1868-1926
Botrel, Théodore
Brocéliande et le barde errant
Théodore Botrel, né à Dinan en 1868, passe ses premières années à Saint-Méen-le-Grand. En 1875, il rejoint ses parents à Paris. Il devient un chanteur en vogue à partir de 1895. Manquant de légitimité pour incarner la Bretagne, il construit son succès en élaborant un personnage réunissant l’Armor et l’Argoat.
Éléments biographiques
1868 — Une naissance à Dinan
La famille paternelle de Théodore Botrel - des forgerons originaires de Broons (Côtes-d’Armor) - a fait souche dans la partie de Haute-Bretagne située entre Dinan, Quédillac (Côtes-d’Armor) et Saint-Méen (Ille-et-Vilaine).
Son père, Jean-Baptiste Botrel (1840-1899) est embauché pour ses seize ans à l’auberge Guiblin de Saint-Méen en tant que garçon d’écurie. Le début d’un lien fort pour les Botrel avec cette localité de Haute-Bretagne.
Plutôt mal sustenté, demeuré de ce fait un peu débile, mon pauvre papa tomba malade à l’entour de ses quinze ans et dut abandonner le rude métier. Un médecin du pays « l’engagea » pour conduire sa voiture et soigner ses chevaux ; à seize ans, il le céda à Guiblin, tenancier de la célèbre auberge de Saint-Méen, si richement achalandée au temps des diligences et des joyeux rouliers. Devait‐il y en avoir, alors, dans la « Grande Maison » et tout au long du jour et de la nuit, des chevaux à referrer !


En 1867, Henri-Pierre Flaud, maire de Dinan en visite à Saint-Méen, croise la route du jeune Jean‐Baptiste Botrel et le prend à son service. C’est à Dinan que ce dernier rencontre sa femme Marie-Alexandrine Fechter (1835-1902), originaire de Wasselonne dans le Bas-Rhin. De leur union nait Théodore Botrel, le 14 septembre 1868, 10 ruelle de la Mittrie à Dinan.
1870-1875 — Une enfance mévennaise
En 1870, ses parents quittent Dinan pour Paris en vue d’y reprendre un commerce. Ils laissent leur enfant à sa grand-mère, née Françoise Joubaux (1812-1888), dite Fanchon. Le jeune Théodore vit en sa compagnie jusqu’à ses sept ans au Parson en Saint-Méen, hameau situé à la sortie du bourg en direction de Dinan.

[page 362] —
C’est ‐ au centre exactement de la route qui mène de Ploërmel à Dinan ‐ les jolies bourgades de Gaël, de Muel, de Saint‐Méen ; c’est l’humble village, surtout, du Parson, demeuré le même après tant d’années : à gauche, l’abreuvoir ou, agrippé à la crinière des chevaux, je fis, au désespoir des miens, tant de malencontreuses baignades ; à droite, un peu plus loin, le petit verger dans lequel s’élevait la chaumière de ma « Grand’maman Fanchon », qu’un nouveau riche abattit, il y a quelques années, parce qu’elle masquait la vue de sa mirifique villa. [...] Un peu plus bas et du même côté de la route, c’est toujours la ferme des Lorans ou la bonne Marie‐Rose, que j’appelais du doux nom de « Marraine », vient de clore, elle aussi, ses pauvres yeux. Combien d’autres maisons encore ? Cinq ou six, peut‐être... et voila tout mon petit Parson qui, jadis, me paraissait si vaste et si beau, et duquel j’eus, plus tard, la nostalgie si forte que j’en faillis littéralement mourir.

Théodore Botrel rend régulièrement visite à la partie de sa famille paternelle implantée dans la région de Saint-Méen, notamment à sa tante Eulalie et à son oncle Ange Botrel, forgeron à Muel.
Cependant, mes « tontons » se mariaient tous, peu à peu, et cela augmentait encore la parenté ; d’autres centres d’excursions s’offraient à mes petites jambes si joyeusement vagabondes ; et c’étaient des randonnées incessantes chez des tas de nouvelles tantes et des tas de nouveaux cousins... à la mode de chez nous ‐ de Montauban à Merdrignac, du Loscouët à Montfort‐la‐Cane ou de Gaël à Saint‐Malon. J’affectionnais plus particulièrement ce dernier cousinage, car il me permettait de rôder avec ivresse dans une vraie forêt, toute proche, autrement grande, celle‐là, autrement solennelle, en sa profondeur mystérieuse, que mes petits bois familiers de Saint‐Méen, de Penguilly ou de la Hardouinaye.
