aller au contenu

7e - 15e siècle

Judicaël fondateur de l’abbaye de Paimpont ?

Un mythe remis en cause

Judicaël, roi de Domnonée armoricaine au 7e siècle, est communément considéré comme le fondateur de l’abbaye de Paimpont, bien que rien ne le prouve. Le mythe de Judicaël fondateur de cette abbaye ne prend naissance qu’au 15e siècle.

Origine du mythe faisant de Judicaël le fondateur de l’abbaye de Paimpont

Au 7e siècle
Judicaël est le premier roi de Domnonée attesté.
Aucun document datant de son vivant ne prouve qu’il soit à l’origine d’un établissement monastique à Paimpont.

Au 11e siècle
Deux hagiographies, datées de 1024, la Vita Mevenni (Vie de saint Méen) et l’Histoire du saint roi Judicaël, ne font pas état de la fondation d’un prieuré à Paimpont. En revanche, elles font de saint Méen et de saint Judicaël les fondateurs du monastère de Gaël au 7e siècle.

Au 12e siècle
La plus ancienne preuve de l’existence d’une communauté monastique érigée en prieuré apparait dans un document daté entre 1066 et 1113. Cette communauté bénédictine est nommée Sancta Maria Heremi Penpont (Sainte-Marie du Désert de Penpont). Le lien de dépendance du prieuré de Penpont avec l’abbaye de Saint-Méen [le-Grand] n’est attesté qu’à partir de 1192. Le lieu reste dédié à Notre-Dame lorsque le prieuré se sépare de l’abbaye de Saint-Méen pour devenir une abbaye de chanoines réguliers de saint Augustin au début du 13e siècle. Dans ces documents, aucune référence n’est faite à Judicaël.

Au 15e siècle
Dans la première partie du 15e siècle, l’abbé Olivier Guiho (1407-1452) utilise le prestige du « roi saint Judicaël » pour en faire le fondateur de l’abbaye de Paimpont.

Deux documents du 15e siècle

Les deux plus anciens actes mentionnant Judicäel comme fondateur du prieuré de Paimpont datent du 15e siècle. Les originaux ont aujourd’hui disparu mais sont évoqués ou partiellement transcrits au 17e siècle.

Le plus ancien d’entre eux est un acte de 1411, contemporain de la gouvernance de l’abbé Olivier Guiho à l’abbaye de Paimpont, mentionné par Vincent Barleuf vers 1670.

L’abbaye de Notre-Dame de Paimpont, Diocèze de Sainct-Malo en Bretaigne, a este fondée par Judicaël, que le vulgaire appelle Giquel, Roy de Bretagne, en l’an 645. [...] Cet hermitage, par succession de temps, fut érigé en paroisse, à cause que la forest qui lui est voisine commençoit a estre habitée, et, depuis, en prieuré dépendant de l’abbaye St-Méen en Gaël, en laquelle ledict Judicaël, après avoir volontairement quitté son royaume, se retira, l’ayant fondée et dotée de grand revenus, avec toutes ses dépendances, entre lesquelles étoit le prieuré de Painpont, duquel il a toujours été recognue pour fondateur ainsy que font foy les anciens actes de ceste abbaye, et, entre aultres, un de l’an 1411, [...]

BARLEUF, abbé Vincent, « Relation de l’Abbaye de Nostre-Dame de Painpont en Bretagne, Ordre des Chanoines réguliers de la Congrégation de France », Archives Départementales d’Ille-et-Vilaine 5 J 164, 1670, Voir en ligne.

Cet acte est vraisemblablement l’aveu rendu par Olivier Guiho au duc de Bretagne en 1411, mentionné par Dom Taillandier.

OLIVIER GUIHO fut élu en 1407 & rendit aveu au Duc l’an 1411.[...]

TAILLANDIER, Dom Charles, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Vol. 2, Paris, Imprimerie Delaguette, 1756, Voir en ligne. p. 134

Aucune trace de cet acte de 1411 n’apparait dans le Livre noir de Painpont où sont pourtant collationnés les documents d’archives les plus importants de l’abbaye de Paimpont. Vincent Barleuf, auteur au service de sa congrégation, a par ailleurs créé des mythes sans se soucier de l’authenticité des faits (voir l’article Ponthus aux origines de l’abbaye de Paimpont). Il est à remarquer que l’acte qu’il mentionne est contemporain de la création de la statue de Judicaël par Olivier Guiho. Vincent Barleuf est le premier auteur à avancer l’an 645 comme date de fondation de l’abbaye par Judicaël. On ne sait pas où Barleuf a trouvé cette date, peut-être dans l’acte disparu de 1411.

