffic, principalement centrée sur la Bretagne, comprend un roman, des essais et des poèmes inspirés par les légendes arthuriennes. La forêt légendaire de Brocéliande et la forêt réelle de Paimpont ont elles aussi été évoquées dans des essais, une préface et dans son dernier ouvrage intitulé Brocéliande.
Les références aux thèmes arthuriens, simples évocations dans ses œuvres poétiques, s’épanouissent en argumentation érudite et en questionnements culturels et politiques dans ses romans et ses essais.
1889 — Amour Breton
Le premier recueil de poèmes de Charles Le Goffic, Amour Breton, comprend une évocation des légendes arthuriennes insérée dans l’introduction de La chanson de Marguerite.
Pour bercer son sommeil mystique de Bretonne,
Au fond du petit lit où l’on se pelotonne,
Je lui chante à mi-voix les chansons de jadis,
Viviane aux yeux pers, Merlin ou le Roi d’Ys,
Qu’étreignait un démon accroupi sur sa selle.
Mais la chanson qu’elle aime entre toutes est celle
De Margot, d’une enfant qui mourut en souci
De n’avoir pas trouvé d’épouseur. La voici :
1898 — Morgane la sirène
Morgane la sirène 5, publié en 1898, est le troisième roman de Charles Le Goffic et le premier de ses ouvrages habités par l’héritage arthurien.
L’action se déroule à la fin du 19esiècle, dans un petit village perdu de la Côte de granit rose où fuyant les vicissitudes de l’existence, une mère, sa fille et son neveu, viennent trouver refuge. Leur vie paisible est bientôt troublée par la disparition répétée de marins que les croyances locales attribuent à la résurrection de la Morgane des légendes.
Partis en mer à la recherche des disparus, ils échouent sur l’île d’Aval, légendaire repos du roi Arthur. Une femme énigmatique prénommée Morgane les sauve et les accueille dans son somptueux château.
Le plafond [du château] était peint en rouge rehaussé d’or. Les murs étaient tendus de tapisseries de haute lice, les plus anciennes qui fussent et dont une ingénieuse rentraiture dissimulait la vétusté. On y voyait toute l’histoire d’Arthur et des chevaliers de la Table Ronde, Geneviève et Lancelot, la fontaine de Barenton, Morgane et ses enchantements, le rusé Kay, Merlin, la bataille de Camlan et la trahison de Mordred.
Pour Charles Le Goffic, la légende arthurienne est un principe en réactivation permanente, prenant à chaque époque une forme et une signification renouvelée.
La légende celtique, Le Goffic la fait sentir plus qu’il ne l’explique. Pour lui, la sorcellerie de Viviane, le dédoublement de Merlin sont des réalités. Les divinités secrètes qui hantent la nature ne font que changer de noms d’une époque à l’autre. Les philtres de la Viviane armoricaine ne cessent pas d’opérer aujourd’hui.

Dans ce roman, le personnage de Morgane, esprit celte emporté par la passion, prend à son compte les thèses politiques du panceltisme.
Morgane attend sur son île l’arrivée d’un prince né de la même souche, capable avec elle de se mettre à la tête d’un grand mouvement panceltique qui va révolutionner le monde.
Mais le jeune homme, dernier héritier d’Arthur, reste sourd à ses charmes et à ses arguments. Certes, le rêve était beau, mais ce n’était qu’un rêve.
Dépitée par ses refus, Morgane tente d’assassiner sa rivale, lance un dernier défi à ses accusateurs et disparait.— Le Goffic, Charles (1898) op. cit. —
Pour Le Goffic, le panceltisme, est un rêve politique sur lequel la Bretagne contemporaine ne peut être bâtie. Son adhésion à ce courant de pensée s’inscrit dans des limites claires, circonscrites à la défense de la culture et de la langue bretonne. Son idéal politique s’écrit dans un attachement à la France et dans la nécessité d’une modernisation de la Bretagne par la préservation de « l’esprit celtique » 6.
Pour son peuple, il souhaite l’âme française qui n’est ni tout à fait celte, ni entièrement latine. Son idéal, c’est l’âme celte ou gauloise, fortifiée de raison romaine et organisée sur le plan de l’ordre latin.