1875 — L’exil parisien
En 1875, Théodore Botrel rejoint ses parents et son jeune frère Ernest à Paris, dans leur petit logement de la rue de Miromesnil. Leur commerce ayant fait faillite, ils vivent chichement de leurs emplois de manœuvre et de couturière. Sa mère l’inscrit à l’école des Frères Congréganistes qu’il fréquente jusqu’à ses onze ans.
En 1880, le jeune homme est placé en apprentissage chez un serrurier avant d’enchainer les petits métiers, garçon de course chez un éditeur, chez un bijoutier, puis « saute-ruisseau » 1 chez un avoué qui lui ouvre les portes de La Comédie Française.
Chaque soir donc, ma journée finie, j’allais à mes conférences de huit heures et demie à neuf heures et demie ; à dix heures, j’étais rentré au logis familial et, là, assis devant la table de notre petite salle à manger, durant que mon frère, encore écolier, et que mon père dormaient dans les chambres voisines, je « grossoyais » les procès de l’étude, toute une partie de la nuit, à côté de ma mère cousant, cousant sans relâche. Ces copies, que me dispensait l’expéditionnaire, m’étaient payées à raison de deux sous la page et il fallait trimer dur et longtemps pour gagner ses deux francs, chaque nuit ; mais cela doublait, exactement, mes faibles appointements.
Dans le même temps, il débute la pratique théâtrale dans une petite troupe d’amateurs, « l’Amicale des Anciens de Saint-Augustin » . Il y fait jouer sa toute première pièce, Le Poignard.
En 1888, peinant à entrevoir un avenir professionnel, Théodore Botrel devance son service militaire et s’engage pour cinq ans au 41e Régiment d’Infanterie de Rennes. Apprenant le décès de sa grand-mère, il se rend à Saint-Méen pour son enterrement durant lequel il tombe malade.
Mais, rentré au régiment, voilà que nous dûmes, pour comble de mauvaise chance, aller pivoter, durant dix jours, au Camp de Coëtquidan, sous une pluie presque incessante. N’ayant jamais été malade encore, je me disais : « ça se passera comme c’est venu » et, toussant à fendre l’âme, abruti par la fièvre, je marchais toujours comme dans un cauchemar. Mais, la nuit qui suivit notre retour à Rennes, j’eus, paraît‐il, un tel délire que mes camarades, effrayés, allèrent prévenir l’infirmier de garde qui se hâta de réquisitionner une civière et de me faire porter, terrassé par une pleurésie carabinée, à l’Hôpital militaire où, trois jours plus tard seulement, je revins à moi.
Réformé pour pleurésie, Théodore Botrel retourne à Paris où il est embauché en tant qu’employé de bureau à la compagnie ferroviaire « Paris-Lyon-Méditerranée ». En 1891 il se marie avec Hélène Lutgen (1861-1916) dite « Léna ». Il continue parallèlement ses activités théâtrales sous le nom - emprunté à sa mère - de « Fechter », ainsi que l’écriture de chansons.
Bientôt il propose ses textes à des professionnels : à des interprètes, comme pour “La Fauvette”, ou, s’agissant de paroles, à des chansonniers, comme Emile Spencer et Paul Delmet mais aussi G. Launay ; il recherche la reconnaissance symbolique, en participant, par exemple, au concours de poésie de La Chanson Francaise. C’est l’époque où il touche ses premiers gains pour des activités d’écriture.
1895-1910 — La célébrité
Comme il le raconte dans son autobiographie, sa carrière débute un soir de 1895 où les artistes du « Chien Noir » manquent à l’appel. Poussé sur scène par le patron du café-concert, il chante « La Ronde des Châtaignes », « Les Pêcheurs d’Islande » et « La Paimpolaise » vêtu du bragou-braz 2 et rencontre un vif succès qui lance sa carrière. — Botrel, Théodore (1926) op. cit. p. 99 —
En trois ans, il acquiert rapidement le statut d’auteur professionnel, de parolier puis de chansonnier dans une société où l’industrie du marché de la chanson et du spectacle explose. Cinq ans plus tard il est un auteur et interprète consacré.