Le second document est un acte collationné au 17e siècle, provenant du Livre noir de Painpont. Dans cet acte, Michel Le Sénéchal, abbé de Paimpont de 1473 à 1501, reconnait officiellement la fondation de l’abbaye de Paimpont par Judicaël.

[...] Michel abbé de Painpont [...] expose que la dite abbaye est une abbaye ancienne fondée par défunt prince de vivante mémoire le roi Giquel 1 en son temps roi de Bretagne. Quelle fondation fut faite d’environ le temps de huit cents ans [7e siècle]. Après laquelle fondation elle fut confirmée par le siège et de l’autorité apostolique [...] a été fait par défunts nobles et puissants les seigneurs de Laval, Montfort, Lohéac et Garun d’eux plusieurs donaisons etc.

BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, DÉPARTEMENT DES MANUSCRITS, FRANÇAIS 22322, Recueil d’extraits pour servir à l’histoire de Bretagne. (IXe-XVIIe siècle), Manuscrit, 1601-1700, sans date, Voir en ligne. p. 463

Une statue de saint Judicaël du 15e siècle

Au début du 15e siècle, l’abbaye Notre-Dame de Paimpont, suite à son délabrement, fait l’objet d’importants travaux. Ceux-ci sont réalisés sous la gouvernance d’Olivier Guiho, abbé de Paimpont de 1407 à 1452. —  TAILLANDIER, Dom Charles, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Vol. 2, Paris, Imprimerie Delaguette, 1756, Voir en ligne. page ccxxiv —

[...] Oliverius Guiho, insigne personnage et 13e abbé dudict lieu, pendant l’espace de cinquante ans, qui a, de son temps, presque rebasti toute l’abbaye, et faict ceste admirable chaussée d’estang voisin du mesme lieu, proteste qu’il ne relève prochainement que du Duc de Bretaigne, son souverain seigneur, nonobstant que, pour recognoissance des biens faicts à son abbaye par les seigneurs de Lohéac et Montfort, il ait faict mettre leur armes à la principalle et maistresse pierre de ladicte chaussée, celles du Duc étant de tout temps au lieu plus éminent de la grande vittre de l’église.

BARLEUF, abbé Vincent, « Relation de l’Abbaye de Nostre-Dame de Painpont en Bretagne, Ordre des Chanoines réguliers de la Congrégation de France », Archives Départementales d’Ille-et-Vilaine 5 J 164, 1670, Voir en ligne.

On sait peu de choses de cet abbé et de cette restauration 2. Olivier Guiho se fait représenter comme le continuateur de l’œuvre de saint Judicaël et de saint Méen. L’abbé est agenouillé en prière au pied des statues des deux saints.

La statue de saint Judicaël dans l’église de Paimpont
L’abbé Olivier Guiho est représenté agenouillé aux pieds du saint.
Roger Blot

[...] Deux anciennes statues du XVe siècle, de saint Judicaël (saint Giquel) et de saint Méen, la première en pierre, portent sur la plinthe de leurs bases les armoiries de l’abbé Olivier Guiho. Il est lui-même représenté deux fois. A côté de lui figure son écusson orné d’une crosse posée en pal et portant : un chevron accompagné de trois annelets 3. C’est à cet abbé, désormais connu de notre lecteur, que l’on doit une partie de l’église actuelle de Notre-Dame de Paimpont. [...]

GERVY, abbé Louis, « Un grand pèlerinage et un charmant pays (2) », Revue de Bretagne, Vol. 38, 1907, p. 276-293, Voir en ligne. p. 281

Toute abbaye a besoin d’un saint fondateur. Or celle de Paimpont vouée à Notre-Dame en est privée depuis sa création. Ces statues du 15e siècle constituent un des éléments inscrivant saint Judicaël et saint Méen comme fondateurs de l’abbaye de Paimpont.