1900 — Le Bois Dormant
Publié en 1900, Le Bois Dormant est un recueil poétique dédié à Anatole Le Braz. L’épilogue comprend deux poèmes consacrés à des thèmes arthuriens. — LE GOFFIC, Charles, Poésies complètes (1899-1914) : Amour breton ; Le Bois dormant ; Le pardon de la reine Anne ; Impressions et souvenirs, Paris, Plon, 1922, Voir en ligne. —
L’île des sept sommeils
L’île des sept sommeils, pièce lyrique en un acte, met en scène trois personnages - la fée Urgande
, le lutin Gwion
et l’Enchanteur Myrdhynn
- aux premiers temps de la légende celtique sur l’ile de Sein. Dans cette pièce, Charles Le Goffic évoque notamment le nécessaire passage de la religion des celtes au christianisme.— LE GOFFIC, Charles, « L’île des sept sommeils », in Le Bois Dormant, Librairie Plon, 1900, Voir en ligne. —
Prière à Viviane
Prière à Viviane est un poème d’inspiration symboliste 7 consacré à l’amour de Merlin pour Viviane.— LE GOFFIC, Charles, « Prière à Viviane », in Le Bois Dormant, 1900, Librairie Plon, 1922, p. 153-156, Voir en ligne. —
Quand tu m’es apparue au seuil de mon enfance,
Avec tes cheveux d’or et ton geste ingénu,
Déesse, il m’eût semblé que c’était une offense
D’effleurer du regard le bout de ton pied nu.Mais ta voix m’appelait et ta voix est si douce
Qu’elle apaisa ma crainte et que je te suivis.
Ô les âpres sentiers qui couraient dans la brousse !
Ô les longs plateaux noirs que nous avons gravis !Je ne voyais que toi, Déesse. Enfin les astres,
Levant leurs pâles feux dans le soir attardé,
Éclairèrent au loin un pays de désastres
Qui sonnait sous nos pas comme un tombeau vidé.[...]
1911 — Une référence au Brocéliande de Jules Laurent Perrin
En 1911, une première référence explicite à Brocéliande apparait dans l’œuvre de Charles Le Goffic. Citant le roman Brocéliande de Jules Laurent Perrin (1862-1943), il associe la forêt légendaire à la présence druidique et aux feux de la Saint-Jean dans la région de Ploërmel.— PERRIN, Jules, Brocéliande, Fasquelle, 1910. —
[...] L’on sait de reste que les Celtes, le 24 juin, célébraient la fête du renouveau, de la jeunesse ressuscitée du monde. Leurs druides, suivant une tradition rapportée par M. Jules Perrin, faisaient cette nuit-là le recensement des enfants nés dans l’année et allumaient sur toutes les hauteurs des bûchers en l’honneur de Teutatès, père du feu. L’exquis auteur de « Brocéliande » put se croire rajeuni de deux mille ans certain soir de juin qu’aux environs de Ploërmel il assista, stupéfait et ravi, à l’embrasement de l’horizon. « Un à un, dit-il, tous les villages s’allumaient. À la flamme de Taupont répondait celle de La Touche, et la lumière gagnait l’autre côté de la vallée, revenait vers Ploërmel par la Ville-Bernier, la Ville-Réhel ; lentement les fumées ondulaient dans l’air, s’effaçaient et se perdaient sous l’ardent rayonnement des brasiers, et bientôt les flammes dégagées montèrent hautes et droites vers le ciel, perpétuant le souffle des vieux cultes consécrateurs du feu.
1924 — La forêt de Paimpont dans L’Âme Bretonne
La quatrième série de L’Âme Bretonne, publiée en 1924, comprend un chapitre sur la Haute-Bretagne. Charles Le Goffic décrit la forêt de Brocéliande et Paimpont comme le cœur du pays celte
. Charmé par l’esprit celtique de Paimpont, Charles Le Goffic y consacre les merveilleuses fictions
et les prodiges
arthuriens.