En 1903, à 35 ans, Théodore Botrel a écrit plus de 200 chansons dont il a composé pour partie la musique [...]. L’un de ces recueils, les "Chansons de chez nous", a été vendu à 25 000 exemplaires l’année même de sa parution, en 1898, et a été récompensé par un prix Montyon de l’Académie Francaise 3.
Mais Botrel est aussi l’auteur d’une quinzaine d’œuvres dramatiques et/ou lyriques (pièces de théâtre, récits, monologues, saynètes, opérettes et même une cantate) et d’innombrables poésies patriotiques ou d’actualité [...].
Théodore Botrel est alors au centre d’un système médiatique dont il est, avec sa femme Lena, le principal artisan. Il promeut une image qu’il construit de façon visionnaire et dont la célébrité culmine au cours de son voyage caritatif au Canada en 1903. — BOTREL, Jean-François, « L’ambassade chansonnière de Th. Botrel au Canada Français en 1903 », in Passeurs d’histoire(s) : figures des relations France-Québec en histoire du livre, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 221-228, Voir en ligne. —
Déjà on lui a demandé une préface, ses vers et son nom servent à vanter les mérites du Petit beurre LU et il figure dans la 2e série de la "Collection des célébrités de l’épicerie Félix Potin". Sur plus de 350 cartes postales éditées à Saint-Brieuc et à Quimper, on peut trouver sa photo et parfois celle de son épouse, les paroles de ses chansons ou encore des quatrains manuscrits signés tout simplement “Botrel”.
1898-1905 — Le retour en Bretagne
À partir de 1898, Théodore Botrel s’applique à enrichir son identité bretonne.
Déjà il s’était donné deux points d’ancrage régulièrement habités par lui et sa « Douce » dans la Bretagne bretonnante : au Port Blanc (Porz-Gwenn) [...] puis à Pont-Aven [...].

Pour se bretonniser davantage, il apprend le breton et multiplie les voyages dans tous les recoins de la péninsule. Ardent défenseur d’une vision positive de la Bretagne, il est acclamé au congrès fondateur de l’Union Régionaliste Bretonne à Morlaix en 1898 et noue des amitiés avec Anatole Le Braz (1859-1926) ou Taldir Jaffrenou (1879-1956). Des positions qui nourriront de nombreuses critiques sur son rôle dans la folklorisation de la Bretagne des années vingt à nos jours 4.
Après avoir en quelque sorte inventé une certaine Bretagne, Botrel va en effet, avec d’autres, contribuer à ériger un certain nombre de stéréotypes en emblèmes de la Bretagne que plus tard on qualifiera de bretonneries ou biniouseries, en les exploitant dans la durée. Cela passe par une réutilisation à l’infini du même matériau, soit des quelque trente marqueurs bretons qui composent son vocabulaire fréquent [...], une sorte de fossilisation ou d’ossification confirmée par l’organisation, avec Botrel comme entrepreneur, de fêtes néo-folkloriques comme la fête des ajoncs d’or à Pont-Aven, celle de la fleur de blé noir à Dinan ou des fleurs de pommiers à Saint-Méen-le-Grand. Tout ce qu’Yves Le Diberder dénoncera bientôt comme étant la “Bretagne au beurre rance”.

1914-1918 — La guerre de Théodore Botrel
En 1914, à presque 46 ans et bien que réformé, Théodore Botrel s’engage comme volontaire et intègre le 41e régiment d’infanterie de Rennes. Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, le charge de se rendre dans tous les cantonnements, casernes, ambulances et hôpitaux
pour y dire et chanter aux troupes ses poèmes patriotiques.
Entre la fin août 1914 et décembre 1918, sans pratiquement d’interruption, il parcourra à ce titre les dépôts, hôpitaux, ambulances, cantonnements, bivouacs et tranchées des différents fronts et sera embarqué sur plus de 90 bâtiments de l’Armée navale d’Orient, pour, à 1 486 reprises (il a tenu le compte exact de ses prestations dans trois « carnets de service »), y réciter ou chanter, outre les chansons de son répertoire habituel, ce qu’il composait au fil de l’actualité : plus de 180 “refrains de guerre” publiés en feuilles détachées ou en placards, reproduits dans la presse, y compris bretonne, ou sur des cartes postales et recueillis en volumes 5.

Blessé, puis gazé lors d’un concert dans les tranchées, il échappe également à la mort lors de l’effondrement de la passerelle du « Danton » où jeté à la mer, il survit à l’écrasement en plongeant sous la quille malgré une épaule démise. Il reçoit la Croix de Guerre avec deux citations.