L’abbé Olivier Guiho au pied de la statue de saint Gicquel
Roger Blot

Une relique de saint Judicaël à l’abbaye de Paimpont

Le bras-reliquaire de saint Judicaël, pièce majeure de l’orfèvrerie gothique de haute Bretagne aurait été offert à l’abbaye de Paimpont dans la seconde moitié du 15e siècle. La tradition attribue cette donation au duc de Bretagne François II (1458-1488) 4 et à sa seconde épouse, la duchesse Marguerite de Foix 5. La donation aurait donc eu lieu entre 1474, date de leur mariage et la mort de Marguerite de Foix en 1486.

Bras-reliquaire de saint Judicaël

Nous mettons ces informations au conditionnel car le bras-reliquaire de saint Judicaël n’a pas une origine attestée. La « tradition » mentionnant la donation ducale ne date que de 1907. —  GERVY, abbé Louis, « Un grand pèlerinage et un charmant pays (2) », Revue de Bretagne, Vol. 38, 1907, p. 276-293, Voir en ligne. p. 284 —

Une nouvelle interprétation des inscriptions de la pièce d’orfèvrerie nous amène à formuler une autre hypothèse. Les armes de Bretagne ciselées sur la manche du bras-reliquaire sont constituées d’une targe échancrée à gauche, chargée de sept mouchetures d’hermine posées 2, 3, 2. Ce modèle de targe n’est usité que de 1370 à 1434 sur les monnaies ducales, soit durant la fin du règne de Jean IV (duc de 1365 à 1399) et la première partie du règne de Jean V (duc de 1399 à 1442).

Bras-reliquaire de saint Judicaël : devise "a ma vie"
(c) Inventaire général, ADAGP
Norbert Lambart

Quant à l’inscription à la liaison de la manche et de la main, interprétée comme un « M » par Jean-Jacques Rioult —  RIOULT, Jean-Jacques, « Bras-reliquaire de saint Judicaël », Rennes, Association pour l’Inventaire Bretagne, 2002, Voir en ligne. —, nous pensons qu’elle représente un « O » et un « G » et qu’il s’agit d’une référence à Olivier Guiho, abbé de Paimpont de 1407 à 1452. Ce dernier se fait représenter avec son blason et des initiales de facture semblable, au pied de la statue de Judicaël datée de la première moitié du 15e siècle.

Bras-reliquaire de saint Judicaël : initiales à la liaison de la manche et de la main
(c) Inventaire général, ADAGP
Norbert Lambart

La donation du bras reliquaire à l’abbaye de Paimpont pourrait donc être datée entre 1407, année à partir de laquelle Olivier Guiho est abbé de Paimpont et 1434, date à partir de laquelle la targe chargée de sept mouchetures d’hermine n’est plus en usage.

Cette donation traduit une convergence d’intérêts entre Olivier Guiho (abbé de 1407 à 1452) et Jean V (duc de 1399 à 1442). Pour l’abbé Guiho, elle apparait comme la validation ducale de sa volonté de doter l’abbaye de Paimpont d’un fondateur prestigieux. De son côté, Jean V réaffirme le caractère souverain du duché de Bretagne. En valorisant le souvenir de Judicaël - roi breton qui a su s’opposer au roi de France - il expose son modèle de gouvernance.

La famille des Laval, Judicaël et l’abbé Guiho

La création du mythe de Judicaël fondateur de l’abbaye de Paimpont, validée par le duc Jean V, apparait avant tout comme l’œuvre de l’abbé Olivier Guiho. Il est toutefois vraisemblable que la famille de Montfort-Laval a été impliquée à un moment ou un autre dans le processus d’invention.

Nous savons que l’abbé a trouvé un soutien financier pour les travaux de reconstruction de l’abbaye auprès du duc de Bretagne et des Montfort-Laval, seigneurs de la forêt de Brécilien. Le duc fait apposer son blason sur une poutre traversière de l’abbaye, les Montfort-Laval sur la chaussée de l’étang.

[...] pour recognoissance des biens faicts à son abbaye par les seigneurs de Lohéac et Montfort, il ait faict mettre leur armes à la principalle et maistresse pierre de ladicte chaussée.

BARLEUF, abbé Vincent, « Relation de l’Abbaye de Nostre-Dame de Painpont en Bretagne, Ordre des Chanoines réguliers de la Congrégation de France », Archives Départementales d’Ille-et-Vilaine 5 J 164, 1670, Voir en ligne.

Les Montfort-Laval ont soutenu Olivier Guiho dans l’objectif de faire de Judicaël le fondateur de l’abbaye de Paimpont. En 1434, Olivier Guiho est cité comme conseiller d’Anne de Laval, mère de Guy XIV. À la fin du 15e siècle, les Montfort-Laval mettent eux-même en place une stratégie de localisation du mythe de Judicaël sur leur territoire.