[...] et, dans cette Haute-Bretagne encore, il y a Paimpont ou, comme on l’appelait autrefois, Brocéliande, la forêt bretonne par excellence, sanctuaire des traditions de la race celtique et laboratoire de sa poésie. Merveilleuses fictions du Val-Sans-Retour et de la Quête du Graal, prodige de la fontaine de Baranton, dont quelques gouttes, jetées sur la margelle, opéraient un brusque changement atmosphérique, ombre adorable de Viviane rôdant sous le couvert, fantôme de Merlin prisonnier, sous un buisson d’aubépine, du sortilège dont il a lui-même fourni la formule, telle est la fidélité de cette terre, sa puissance de conservation, que leur prestige n’a pas faibli. Après avoir ravi tout l’Occident, modifié la conception de l’amour profane, instauré le dogme de la fatalité de la passion, les vieilles traditions de la forêt enchantée continuent à vivre d’une sorte de vie souterraine dans les âmes des riverains. La fontaine de Baranton elle-même n’a pas perdu, si l’on en croit Paul de Courcy 8, toutes ses propriétés : quand on l’entend mugir, c’est signe d’orage ; dans les temps de sécheresse, le clergé s’y rend processionnellement, trempe la croix paroissiale dans le bassin, la secoue sur le perron et l’antique miracle se renouvelle… Pour des « sots Bretons », comme les Bretons bretonnants appellent quelquefois leurs compatriotes des hautes terres, concédez que les Bretons de la Bretagne rennaise n’ont pas mal servi la gloire de leur vieille province !…
Dans cet essai sur la Haute Bretagne, la forêt de Paimpont n’a pas, seule, le privilège de la féérie celtique
. La ville de Fougères, illustration de la réactivation du légendaire celtique dans la Bretagne contemporaine, lui semble un décor du temps de Merlin l’enchanteur.
Fougères en effet offre cette singularité d’être à la fois une ville industrielle — la première ville industrielle de Bretagne après Nantes — et une ville du plus parfait archaïsme, la ville par excellence de la féerie celtique : Viviane de Brocéliande n’y est-elle point honorée sous le vocable d’une sainte totalement inconnue de la liturgie officielle 9, et Juliette Drouet 10, cette autre Viviane de cet autre magicien du verbe que fut l’auteur de la Légende des Siècles, n’y ouvrit-elle pas ses beaux yeux de jais à la lumière ? [...] L’ouvrier fougerais est un syndicaliste qui se prend au sérieux, la féodale Fougères un second Limoges : tout s’y traite en accord avec la C. G. T., qui donne au besoin l’impulsion, entretient sur place des délégués permanents. Presque aucun soir, à Fougères, ne se passe sans quelque réunion corporative et ce n’est pas en somme une des moindres surprises que réserve au visiteur cette paradoxale cité d’y voir les questions économiques les plus aiguës se débattre dans un décor du temps de Merlin l’enchanteur.
1928 — Barenton dans la préface de Légendes traditionnelles de la Bretagne
Charles Le Goffic évoque une visite à la fontaine de Barenton - vers 1926 - dans la préface d’un recueil de contes traditionnels bretons.— LE GOFFIC, Charles, « Préface », in Octave-Louis Aubert. Légendes traditionnelles de la Bretagne, 1970, Saint-Brieuc, Editions Louis Aubert, 1928, p. I-IX. —
Or, que de ressemblances troublantes entre nos mythes et les mythes helléniques ! La Table-Ronde est déjà dans Pausanias ; la voile noire d’Yseult, c’est la voile noire de Thésée ; [...] Jusqu’à la fontaine de Barenton dont le pendant - ou le prototype - se retrouve au pied du mont Lycée ! [...] En vérité, en vérité, sir Frazer 11 nous conte-t-il ici l’histoire de la fontaine de Barenton, ou comme il le croit, celle de la source du mont Lycée ? Tout y est, le bouillonnement, la vapeur et l’orage. [...] Cependant, tous n’en étaient pas favorisés et Wace notamment, au XIIe siècle, y perdit son temps et ses peines. Autrement dit, il arriva au bon trouvère ce qui à moi-même, deux ans passés, arriva où j’eus beau conjurer le génie de la fontaine, remuer l’eau et en arroser les quelques pierres informes qui subsistent du perron fameux : rien ne se produisit.
1932 — La Bretonne
Un poème du deuxième tome des Poésies complètes, La Bretonne, évoque la survivance de Viviane et d’Yseult dans la femme bretonne.
Même dans son printemps la langueur de l’automne
Et des candeurs d’avril jusque dans son déclin,
Sous l’arc conventuel de sa coiffe de lin,
Des yeux où l’on dirait que l’océan moutonne,
Et qui prennent soudain des fixités d’étang,
Je ne sais quoi de virginal et d’inconstant,
Où Merlin se déchire, où se pâme Tristan,
C’est Viviane avec Yseult, — vous, ô Bretonnes !