La Grande Guerre de Botrel, officiellement démobilisé le 4 octobre 1919, ne s’arrête pas avec l’Armistice ni avec la signature du Traité de Versailles. Disons que, pour lui, elle se prolonge pratiquement jusqu’à sa mort, en 1925.
En tant qu’ancien combattant, président du Comité pour le Monument aux morts de Pont-Aven et présent lors de l’inauguration d’autres monuments, il va, en effet, continuer de rappeler et célébrer le sacrifice des 300 000 Bretons tombés pour la France [...].
En tant que citoyen, [...] il va se montrer peu enclin à approuver le traité de Versailles et à oublier l’ennemi allemand qu’il poursuit en la personne du Kaiser.
Mais surtout il va « reprendre sa blouse » de chanteur-compositeur en renouant avec ses tournées en Bretagne mais aussi dans toute la France, en Belgique et au Canada avec, au programme, ses « Chants de Bataille et de Victoire » et avec un répertoire breton lié à la Guerre enrichi, [...] son ancien uniforme étant désormais utilisé comme costume de scène, à côté d’un costume breton devenu très austère. Le 17 juin 1923, il chantera à Coëtquidan, au profit du Foyer, accompagné de binious.
Veuf en 1916, il se remarie à Colmar en 1919 avec Marie Schreiber, avec laquelle il aura deux filles. Théodore Botrel décède le 26 juillet 1926 à Pont-Aven où il est enterré.
L’Armor et l’Argoat du « barde errant »
Figure médiatique bretonne majeure du début du 20e siècle, Théodore Botrel souffre paradoxalement de n’être pas assez breton. Né à Dinan en pays gallo, il ne parle pas la langue bretonne qu’il apprend sur le tard et écrit la quasi-totalité de son œuvre en français.
Il était né à Dinan le 14 septembre 1868, en cette région de la Bretagne où les rochers sont plus rares, les landes moins âpres, où la farouche énergie des vieux Celtes se tempère de douceur française.
Breton de Paris dès sa huitième année, il n’a passé que peu de temps sur la terre de ses ancêtres. Aussi, lui manque-t-il la légitimité de pouvoir incarner « l’âme Bretonne » définie par Anatole Le Braz (1859-1926) comme l’union de l’Armor et de l’Argoat.
Ayant délibérément choisi de se consacrer à un répertoire breton, année après année, il élabore et peaufine son personnage du « barde errant », chanteur de toutes les Bretagne et de tous les Bretons.
En 1903, il peut déjà se préoccuper de débarrasser son image de tout ce qui pourrait ne pas correspondre à celle qu’il souhaite donner de lui. [...] Le temps est en effet venu où la biographie de Botrel, comme le texte de certaines de ses chansons, est revue et corrigée pour mettre en conformité la réalité avec l’image. C’est ainsi que Botrel s’invente ou se laisse inventer une autre enfance qui explique et, dans une certaine mesure, détermine sa qualité de barde breton : ainsi se trouvent magnifiés les ancêtres forgerons et la grand maman Fanchon près de la forêt de Brocéliande plutôt que les parents domestiques puis parisiens du 11e arrondissement.
La conversion à l’Armor
Pour parfaire son image - Charles Le Goffic estime alors que sa culture bretonne est bien superficielle
- Théodore Botrel a dans un premier temps besoin de se bretonniser. — LE GOFFIC, Charles, « Préface », in Théodore Botrel. Souvenirs d’un barde errant, Bloud et Gay, 1926. —
Pour ce faire, il va s’attacher à deux localités de Basse-Bretagne, Port-Blanc dans le Trégor et Pont-Aven en Cornouaille.
Il vient s’établir à Port-Blanc sur les conseils de M. Burlureaux, son docteur parisien, qui lui prescrit « le bon air breton » afin de retrouver une santé entamée par sa course au succès.
Demandez trois ou quatre mois de congé à votre Compagnie et filez sur votre ville natale. Vous y passerez votre premier mois tout entier, car affronter la mer en cette saison serait dangereux pour vos poumons. Mais, dès le mois prochain, gagnez une modeste plage du littoral et vivez de la vie frugale et quasi végétative des pêcheurs du pays. Adieu et bonne chance !
