1961
Le recteur fantôme
Un conte de Jean Markale
Le recteur fantôme est l’adaptation en conte par Jean Markale d’une croyance populaire de Paimpont collectée par Adolphe Orain à la fin du 19e siècle.
1882-1901 — Une croyance paimpontaise mentionnée à deux reprises
En 1882, Adolphe Orain mentionne la croyance en un prêtre fantôme sur la commune de Paimpont dans une anthologie du patrimoine matériel et immatériel du département d’Ille-et-Vilaine.
Des histoires plus bizarres les unes que les autres, sont encore racontées par les habitants des hameaux cachés dans la forêt. Les uns ont vu, un soir, en traversant la lande, un prêtre recouvert de l’étole, de la chasuble, prêt à dire la messe, avec des cierges à ses côtés. Il eurent beau courir à perdre haleine, le prêtre était toujours près d’eux. Ils firent dire des messes pour le repos de l’âme du revenant et ne le revirent plus.
Théophile Busnel - un des artistes qui illustrent cet ouvrage - livre une représentation de cette croyance.

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Cette spécificité paimpontaise est à nouveau signalée par Paul Sébillot dans son anthologie du folklore de la France en 1904.
La présence de prêtres fantômes n’a été relevée jusqu’ici qu’en Ille-et Vilaine : aux environs de Paimpont on en voyait un prêt à dire la messe, avec des cierges à ses côtés. Il poursuivait les voyageurs, semblant leur demander quelque chose, et ils avaient beau courir à perdre haleine, il était toujours auprès d’eux. À la fin, les gens firent dire des messes pour le repos de son âme et on ne le revit plus.
1961 — L’adaptation en conte de Jean Markale
En 1961, Jean Markale (1928-2008) publie aux Éditions du Ploërmelais un recueil de contes et légendes localisés en forêt de Paimpont. Le tirage de ce recueil est resté limité et sa diffusion non moins confidentielle 1.— MARKALE, Jean, Contes et légendes de Brocéliande, Ploërmel, Les Éditions du Ploërmelais, 1961, 48 p. —

Les cinq légendes arthuriennes et six contes populaires réunis dans ce recueil font parti des premières productions littéraires publiées par Jean Markale. Quatre de ces contes - Le Taureau Bleu, Les lavandières du Rauco, Menou le Herqueliè et La dame blanche de Trécesson, ont fait l’objet de nombreuses rééditions et intégré le répertoire classique de l’auteur. Les deux autres contes, L’artilleur de Paimpont et Le recteur fantôme n’ont quant à eux jamais été réédités.
Le recteur fantôme est une adaptation en conte de la croyance paimpontaise publiée par Adolphe Orain en 1882. Cette histoire courte apparait comme une tentative de Jean Markale pour marier l’imaginaire de la chevalerie médiévale et l’univers des contes et croyances populaires. La croyance qui a inspiré ce conte, issue du monde paysan de la fin du 19e siècle, est projetée par Jean Markale dans un Moyen Âge obscur. Le chevalier errant y remplace le paysan attardé dans les landes à la tombée de la nuit. Quant au prêtre fantôme, il a troqué son errance pour un office sans fin dans une église en ruine perdue au milieu des bois.
Le texte intégral du Recteur fantôme
Le chevalier errait dans la nuit et dans le vent. Depuis des heures, il n’avait cessé de tourner en rond sur les landes de Rohouan. Là-bas, vers le nord, montait la chevelure plus sombre de la haute forêt. Au dessous, vers le sud, s’étageait une contrée inaccessible tant elle était lointaine et tant le vent soufflait, venant de la mer, chargé de nuages et d’odeurs de sel.
Plusieurs fois le chevalier s’était approché d’un village. Plusieurs fois il s’était arrêté sur le seuil d’une maison et il avait crié :
— Ouvrez moi ! Ouvrez moi ! Je suis transi et perdu de froid ! Ouvrez moi, par charité !...
Mais à chaque fois le vent avait emporté ses paroles et les maisons étaient demeurées noires comme si ce pays de la fin du monde avait été déserté par tous ses habitants. Plusieurs fois, il avait crié, plusieurs fois rien n’avait répondu à ses appels...
Il pénétra dans un bois de pins. Les arbres craquaient sous la poussée du vent, mais le chevalier, hagard et haletant, avançait de son pas égaré, dans la nuit, sans comprendre pourquoi ces landes ne s’écartaient jamais pour laisser place à la vie des hommes.
Et il vit une église se dresser devant lui, pareille à une forteresse. Et cette église était longue, très longue. Son clocher se perdait dans les nuages qui couraient.
La porte de l’église était ouverte. Le chevalier entra brutalement à la mesure d’un coup de vent plus violent que les autres. L’église était vide, aussi sombre que la nuit. Une odeur de poussière tremblait sur les vitraux brisés.
Le seul compagnon du chevalier, son seul voisin, c’était le vent, et ses pas l’avaient égaré sur les landes. Ses pieds venaient de s’arracher aux ajoncs ; ses pieds saignaient.
Dans l’église, ce n’était que silence, une sorte de silence plus effrayant que le tumulte du dehors. Les membres inertes, tourmenté par cet étrange pays des hommes sans noms, il avança vers l’autel, quand il vit le tabernacle s’ouvrir dans une lueur pâle, quand il vit un ciboire se lever vers le ciel, quand il entendit une voix qui disait :
— Domine, non sum dignus ut intres sub tectum meum sed tantum dic verbo, et sanabitur anima mea... 2.
Il fléchit vers le sol. Un chœur invisible emplit alors la nef ébranlée de tout le poids du vent, un chœur d’hommes répondit :
— Domine, non sum dignus ut intres sub tectum meum sed tantum dic verbo, et sanabitur anima mea...
Les voûtes portèrent la psalmodie jusqu’à l’ultime résonance. Le chevalier fixa, de ses yeux vides, le ciboire d’où jaillit un rayon de lumière étincelante, le ciboire d’où parut surgir la voix d’un homme qui disait :
— Domine, non sum dignus ut intres sub tectum meum ...
Et le ciboire s’avança vers le chevalier, porté par une main qu’il pouvait voir de ses yeux vides, le ciboire s’avança vers lui , toujours embué de sa fulgurante lumière, d’une lumière si terrible que le chevalier s’enfuit au dehors, le cœur battu de peur, sous les lames douloureuses de la pluie qui s’était mise à cingler les grands arbres, dans le vent, son seul compagnon d’une route qui ne menait que vers la nuit...
Et lorsqu’il s’arrêta, longtemps après, fatigué de sa course à travers les ajoncs qui saignaient ses genoux, il s’aperçut qu’il était encore près de l’église qui grandissait à travers la brume, près de cette porte ouverte sur une voix qui répétait sans trêve :
— Domine, non sum dignus ut intres sub tectum meum ...
Et le vent, son seul compagnon, son ami de toujours emporta le chevalier sur la route qui ne menait que vers la nuit...
— MARKALE, Jean, Contes et légendes de Brocéliande, Ploërmel, Les Éditions du Ploërmelais, 1961, 48 p. [pages 22-24] —