1932 — Brocéliande
Brocéliande, dernier ouvrage de Charles Le Goffic, est paru à titre posthume en 1932.— LE GOFFIC, Charles et DUPOUY, Auguste, Brocéliande, La Renaissance du Livre, 1932, (« L’épopée de la Terre de France. »). —
Pendant des années, Charles Le Goffic accumule une abondante documentation livresque sur Brocéliande. Elle comprend les œuvres arthuriennes médiévales de Geoffroy de Monmouth, de Wace ou de Chrétien de Troyes, les adaptations ou les traductions de Jacques Boulenger ou Joseph Bédier, ainsi que les ouvrages sur la forêt de Paimpont de Félix Bellamy, du marquis de Bellevüe où d’Adolphe Orain.
Ce projet fut réactivé par José Germain qui sollicita le tout nouvel académicien pour sa collection L’épopée de la Terre de France. Il ne restait plus à Charles Le Goffic qu’à confronter sa documentation à la réalité du terrain. Ajoutons que son âge (près de soixante-dix ans), ses rhumatismes et les fatigues accumulées pendant les festivités et obligations académiques rendirent cette très rapide expédition des plus pénibles.
Le 9 août 1931, Charles Le Goffic fait part à Auguste Dupouy de ses envies de surseoir
à son voyage à Paimpont.
J’aspire après le soleil comme après un guérisseur, un thaumaturge qui, ne se montrant ici que pour nous fausser compagnie aussitôt, ne peut exercer aucune action durable, et je songe donc à aller dans le Midi où il semble s’être fixé en permanence. Mais quand pourrons nous partir ? Ce livre à écrire sur Brocéliande va m’obliger à un séjour d’au moins une semaine, de deux peut-être à Paimpont. Et courir les bois sous la pluie, par des chemins transformés en canaux, avec des muscles grinçants, acides, qui me donnent l’impression de tremper dans l’oseille, n’est pas une perspective réjouissante.
Charles Le Goffic se rend finalement à Paimpont en compagnie de sa femme, début septembre où un temps un peu voilé mais sec, consolait toute la Bretagne d’un juillet et d’un août trempé.
Il reste à Paimpont jusqu’au 19 septembre, date à laquelle il envoie une carte à Auguste Dupouy.
Nous quittons Paimpont pour Vannes, mais le grand tour que je pensais que nous ferions par Penmarc’h n’aura pas lieu. Du moins avons nous joui ici de quelques très beaux jours. Et quel enchantement cette forêt ! Mais en quel état est Barenton ! une tourbière, un marécage...
De retour à Trégastel (Côtes d’Armor), il commence l’écriture de Brocéliande.
En attendant de mettre à son manuscrit le point final, il en détachait quelques pages pour le « Petit Parisien », qu’il aimait et où on l’aimait. Le dernier extrait parut dans le numéro du 11 février. Le lendemain, il rendait son dernier soupir dans son Lannion, parmi les siens. Cette mort, si imprévue, si accablante pour ses amis, lui a interdit d’achever son suprême monument à la Bretagne.
Brocéliande dans le Petit Parisien
Charles Le Goffic signe une chronique intitulée Le Pays Breton pour le journal le Petit Parisien, dans laquelle il évoque la Bretagne dans sa diversité. Il y publie deux extraits de Brocéliande, accompagnés d’illustrations de Malo Renault dans les éditions du 8 et du 11 février 1932.
- — LE GOFFIC, Charles, « Le Pays Breton », Le Petit Parisien, 08 février, Paris, 1932, p. 1-2, Voir en ligne. —
- — LE GOFFIC, Charles, « Le Pays Breton », Le Petit Parisien, 11 février, Paris, 1932, p. 1-2, Voir en ligne. —

La contribution d’Auguste Dupouy
À la demande de Mme Le Goffic et avec l’accord de l’éditeur José Germain, Auguste Dupouy (1872-1967) 12, ami de longue date de Charles Le Goffic, entreprend de terminer l’ouvrage interrompu en le chargeant d’y introduire les raccords indispensables
.
On devine avec quelle piété pour la mémoire de Charles Le Goffic, avec quel respect de sa pensée, de sa méthode, de sa manière, j’ai voulu m’acquitter de cette mission. Ce n’était pas la première fois que nous mêlions nos proses et nos signatures. Trente quatre ans de mutuelle amitié, franche, cordiale, sans détour, et le souvenir de maintes confidences, m’ont donné le droit de croire que je pouvais remplir assez fidèlement les blancs laissés dans le texte.