Il reste trois mois à Port-Blanc (Porz-Gwenn) puis y revient régulièrement pendant une vingtaine d’années. Il habite un penty 6 dans lequel il a reconstitué un intérieur breton digne de celui installé dans la salle de France au Musée ethnographique du Trocadéro en 1884. Il s’installera ensuite sur la colline qui domine la mer.
— Botrel, Jean-François (2016) op. cit. —
À partir de 1905, il vient en famille habiter Pont-Aven dont il adopte le costume et où il organise le Pardon des Fleurs d’Ajoncs. Il se fait construire deux manoirs néo-bretons - Castel Brizeux et Ker Botrel - par l’architecte quimpérois Charles Chaussepied. — Botrel, Jean-François (2016) op. cit. —
Dans la préface de Chansons de chez nous, Anatole Le Braz adoube Théodore Botrel qui a su, par son contact avec l’Armor des pêcheurs, la langue bretonne et les pardons fleuris, devenir un véritable Breton.
L’âme bretonne, Théodore Botrel ne connut d’elle tout d’abord que le peu qui en a survécu dans la vieille région dinanaise, devenue depuis des siècles française de mœurs et de langage. Il jugea que pour avoir le droit de se dire « chansonnier breton », il était tenu d’entrer en contact plus direct avec elle ; et, prenant son bâton de route, il s’achemina vers l’ouest, résolu de l’aller chercher, dans les hameaux infréquentés où elle se dérobe, jusqu’aux extrêmes confins de l’Armorique. Un été, je le trouvai installé au Port-Blanc, sur la côte trégorroise, vivant, ou peu s’en faut, de la vie des pêcheurs de ce canton sauvage, et, surtout, les regardant, les écoutant vivre. Ce séjour en pleine terre celtique lui fut une véritable révélation. Tout l’enchantait, l’exaltait, l’enivrait ; tout lui était un sujet de délices, le ciel et la mer, les êtres et les choses. Il avait enfin découvert la patrie que lui peignaient ses premiers rêves et la race d’hommes à laquelle il s’était toujours flatté d’appartenir.
La langue même, quoiqu’il ne l’entendît point, sonnait à ses oreilles avec la douceur caressante d’un idiome familier. Il acheva de se bretonniser, si j’ose dire, et ses compositions revêtirent par là même un caractère plus franchement, plus profondément local.
L’enfant de l’Argoat
Si Théodore Botrel a su se convertir à l’Armor, il a aussi su réécrire et mettre en scène des éléments de son enfance dans l’Argoat afin d’apparaitre comme un Breton dans sa totalité.
La pauvreté avait fait émigrer vers la ville le père et la mère — le père forgeron, la mère couturière et usant ses yeux dans les veillées laborieuses. L’enfant avait été envoyé auprès de sa grand’mère, au Parson, dans le département d’Ille-et-Vilaine. Il est important, ce contact avec les mœurs naïves de sa vieille petite patrie ; elle n’est pas sans conséquences, sa vie au plein air breton, hantée par les légendes qu’on raconte au coin du feu, sous le chaume... Théodore Botrel sera le poète de l’Armor parce que tôt il a prêté l’oreille aux réminiscences et aux voix lointaines perçues dans sa prime jeunesse.
Ce contact avec les mœurs naïves de sa vieille petite patrie
, c’est Théodore Botrel lui même qui nous la conte dans Souvenirs d’un barde errant, ouvrage autobiographique et posthume paru en 1926, avec une préface de Charles Le Goffic (1863-1932). — LE GOFFIC, Charles, « Préface », in Théodore Botrel. Souvenirs d’un barde errant, Bloud et Gay, 1926. —
Tour à tour il nous narre les veillées contées au coin du feu, les intersignes (messages envoyés par les morts), son aventure avec des loups ou son initiation en forêt de Brocéliande.

Le chapitre intitulé la forêt enchantée
apparait comme le point marquant de la sacralisation de son enfance dans l’Argoat. Sa découverte d’un étang merveilleux
ainsi que sa rencontre avec la fée Viviane, ensorceleuse des bardes un peu fous
, sont présentés comme une initiation aux mystères de Brocéliande de laquelle il ressort transformé.
La forêt enchantée — texte intégral
Cependant, mes "tontons" se mariaient tous, peu à peu, et cela augmentait encore la parenté ; d’autres centres d’excursions s’offraient à mes petites jambes si joyeusement vagabondes ; et c’étaient des randonnées incessantes chez des tas de nouvelles tantes et des tas de nouveaux cousins... à la mode de chez nous - de Montauban à Merdrignac, du Loscouët à Montfort-la-Cane ou de Gaël à Saint-Malon.