Pierre Le Baud a toute sa vie été fidèle aux ducs de Bretagne et à la famille des Montfort-Laval 6. Premier historiographe de la Bretagne à l’initiative de Jeanne de Laval puis d’Anne de Bretagne, il est un acteur influent de cette stratégie.

Sa Compillation des cronicques et ystoires des Bretons est dédiée à Jean de Châteaugiron, seigneur de Derval (44), ainsi qu’à son épouse Hélène de Laval. Dans la seconde version des Cronicques, datée de 1498-1505, Le Baud met en relief l’Histoire du roi saint Judicaël qu’il attribue à un hagiographe du nom d’Ingomar. Dans le même ouvrage, il localise la légende du lépreux aidé par Judicaël, sur le bord du Meu, à proximité de Montfort 7. —  LE BAUD, Pierre, Histoire de Bretagne avec les chroniques des maisons de Vitré et de Laval, Paris, Chez Gervais Alliot, 1638, Voir en ligne. p. 87 —


Bibliographie

BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, DÉPARTEMENT DES MANUSCRITS, FRANÇAIS 22322, Recueil d’extraits pour servir à l’histoire de Bretagne. (IXe-XVIIe siècle), Manuscrit, 1601-1700, sans date, Voir en ligne.

CHÉDEVILLE, André et GUILLOTEL, Hubert, La Bretagne des saints et des rois Ve-Xe siècle, Rennes, Editions Ouest-France, 1984.

CHÉDEVILLE, André et TONNERRE, Noël-Yves, La Bretagne féodale, XIe-XIIIe siècle, Rennes, Editions Ouest-France, 1987.

LA BORDERIE, Arthur le Moyne de, Histoire de Bretagne, Vol. 1, Rééd. 1975, Mayenne, Joseph Floch, 1905.

GERVY, abbé Louis, « Un grand pèlerinage et un charmant pays (2) », Revue de Bretagne, Vol. 38, 1907, p. 276-293, Voir en ligne.

GUILLOTIN DE CORSON, abbé Amédée, Pouillé Historique de l’archevêché de Rennes, Vol. 2, Rennes, Fougeray éditeur, 1891, Voir en ligne.

LECOY DE LA MARCHE, Albert, Le roi René, sa vie, son administration, ses travaux artistiques et littéraires : d’après les documents inédits des archives de France et d’Italie, Vol. 2, Paris, Firmin-Didot frères, fils et Cie, 1875, Voir en ligne.

LOBINEAU, Dom Guy-Alexis, Les vies des saints de Bretagne et des personnes d’une éminente piété qui ont vécu dans la même province, avec une addition à l’Histoire de Bretagne, Rennes, La Compagnie des imprimeurs-libraires, 1725, Voir en ligne.

MORICE, Dom Pierre-Hyacinthe, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne : composée sur les auteurs et les titres originaux, Vol. 15, Guingamp, Benjamin-Jollivet, 1836, Voir en ligne.

TAILLANDIER, Dom Charles, Histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Vol. 2, Paris, Imprimerie Delaguette, 1756, Voir en ligne.


↑ 1 • Giquel est un diminutif de Judicaël.

↑ 2 • Cette restauration de l’abbaye précède celle de la réforme des génovéfains de 1649.

↑ 3 • Ils sont aussi accompagnés d’un lambel à trois pendants qui est en héraldique un signe de juveigneurie.

↑ 4 • François II accède au duché en 1458 après la mort de ses cousins François Ier et Pierre II et de son oncle Arthur III, connétable de Richemont.

↑ 5 • Marguerite de Foix ou Marguerite de Bretagne

↑ 6 • Pierre Le Baud est notamment l’aumônier de Guy XV de Laval avant de devenir celui d’Anne de Bretagne.

↑ 7 • Il est à noter que c’est sous sa plume qu’à la même époque, Onenne, sœur de Judicaël dans la vitae Judicaelis datée du 11e siècle, devient la sainte de Tréhorenteuc. —  LE BAUD, Pierre, « Cronicques des Roys, Ducs et Princes de Bretaigne Armoricaine », in Histoire de Bretagne avec les chroniques des maisons de Vitré et de Laval, Paris, Chez Gervais Alliot, 1638. p. 81 —