Auguste Dupouy se rend à son tour en forêt de Paimpont afin de respirer après lui l’air de Brocéliande
et rencontrer les personnes qui l’avaient guidé ou aidé dans ses recherches. Comme Charles Le Goffic, il est hébergé à l’hôtel Allaire, dont il apprécie les mérites culinaires, guidé en forêt par l’abbé Héry 13, vicaire de Paimpont, et reçu avec le même bel accueil
par les châtelains de Trécesson.
Selon l’universitaire Jean-Pierre Dupouy 14, la contribution d’Auguste Dupouy à Brocéliande ne se limite pas à remplir assez fidèlement les blancs laissés dans le texte
.
Le livre porte leurs deux signatures, non seulement en raison de la mort de Le Goffic qui a rendu nécessaire la poursuite du travail par un collaborateur, mais parce qu’il semble être le fruit de leurs discussions tout au long des années et d’une assez profonde communion de pensée.
Cette communion de pensée
les réunit notamment sur la nécessité d’un examen critique du « folklore » de Brocéliande.
Le Goffic qui fut l’un des plus authentiques poètes de notre temps, avait un goût profond de l’exact et du naturel. N’était-il pas lui-même toute nature ? Une poésie basée sur des conventions ne pouvait attendre de sa part qu’un salut poli. Il savait d’ailleurs que la Bretagne est pour beaucoup de gens une entité littéraire, et il n’était pas le dernier à protester, trop breton pour patronner certaines bretonneries, trop convaincu que son pays est beau pour éprouver la tentation de l’embellir.
Du légendaire de Brocéliande à l’Histoire de la forêt de Paimpont
Brocéliande appartient à la dernière phase de création de Charles Le Goffic. Dès les premières pages le ton de l’ouvrage est donné ; celui d’un positionnement nouveau sur la Bretagne, fait de questionnements et de remises en cause, voire de rupture avec une vision celtisante, à ses yeux éculée, remontant à la fondation de l’Académie Celtique en 1804.
Ô mon pays, que je chéris tel quel, sans parure adventice, dans ta vérité louable ou affligeante, que de merveilles on te prête qui ne sont pas, je le crains (non : je l’espère ), à ta ressemblance ! Mais aussi, que de traits caractéristiques tu peux avoir, que d’expressions significatives tu peux prendre, qui échappent à tes embellisseurs ! [...] À quelles massives conclusions aboutissent parfois, chez d’autres, les remarques ou questions que tu nous inspires ! Bretagne des bretonneries, es-tu la vraie ?
Pendant plus de vingt ans, Charles Le Goffic vit dans la dépendance d’appartenances politiques devant lui permettre d’atteindre son Graal : un fauteuil à l’Académie Française. À partir de 1930, il s’émancipe du courant barrésien et renoue avec des idéaux de jeunesse délaissés durant la presque totalité de sa carrière d’écrivain.
Revenu de ses illusions, il va se battre la coulpe et reconnaitre n’avoir pas toujours été « sincère », dans ses célébrations de la Bretagne. Raison de plus pour affirmer ses nouvelles positions et refuser avec énergie « les chevaleries gratuites », « les métaphysiques galantes » et « les folklores complaisants ». C’est donc libéré de toute idéologie partisane qu’il aborde la dernière étape de son œuvre et de sa vie, inaugurée par « Madame Ruguellou » (1926), poursuivie par « La Chouannerie » (1930) 15 et qui se clôt avec Brocéliande (1932)
Brocéliande, forêt peuplée par l’imaginaire arthurien, est le lieu idoine pour interroger les vieilles traditions celtisantes.
Mais est-ce qu’elle existe seulement cette forêt ? Est-ce qu’elle n’est pas une forêt exclusivement littéraire, une création de Merlin, continuée par des générations d’enchanteurs bénévoles ? Est-ce qu’elle ne va pas, aux yeux de l’indiscret s’évanouir, elle aussi dans les airs, s’abîmer dans les eaux d’un étang ? Où bien serait-ce toujours elle, comme on l’assure qui presse Paimpont de ses bataillons feuillus, et que j’ai traversé naguère un peu vite ? Elle, cette tache verte qui se voit sur la carte Michelin, qui s’épanouit sur la carte au 1/20 000, à l’intersection du 48e degré de latitude Nord et du 4e degré de longitude Ouest, vers la limite arbitraire où l’Ille-et-Vilaine joint le Morbihan ? S’il en est réellement ainsi, assez de délais et de remises : en route !