J’affectionnais plus particulièrement ce dernier cousinage, car il me permettait de rôder avec ivresse dans une vraie forêt, toute proche, autrement grande, celle-là, autrement solennelle, en sa profondeur mystérieuse, que mes petits bois familiers de Saint-Méen, de Penguilly ou de la Hardouinaye. J’en ignorais le nom, mais cela m’importait peu, l’essentiel pour moi étant d’y errer du matin jusqu’au soir pour y guetter les bêtes encore jamais vues ailleurs, comme les écureuils, les biches et leurs faons ; un jour, même un beau dix-cors, avec lequel je me rencontrai, soudainement, à l’entrée d’une petite clairière. Nous restâmes là à nous contempler presque nez à nez, immobiles l’un et l’autre, à trois mètres de distance au plus, durant une minute peut-être. Puis, il baissa lentement la tête, me présentant sa redoutable "ramure" ; et, dame ! alors, je n’en menai pas large. Lui non plus, du reste, car, dès que je levai mon faible bras armé d’une inoffensive baguette de coudrier, il fit volte-face d’un bond et, fou de terreur, s’enfuit dans le hallier. Quelle victoire pour moi et - surtout - quel soulagement !
N’ayant jamais à mes côtés, par ici, les petits camarades du Parson, ni le rouquin des Jeannet, ni l’Ange aux Janvier, je m’égarais assez souvent, comme bien vous devez le penser un jour entre autres, dans un vallon boisé dont je fis bien quatre ou cinq fois le tour pour, après une heure de marche, me retrouver encore à mon point de départ. Je croyais bien n’en sortir jamais plus. Et cependant Dieu sait si les petits paysans ont, d’instinct, le sens de l’orientation ! Ah ! ça ! cette forêt bénite, et tour à tour maudite aussi, par moi, était donc enchantée ?
Oui, certes, elle l’était effectivement... comme je l’ai su, depuis.
La dernière fois que je m’y régalai de merises, de prunelles et de myrtilles - j’avais sept ans au plus - je crus bien n’en jamais voir le bout, tant, de cépées en cépées, de clairières en clairières, je m’étais enfoncé profond au cœur de la forêt, loin, loin de Saint-Malon et de la Ville-Moisan.
Et, tout à coup, m’apparut une merveille inattendue : un étang ! Que dis-je ? un lac adorable et qui me parut si grand, si vaste, à moi si petit ! Ah ! que mon "étang noir", la triste mare du Parson, était peu de chose en comparaison de cet océan en miniature ! Jamais je n’avais contemplé pareille étendue d’eau ; sauf à Dinan, peut-être, du haut de son vieux pont ; et encore !... Un joli ciel gris-bleu qui, joyeux, s’y mirait, commençait à se teinter, là-bas, sous la haute futaie, des tons roses du couchant proche ; et il me fallut, au bout d’une demi-heure de contemplation extatique, songer tout de même au retour.
Mais vers quel but certain diriger maintenant mes pas ... Auprès de qui me renseigner ? Tout n’était à l’entour
que
solitude et silence. Pris de la crainte de me perdre irrémédiablement, je n’osais plus ni avancer ni reculer. Oh ! ce n’était pas que j’avais peur de la solitude. Non ! L’air était si tendre, et les oiseaux chantaient si joliment autour de moi ! Mais je songeais à l’inquiétude de mes cousines, à la nuit aussi qui allait m’envelopper, peu à peu, de son voile ténébreux, et, m’étant laissé tomber sur un tronc d’arbre, au bord d’un des sentiers qui débouchait au lac, sans trop savoir pourquoi je me mis à pleurer.
Et voilà, que, soudain, sans que le moindre bruit m’eût averti de son approche, quelqu’un, derrière moi, murmura doucement ?
— Pourquoi donc pleures-tu, petit ?
Je me retournai, effrayé, et j’aperçus, dressée au milieu de la sente, une belle "dame", mais une vraie "dame", vous savez, la première "dame" rencontrée de ma vie ; car - vous me croirez si vous voulez - je n’avais jusque-là vu que des paysannes. Aussi, cette jeune et blonde apparition, toute vêtue de blanc et drapée artistement dans une longue écharpe diaphane, me sembla-t-elle si mystérieuse, si extra-terrestre, qu’en moi-même je me dis en tremblant : "C’est peut-être bien la Sainte-Vierge !" ? Cependant comme, souriante, elle me répétait sa question
— "Pourquoi donc pleures-tu ?", je lui répondis, balbutiant
— C’est parce que je me suis égaré, Madame.