Mais derrière la forêt imaginaire se cache la forêt réelle. Après sa critique de l’inauthenticité du légendaire, Charles Le Goffic la propose comme base d’une approche de l’identité bretonne.
Plus simplement, on aime à se dire que cette forêt hantée de magiciens, de poètes, de romanciers et d’archéologues, est au bout du compte une forêt comme les autres, qui peut avoir ses merveilles et ses maléfices, mais où c’est un bonheur de se plonger dans un bain de pureté chlorophyllienne, en écoutant chanter les oiseaux, quand ils chantent.
Par la suite, chapitre après chapitre, l’ouvrage s’attache à mettre en lumière l’intérêt et la spécificité de l’histoire de la forêt de Paimpont car, quoi qu’on dise, l’histoire est plus belle encore que la légende, plus diverse, plus émouvante, plus drue
.
Charles Le Goffic explore tout d’abord son folklore. Puisant dans l’abondant collectage d’Adolphe Orain, il évoque l’histoire du meunier de Trompe-Souris, celle des avènements de Rose Chouan ou celle du recteur fantôme de Paimpont. Il emprunte au marquis de Bellevüe, les légendes du château de Trécesson, la Chanson des Gas de Campénéa ou celle de Saint Couturier.
Les grandes figures saintes ou historiques sont passées en revue, saint Méen, saint Judicaël et sainte Onenne de Tréhorenteuc, Salomon, Éon de l’Étoile ou la bonne Armelle de Campénéac.
L’avant-dernier chapitre, est consacré à la chouannerie, objet de son précédent ouvrage paru en 1930. C’est en connaisseur passionné qu’il évoque les troubles agraires de 1790, le registre de l’abbé Guillotin, ou le combat des landes de Beignon. Rejetant la thèse d’André Siegfried 16 selon laquelle les cantons gallots, très différents à cet égard des cantons bretonnants, se caractérisent par une docilité passive, par une fidélité servile à leurs maitres.
il affirme au contraire la force et la vitalité des chouans de Brocéliande. Où donc la chouannerie se serait-elle mieux sentie ailleurs qu’en ce terroir ?
Au fil des pages de Brocéliande, Charles Le Goffic remet en cause les « bretonneries » qui auraient dû faire le sel de son livre. Le processus de localisation du légendaire arthurien en forêt de Paimpont est dépeint comme l’œuvre d’érudits et d’antiquaires celtisants que le touriste contresigne [..] pour poétiser ses vacances.
Cet abandon de l’héritage celtisant par Le Goffic n’est pour autant pas un rejet de Brocéliande. Délestée de sa dimension arthurienne, Brocéliande demeure une terre bretonne. L’immersion dans son histoire seule nous donne accès au peuple breton véritable, celui des saints, des croyances populaires et des chouans.
Le ciel éteignait ses couleurs ineffables. L’étang s’assombrissait à mesure. Le globe, quelque temps arrêté par magie, se remit à tourner sur son axe. Je songeai, dans la nuit envahissante, que j’étais (à l’altitude de 200 mètres au plus) sur l’un des hauts lieux d’une vieille terre arasée, plein d’un passé cosmique et humain, consacré par le travail, la souffrance, la piété, la poésie. Avec une angoisse mêlée de joie, je crus entendre, dans le silence de la forêt, les voix de tous ceux qui avaient ici respiré, peiné, lutté, prié. Et je me dis que nulle part peut-être ma Bretagne n’a été plus volontairement elle-même que sous ces ombrages sibyllins. Ô chère, chère Bretagne, aïeule aux yeux d’enfant ! ...
Un article de la revue Bretagne
La revue Bretagne, acquise à l’œuvre de Charles Le Goffic, célèbre la mort du poète breton dans plusieurs articles datés de 1933. L’un d’eux reprend le chapitre de Brocéliande consacré au château de Trécesson et à ses légendes. — LE GOFFIC, Charles, « Le château de Trécesson », Bretagne, 1933, p. 6-7, Voir en ligne. —

La réponse de Breiz Atao aux auteurs de Brocéliande
En 1933, Yves le Diberder publie deux articles dans Breiz Atao - le journal du Parti National Breton - relatifs au Brocéliande de Charles Le Goffic et d’Auguste Dupouy 17.