— Où loges-tu ?
— Entre la Ville-Moisan et Saint-Malon.
— Mais, tu leur tournes le dos, mon pauvre enfant ! ... Allons, viens et ne pleure plus : je vais t’indiquer un raccourci qui te rapatriera en moins d’une heure, si tu as de bonnes jambes.
Et la voilà qui, gentiment, me saisit la main et me conduit à travers le taillis jusqu’à une route insoupçonnée de moi.
— Va droit devant toi, maintenant ; et ne quitte pas la grand-route, surtout, sans quoi tu t’égarerais encore.
A ce moment précis de longs appels joyeux s’élevèrent au loin . "Ti-ho-ho !"...
— Ti-ho-ho ! répondit l’inconnue d’une voix cristalline ; et - fat ! elle disparut dans un petit sentier, si légère et si vive, et si soudainement, que je restai planté, là, cinq minutes, le nez en l’air, me demandant si elle ne s’était pas envolée.
Moins de deux heures plus tard, la nuit déjà tombée, je ralliais sans encombre la petite ferme où l’on commençait tout de même à s’inquiéter de mon absence.
— Ah ! me dit ma cousine, mon histoire contée, tu as dû pousser jusqu’aux étangs de Paimpont ; et là, tu as sans doute rencontré une des demoiselles Lévêque, les filles du propriétaire des Forges.
— P’t’être ben que oui !... répondis-je fort las.
Et je m’en fus, les yeux gros de sommeil, manger ma soupe aux choux sans ajouter un mot.
Les étangs de Paimpont ! Ce nom de Paimpont, alors, ne pouvait rien me dire, non plus qu’à mes humbles parents.
Et ce n’est que plus tard - bien plus tard - que j’appris la merveilleuse histoire de l’antique Brocéliande, de la forêt celtique où Merlin l’Enchanteur - à son tour "enchanté" -sommeille encore, dit-on, aux pieds de Viviane.
N’était-ce pas dans le "Val sans retour" que je m’étais perdu, une première fois ...
... Et n’est-ce pas Viviane elle-même, la Fée ensorceleuse des Bardes un peu fous, que j’ai croisée, un jour, au cœur de Brocéliande ?
— BOTREL, Théodore, Souvenirs d’un barde errant, Bloud et Gay, 1926, 256 p., Voir en ligne. —
1895 — La Paimpolaise — Une chanson inspirée par Brocéliande
La Paimpolaise, chanson composée par Théodore Botrel en 1894-1895 marque un tournant dans sa carrière artistique. Pour l’écrire, le barde errant s’est inspiré du roman de Pierre Loti, pêcheur d’Islande duquel il a transposé en six couplets l’histoire d’amour entre la jeune Gaud et Yann le pêcheur.

Théodore Botrel est alors un Breton de Paris qui cherche en vain la voie du succès dans les cafés-concerts de la capitale.
Fréquentant Le Chien noir, j’écoutais et m’instruisais, mais je n’y chantais guère. La troupe chansonnière était au complet... C’est à peine si, une ou deux fois par semaine, lorsque vers huit heures et demie les premiers venus s’impatientaient ou lorsque, minuit tapant, tout était fini, quelques couples funambulesques s’amenaient encore à la sortie des théâtres, Victor Meusy me disait : « Voulez-vous dire quelque chose ?
C’est au Chien noir, un soir où il remplace un chanteur absent, qu’il chante La Paimpolaise et pour la première fois rencontre le succès.
Revenant plus tard sur cette chanson qui a construit son succès, Thédore Botrel confie qu’il l’a chantée sur un air de chasse entendu à l’orée de la forêt de Brocéliande.
Quant à la mélodie, il s’agit selon Botrel lui-même d’un air de chasse entendu à l’orée de la forêt de Brocéliande lorsque, petit garçon, il vivait au Parson, en Saint-Méen, auprès de sa « Grand Maman Fanchon », dictée à Eugène Feautrier, chef de musique militaire et compositeur.
Là encore, Théodore Botrel utilise la référence à la forêt de Brocéliande comme un gain « d’âme bretonne », une manière pour le Breton gallésant de Paris de donner plus de prestige et d’authenticité à sa chanson.

6-7-8 août 1910 — Le Pardon des Fleurs de Pommiers de Saint-Méen
Le Pardon des Fleurs de Pommiers qui se tient à Saint-Méen-le-Grand les 6, 7 et 8 août 1910, est le troisième d’une série de cinq pardons fleuris de Bretagne, initiée par Théodore Botrel à partir du Pardon des Fleurs d’Ajoncs de Pont-Aven de 1905.
C’est là que Théodore Botrel, vedette nationale et internationale de la chanson bretonne déjà bien connue des Mévennais et sentimentalement très attachée au lieu (Le Parson) [...] décide d’organiser, avec la collaboration de la paroisse et de la municipalité, un de ses pardons fleuris, celui des Fleurs-de-Pommiers, qui va lui permettre, tout comme à d’autres « régionalistes », de donner à voir et entendre une certaine idée de la Bretagne en plein pays gallo.

Ce type de fête folklorique initiée en Bretagne à partir de la fin du 19e siècle s’inspire du pardon traditionnel auquel s’ajoute une forte dimension régionaliste.
Les objectifs de ce pardon sont multiples. Il s’agit avant tout de célébrer la réunion des deux Bretagne en y mêlant des éléments culturels - costumes, musiciens, invités. Il s’agit aussi de lutter contre la désertion des campagnes et l’exil parisien des Bretons.
La dimension régionaliste, "si bretonne" comme l’écrit Charles Brun, est donnée par les costumes, les sonneurs, les danses et les chants (qui peuvent donner lieu à des concours) et par le concert vespéral de Botrel qui, dans son "costume national", règne sur tout cela en grand ordonnateur, avec à ses côtés, sa "Douce" en costume de Pont-Aven.

Mais ce pardon apparait aussi comme une sorte d’autocélébration pour l’enfant du pays
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Disons d’abord que le Pardon des fleurs de Pommiers aura certainement été pour Botrel une satisfaction personnelle, pour son égo plus que pour ses finances sans doute, à un moment où, selon l’abbé Émile Chartier (mai 1910) "sa province elle-même, sa Bretagne chérie, parait fatiguée d’un genre qui passionnait les âmes idéalistes autrefois".
1954 — Le meilleur de ma jeunesse
En 1954, Herry Caoussin (1913-2003) réalise Le meilleur de ma jeunesse, long métrage adapté des souvenirs d’enfance de Théodore Botrel. — CAOUISSIN, Herry, CAOUISSIN, Ronan et CAOUISSIN, Pierre, « Le meilleur de ma jeunesse », Brittia films, 1954, Voir en ligne. —

Dans les années 1950, Herry Caouissin participe au mouvement de réhabilitation d’une identité bretonne fortement entamée par l’action politique du Parti National Breton durant la Seconde Guerre mondiale. Pionnier du cinéma breton, il utilise la forme cinématographique pour œuvrer à cette réhabilitation. Les productions de sa compagnie Brittia-Films, intégralement consacrées à la Bretagne, comptent trois films sur Brocéliande.
Comme dans l’œuvre d’après guerre de Xavier de Langlais (1906-1975) ou de Ronan Pichery (1891-1963), la thématique de Brocéliande, non entachée d’une utilisation politique antérieure, sert de nouvel étendard à la cause bretonne.
Le meilleur de ma jeunesse met en scène six chapitres de Souvenirs d’un barde errant dont La forêt enchantée, dans lequel Théodore Botrel narre sa découverte de Brocéliande et sa rencontre avec la fée Viviane.

Soudain m’apparut un étang, que dis-je, un lac...— CAOUISSIN, Herry, Théodore Botrel : le meilleur de la Bretagne, Brittia films, 1955, Voir en ligne. —

T’avais-je croisée au cœur de Brocéliande, ô fée Viviane, ensorceleuse des bardes un peu fous ?— CAOUISSIN, Herry, Théodore Botrel : le meilleur de la Bretagne, Brittia films, 1955, Voir en ligne. —
Le tournage des scènes en Brocéliande est entièrement réalisé dans les décors naturels de la forêt de Paimpont.
A l’orée de l’antique forêt de Brocéliande, l’équipe de « Brittia film » a fixé dans la brousse des rails pour effectuer un travelling afin d’évoquer la découverte du merveilleux étang tel qu’il apparut au petit Botrel.