Le premier article, intitulé La gloire d’Arthur est-elle à nous ?, parait le 17 septembre 1933. Yves Le Diberder y dénonce une mode anti-bretonne en formation
, dont le but est de proclamer qu’il n’y a nulle part rien de breton du tout
. Il accuse Edmond Faral (1882-1958) 18, professeur de littérature latine du moyen-âge au collège de France
, d’être à la tête d’une coalition
visant à prouver que dans l’histoire de la littérature occidentale […] la Bretagne bretonnante ne compterait pour presque rien.
Quant à Charles Le Goffic, l’un de ses admirateurs
, il l’estime coupable d’affirmer - à tort - que ce sont les Français qui ont appris aux Bretons l’histoire d’Arthur.
— LE DIBERDER, Yves, « La langue bretonne et sa destinée - La gloire d’Arthur est-elle à nous ? », Breiz-Atao, 17 septembre, Rennes, 1933, p. 2, Voir en ligne. —
Le second article, Brocéliande selon certains, est daté du 3 décembre 1933. Cette fois, c’est pour avoir négligemment ignoré les ouvrages fondamentaux sur Brocéliande - Wace, Robert de Boron, les Mabinogion, Brun de la Montagne, etc - qu’Yves Le Diberder blâme Charles Le Goffic. Bien que le ton soit polémique, la critique est nourrie d’érudition et les arguments avancés ne manquent pas d’intérêt.
L’ouvrage sur Brocéliande étonne trop par ses négligences pour ne pas nous forcer à faire des réserves publiques. [...] M. Le Goffic ne nous en parle que pour nous dire qu’il n’en sait rien. Notre homme à l’habit vert nous mentionne bien des tas de livres récents, histoire de nommer les auteurs et de leur adresser un souvenir sans morgue, comme on envoie une carte postale, mais n’en déplaise à M Dupouy, […] l’auteur ne s’est pas référé aux textes, je veux dire à ceux qui comptent. […] De la forêt de Briosque qui était en Bretagne, pas un mot. Existe-t-il dans le pays un nom populaire qui rappelle celui de Brocéliande. Sans doute, et c’est Brécilien sur le cadastre, Brusselien dans le parler du peuple : mais cela, M Le Goffic ne l’a pas cherché. Pour quelles raisons Wace le Normand vient-il « merveilles querre » en Bréchéliant ? Il ne nous le dit pas. De tout ce qui est intéressant il ne nous dit rien.
Pour Yves Le Diberder, cette mise à l’écart de textes fondamentaux par Charles Le Goffic relève d’une soumission au courant de l’université française représenté par Edmond Faral.
« Baissons la tête fiers bretons ! » dit-il — Ah non, merci ! Pas nous Messieurs ! Aux textes Messieurs ! Ce n’est pas parce que vous négligez les Bretons qu’on ne dira pas en Bretagne que vous ne travaillez pas sérieusement. [...] Car nos Bretons à la sauce laurier voulant pérorer sur les romans de la Table-Ronde, affectent bien d’avoir lu Faral, mais n’ont oublié de lire que le véritable maitre des études du Moyen-Age, le célèbre Gaston Paris 19.
Selon l’universitaire Jean-Pierre Dupouy 20, les deux articles d’Yves Le Diberder s’inscrivent dans la ligne politique du PNB du début des années trente. Les mythes arthuriens - ceux de Brocéliande en particulier - sont trop précieux dans la stratégie de prise de pouvoir des autonomistes bretons pour être interrogés, disséqués, remis en cause par Charles Le Goffic. Pour Breiz Atao, renoncer à ces mythes c’est renoncer à l’efficacité politique dont ils sont porteurs.
La polémique autour du livre révèle bien ce qui oppose deux courants intellectuels de la Bretagne des années trente : Le Goffic et Dupouy sont les représentants d’un régionalisme imprégné de l’héritage des Lumières : rationalisme, scepticisme et ouverture sur l’universel. Le Diberder et les militants de « Breiz Atao » sont le fer de lance d’un courant partisan d’une Bretagne exclusivement celtique, assise sur ses mythes ancestraux. « Brocéliande » est pour eux un scandale car il touche au sacré du mythe. Comme les idéologues nazis contemporains, ils voient dans l’émotionnel du mythe une force pour rassembler et galvaniser les peuples.